Mars 2011, le plus grave accident nucléaire de l’histoire se produit à Fukushima. Un an après, la fondation GoodPlanet propose une série de points de vue sur le nucléaire. Bertrand Barré, ingénieur spécialiste du sujet, estime que la catastrophe de Fukushima ne signe pas l’arrêt de l’énergie atomique mais entraîne juste un retard de deux années dans le développement de cette énergie. A suivre cette semaines, d’autres points de vue sur les conséquences de cette catastrophe.
Feue la Renaissance du nucléaire ?
Pendant deux décennies, de 1986 à 2005, la croissance de l’énergie nucléaire dans le monde a été faible et surtout localisée en Asie (Japon, Corée du Sud, Chine et Inde). Ces dernières années, en revanche, on parlait beaucoup de « renaissance » du nucléaire, même si le terme n’était pas dépourvu d’ambiguïtés. D’abord, pour renaître, il faut commencer par mourir, ce qui n’était pas le cas du nucléaire qui fournissait en 2005 16% de l’électricité mondiale soit 6% de l’énergie primaire consommée dans le monde. Ensuite, la renaissance ne se traduisait pas par une augmentation de cette contribution : du fait des deux décennies précédentes, on arrêtait chaque année plus d’anciens réacteurs touchés par la limite d’âge qu’on ne mettait en service de nouveaux réacteurs.
Mais renaissance il y avait dans les politiques énergétiques. De nombreux pays non dotés de centrales nucléaires étudiaient sérieusement l’introduction de cette source d’énergie dans leur bouquet futur, souvent en demandant officiellement à cet effet l’aide de l’Agence internationale de l’énergie atomique de Vienne, l’AIEA. Il était en particulier significatif de voir de nombreux pays producteurs de pétrole amorcer cette démarche, encore inconcevable au tournant du siècle. Renaissance, aussi, des constructions de réacteurs après de nombreuses années de « vaches maigres ». En 2005, 27 GWe étaient en construction à travers le monde, alors que ce chiffre atteignait 63 GWe fin 2010, encore loin du pic de 1978 (plus de 220 GWe) mais en progrès très sensible.
Une combinaison de facteurs explique ce retour en grâce : volatilité des prix des hydrocarbures sur le marché international, crainte du « peak oil », fort besoin de sécurité d’approvisionnement, le tout dominé par la prise de conscience de la menace que la combustion massive de pétrole, de charbon et de gaz fait peser sur l’équilibre climatique de la planète. Très faibles émetteurs de gaz à effet de serre, nucléaire et renouvelables semblaient incontournables. Disons aussi que 25 ans sans accident commençaient à estomper le souvenir de Tchernobyl.
L’accident de Fukushima.
Le 11 mars 2011, un séisme monstrueux suivi d’un puissant tsunami dévastait la côte nord-est de Honshu, l’île principale de l’archipel japonais, y faisant 20 000 morts et disparus, que l’on oublie un peu trop. Le tsunami a aussi déclenché un accident grave dans quatre des six tranches de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi. Dans le monde entier, les écrans de télévision ont montré l’explosion d’hydrogène dans les réacteurs 1, 3 et 4, indices de fusion des cœurs, et nous avons pu suivre en direct ou presque les efforts des équipes d’intervention pour limiter au maximum les conséquences du désastre et reprendre le contrôle du site. Neuf mois plus tard, les réacteurs étaient déclarés en arrêt froid, mais les travaux de décontamination vont encore prendre de nombreuses années. Si l’on ne déplore pas de mort par irradiation, plus de 100 000 personnes ont été évacuées, et les premiers retours ne sont prévus qu’au printemps 2012.
Au Japon même, au-delà des quatre réacteurs détruits il est trop tôt pour savoir combien des 14 réacteurs situés sur la zone dévastée (plus deux autres arrêtés par décision gouvernementale) seront autorisés à redémarrer. Les 38 autres, non concernés par le séisme sont presque tous arrêtés aujourd’hui par épuisement naturel de leur combustible. Ils redémarreront presque certainement, mais quand ? Face à cette perte progressive de 30% de son électricité, le Japon réagit par des restrictions, volontaires ou obligatoires, et un appel massif au gaz naturel liquéfié.
