Les agrocarburants, une menace pour le Sud ?

Bien au-delà du simple clivage gauche-droite, les agrocarburants n’en finissent pas de diviser politiques, économistes et ONG. Il y a les pour, emmenés par l’étrange attelage américano-brésilien Lula-Bush, et la coalition des contre, qui regroupe beaucoup d’ONG, inquiètes des effets de cette diversification agricole à la fois sur la déforestation (surtout en Indonésie) et sur la hausse des prix alimentaires mondiaux. Rapporteur spécial à l’ONU pour le droit à l’alimentation, Jean Ziegler fait clairement partie du camp des opposants. Interview.

Libération : Jeudi, vous allez défendre devant l’Assemblée générale des Nations unies l’idée d’un moratoire sur les agrocarburants pendant cinq ans. Pourquoi ?

Jean Ziegler : Parce qu’il faut éviter une catastrophe. Je vous donne quelques chiffres qui datent de 2006, mais qui sont probablement identiques aujourd’hui : 100 000 personnes meurent de la faim ou de ses suites immédiates tous les jours ; toutes les cinq secondes, un enfant de moins de 10 ans meurt de faim ; 854 millions de personnes à travers le monde souffrent de malnutrition. Sachant cela, si le plan de Lula et de Bush sur les agrocarburants se matérialise, ce sont 26 millions d’hectares de terres vivrières qui seront affectées à la production de bioéthanol et de biodiesel.

La faim va augmenter de façon effroyable. Pour faire un plein de 50 litres avec du bioéthanol, il faut brûler 232 kg de maïs. Avec ça, un enfant zambien ou mexicain vit une année. Pour toutes ces raisons, je demande que le transfert de cultures vivrières vers des cultures industrielles d’agrocarburants soit interdit pendant au moins cinq ans par les Nations unies.

Pourquoi cinq ans ?

JZ : Dans ce délai, la science va progresser et il sera possible d’utiliser des déchets agricoles ou les parties non utiles de la plante pour faire rouler les voitures. Mercedes a déjà un programme avancé, qui consiste à planter de la jatropha, un buisson poussant sur des terres arides et qui n’entre pas en compétition avec des plantes alimentaires.

Vous n’êtes donc pas totalement contre les agrocarburants…

JZ : Il ne faut pas être dogmatique, c’est vrai que le problème du changement climatique est grave et légitime. L’une des difficultés majeures qui occupent les Etats est d’éviter une augmentation des émissions de CO2 dans l’atmosphère. Les centaines de millions de voitures, de camions, bus, polluent l’air que nous respirons d’une façon de plus en plus angoissante.

Pour lutter contre la détérioration du climat, substituer des carburants verts aux carburants fossiles ne suffit pas.

JZ: Vous avez raison, la fabrication de bioéthanol soulève d’autres problèmes que la seule sûreté alimentaire de millions d’individus. C’est un agrobusiness qui brasse des milliards de dollars, réservés à de grands groupes industriels. L’énergie finale est peut-être plus propre, mais quand on analyse le cycle de vie du biocarburant, pour le fabriquer, il faut tellement d’eau et d’énergie que les avantages s’amenuisent. Il existe de nombreuses autres critiques vis-à-vis de ces agrocarburants, mais je me concentre sur ce qui est absolument catastrophique, qui menace une partie de l’humanité et qui est déjà en marche.

C’est-à-dire ?

JZ : Le prix du blé au niveau mondial a doublé en quelques mois, celui du maïs au Mexique a plus que quadruplé en deux ans. Le prix de la nourriture, de la terre augmentent de façon extraordinaire, et donc l’expulsion des paysans s’accélère.

Au Brésil, il existe une véritable opposition entre le Mouvement des travailleurs agricoles sans terres et le gouvernement Lula. Ce qui est plutôt pathétique puisque Lula a été l’un des fondateurs de ce mouvement. Les «sans-terre» l’accusent de ne pas respecter le droit à l’alimentation, tandis que lui justifie son engouement pour les agrocarburants par la nécessité de réduire la dette, en faisant rentrer des devises.

Et puis 38 des 53 pays africains doivent importer de la nourriture pour combler leur déficit alimentaire structurel. L’année dernière, le Burkina Faso a importé 230 000 tonnes de denrées alimentaires. Si les prix de l’alimentation continuent d’exploser, comme c’est le cas maintenant, ces pays ne pourront pas acheter le nécessaire. Des millions de personnes vont mourir. Pendant ce temps, les Occidentaux roulent dans leurs voitures.

La semaine dernière, en Afrique, Lula a exhorté les pays africains à se lancer dans la production de biocarburants. Qu’en pensez-vous ?

JZ : Je pense que le président Lula se trompe gravement de stratégie.

Pensez-vous obtenir la majorité aux Nations unies ?

JZ : La conscience que la faim n’est pas une fatalité augmente. En Occident, la société civile se mobilise de plus en plus contre les sociétés multinationales qui dominent une large part de la production et de la distribution des aliments. Il faut que les gens sachent qu’une opposition aux agrocarburants existe et qu’ils doivent l’appuyer. Chacun est responsable de tout, devant tous. Pendant le temps de cet entretien, des dizaines d’enfants sont morts. La responsabilité de chacun est engagée devant ce crime contre l’humanité.

Laure NOUALHAT, Libération, lundi 22 octobre 2007

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