Les réactions internationales.
Une réaction quasi unanime des pays dotés de centrales nucléaires a été de lancer très tôt après l’accident des études complémentaires de sûreté, ECS, appelées souvent « stress tests » dans l’Union Européenne, pour vérifier comment était prise en compte la robustesse de leurs installations nucléaires face à des agressions naturelles dépassant le niveau qui avait servi au dimensionnement de ces installations, et déterminer au cas par cas les renforcements éventuellement nécessaires. La plupart de ces ECS ont, depuis, été soumises au verdict des Autorités de Sûreté Nucléaires de chaque pays. Entre les pays membres de l’Union Européenne, ces verdicts nationaux feront, en plus, l’objet de validations croisées.
Parallèlement à ces réactions qu’on pourrait qualifier de techniques, les réactions politiques ont été extrêmement variées d’un pays à l’autre.
C’est l’Allemagne qui a réagi le plus tôt et le plus brutalement. Rappelons que dès 1998 la coalition Verts-SPD au pouvoir avait décidé la sortie progressive de l’énergie nucléaire, sortie entérinée par une loi votée en fin 2001 qui fixait à 2021 la fermeture définitive du dernier réacteur nucléaire allemand. Cependant, le gouvernement actuel, sous l’autorité de Mme Merkel, avait en septembre 2010 repoussé cette sortie d’une dizaine d’années au moins. Dix jours après Fukushima, et juste avant des élections régionales, le gouvernement a changé de position et décidé l’arrêt immédiat – mais temporaire – des sept plus vieux réacteurs allemands. Ayant perdu ces élections, la coalition au pouvoir a décidé en mai que cet arrêt était définitif et elle est revenue à la politique de sortie définitive, en 2022 cette fois. Ce simple retour au statu quo ante a fait l’objet d’une spectaculaire couverture politico-médiatique en France occultant presque complètement le caractère unique de cette décision allemande.
Si l’Allemagne a été seule à décider l’arrêt immédiat de réacteurs en fonctionnement (et en parfait état de marche), quelques autres pays ont eu des réactions négatives à l’accident de Fukushima, mais moins brutales.
L’Italie avait pris en 1987, après l’accident de Tchernobyl, une décision analogue d’arrêt immédiat de tout son programme nucléaire, évidemment plus modeste que le programme allemand. Mais ces dernières années, dans l’ambiance de retour en grâce du nucléaire évoquée plus haut, le gouvernement de M. Berlusconi se préparait sérieusement à une renaissance (au vrai sens du terme) du nucléaire en Italie, fondée notamment sur des accords étroits entre EDF et ENEL. Un referendum de juin 2011 a renvoyé cette renaissance aux calendes grecques.
La Suisse avait adopté jusqu’en 2003 un moratoire sur toute nouvelle construction de réacteur nucléaire, mais après plusieurs « votations » favorables le moratoire était levé et trois nouveaux projets étaient à différents stades d’approbation en 2010. Après Fukushima, le Conseil Fédéral a d’abord annulé ces projets et annoncé la sortie du nucléaire en 2034, quand le dernier réacteur suisse atteindra sa limite d’âge. Depuis, cette annonce a été un peu amendée et n’apparaît plus vraiment irrévocable.
Depuis 2003, la Belgique a décidé de limiter à 40 ans la durée de vie de ses sept réacteurs et de n’en pas construire d’autres. Ici encore, une extension de durée de vie qui paraissait acquise en 2010 semble maintenant exclue.
Enfin, Taiwan qui a six réacteurs en fonctionnement et deux autres presque achevés a décidé qu’il n’y aurait plus d’autres réacteurs nucléaires sur l’île.
Japon, Allemagne, Italie, Suisse, Belgique et Taiwan : la liste est close. Tous les autres pays qui ont des réacteurs en marche ou en construction, voire des projets fermes comme la Pologne, ont décidé de poursuivre leur programme, en procédant en tant que de besoins aux renforcements décidés suite aux ECS.
« Et la France ? » me direz-vous. Justement, je n’en dirai rien. L’accident de Fukushima a fait du nucléaire en France un enjeu de la campagne électorale. Les positions des divers candidats à cet égard sont connues, mais pas le résultat des élections… Des stricts points de vue technique et économique, la France n’a aucune raison d’arrêter prématurément ses centrales nucléaires dont l’état de sûreté est mis au meilleur niveau tous les dix ans à l’occasion des « visites décennales » sous l’œil vigilant de l’Autorité de Sûreté Nucléaire, ni d’interrompre la construction de l’EPR de Flamanville, dont la sûreté et la robustesse sont encore meilleures et dont les frères devraient assurer le moment venu le renouvellement du parc actuel.
Un dernier mot sur les Etats-Unis qui viennent de lancer la construction de deux réacteurs, ce qui n’était plus arrivé depuis 1974. Beaucoup des autres projets américains sont retardés, mais Fukushima n’y est pour rien : c’est le développement phénoménal, et tout récent, de la production de gaz de schiste à bas prix qui obère la compétitivité du nucléaire sur ce continent.
Les projections « post-Fukushima ».
Après cette description factuelle, il est temps d’oser un pronostic. Fukushima a un impact important au Japon, et c’est bien naturel. Il a aussi un impact indiscutable sur certains programmes en Europe de l’Ouest. Mais ce n’est pas dans ces pays que se joue l’avenir du nucléaire : il se joue dans les grandes économies émergentes hors OCDE : Chine, Russie, Inde, Brésil, Afrique du Sud, etc. Et dans ces pays, l’accident de Fukushima ne semble pas avoir un impact significatif.
Au plan mondial, mon évaluation actuelle est que l’accident de Fukushima aura provoqué une pause d’environ deux ans dans la croissance de l’énergie nucléaire. La production attendue naguère pour 2030 ne sera sans doute atteinte qu’en 2032. C’est aussi à peu près ce que prévoit l’AIEA dans ses projections de fin 2011. C’est un glissement, ce n’est pas un collapsus. La raison en est que les facteurs qui ont déclenché la « renaissance » en 2005 sont toujours bien présents. En 2011, les prix du pétrole ont connu une envolée qui dépasse, a dollar constant, le maximum précédent qui datait du deuxième choc pétrolier, en 1980. la dépendance de l’Europe vis-à-vis du gaz russe et du pétrole du Moyen Orient ne fait que croître, de même que croissent les émissions mondiales de CO2 alors qu’elles devraient amorcer leur décroissance si on veut les avoir divisées par deux en 2050.
Dans son dernier World Energy Outlook, l’Agence internationale de l’énergie AIE introduit, à côté de son scénario « new policies » qui vise à stabiliser la concentration atmosphérique de CO2 à 450 parties par million (ppm), ce qui limiterait à 2°C le réchauffement global au cours du 21è siècle, un scénario « low nuclear » qui verrait la proportion d’électricité nucléaire dans le monde descendre de 14% en 2010 à 10% en 2035. Ceci déclencherait un âge d’or pour le gaz (pour le plus grand bien des exportateurs, dont la Russie) mais rendrait inaccessible l’objectif des 450 ppm et creuserait encore le fossé entre l’Europe et les grandes économies émergentes qui « ne donnent aucun signe de ralentir leurs programmes nucléaires ». Personnellement, vous l’aurez vu, je ne crois pas à ce scénario pessimiste. D’aucuns trouveront le mien trop optimiste, mais ses conséquences en seraient bien meilleures et pour le développement et pour l’environnement.
Conséquences de l’accident de Fukushima sur les programmes nucléaires dans le monde.
Texte – courtoisie de l’auteur
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