L’azote, constituant de base des protéines animales et végétales, est un élément essentiel à toute forme de vie. Mais comme toute bonne chose, il est parfois possible d’en abuser: d’après de récentes études, le surplus d’azote issu de l’activité humaine (agriculture, production d’électricité, transports) commence à dérégler le cycle de l’azote naturel. On observe par conséquent de nombreux effets néfastes qui vont de la perte de fertilité du sol à l’apparition d’algacées toxiques (Vitousek et al. 1997:2; Jordan et al. 1996:665; Asner et al. 1997:232).
Jusqu’à présent, l’accès des végétaux et des animaux à l’azote était relativement restreint. En effet, bien que ce soit le constituant majoritaire de l’atmosphère, les végétaux ne peuvent métaboliser l’azote tel quel: il doit d’abord être transformé ou fixé en ammonium ou en nitrates.
Dans la nature, seules certaines bactéries et algues (et, dans une certaine mesure, la foudre) ont la capacité de fixer l’azote présent dans l’air; les végétaux n’ont donc accès qu’à de petites quantités. D’autres bactéries peuvent en revanche transformer les nitrates en matière morte, qui est à nouveau relâchée dans l’atmosphère. Par conséquence, dans les écosystèmes fonctionnels, l’azote est un bien précieux et un nutriment disponible en quantités limitées.
Cette situation a considérablement changé au cours des dernières décennies. La quantité d’azote disponible à l’absorption pour les végétaux a plus que doublé depuis les années 1940, principalement à cause de l’utilisation massive d’engrais, la combustion des énergies fossiles ou encore l’augmentation des défrichements et de la déforestation. En d’autres termes, la production totale annuelle d’azote fixé provient majoritairement de la main de l’homme, responsable d’environ 210 millions de tonnes par an, tandis que les cycles naturels n’en produisent que 140 millions de tonnes (Vitousek et al. 1997:5-6).
Cette surcharge d’azote perturbe profondément le cycle naturel des nutriments, notamment dans les milieux où cohabitent cultures intensives et utilisation d’énergies fossiles. En Europe du nord, par exemple, les forêts absorbent dix fois la quantité normale d’azote atmosphérique (Pearce 1997:10), et les fleuves côtiers du nord des États-Unis et d’Europe reçoivent jusqu’à vingt fois la quantité naturelle d’azote issue de l’air ou de l’agriculture (Vitousek et al. 1997:10). Les quantités de nitrates dans les lacs norvégiens ont doublé en dix ans (Vitousek et al. 1997:10).
Cependant, bien que la plupart des problèmes liés à l’azote se situent en Amérique du nord et en Europe, l’excédent d’azote représente une menace mondiale, vu que l’utilisation d’engrais et de combustibles fossiles ne cesse de croître dans les pays en développement. À vrai dire, les dépôts mondiaux d’azote pourraient doubler dans les 25 prochaines années si l’agriculture et la consommation d’énergies continuent à s’intensifier (Asner et al. 1997:228).
Les conséquences de cet excédent d’azote touchent tous les écosystèmes et menacent la qualité de l’air et de l’eau ainsi que l’équilibre des milieux aquatiques et terrestres. Les systèmes naturels sont capables d’absorber une petite quantité d’azote supplémentaire à travers l’augmentation de la masse végétale (c’est le cas d’un potager lorsque l’on utilise des engrais). Les dépôts d’azote dans certaines forêts ravagées par l’homme en Amérique du nord et en Europe semblent avoir accéléré ce phénomène. Mais l’équilibre naturel ne peut absorber qu’une quantité limitée d’azote sans être perturbé: dans les écosystèmes terrestres, une saturation en azote peut mener à un changement de la chimie du sol, entraînant la fuite d’autres nutriments tels que le calcium, la magnésium ou le potassium, voire une perte de fertilité (Vitousek et al. 1997:7-9).
[…] Si les écosystèmes terrestres sont exposés à un tel excédent d’azote, ce sont surtout les milieux aquatiques, notamment les fleuves, lacs et estuaires côtiers, qui ont le plus souffert jusqu’à présent. C’est là que se déversent les surplus de nutriments à travers les eaux de ruissellement ou les eaux usées, qu’elles soient traitées ou non (les eaux usées ont une très forte teneur en azote provenant des protéines de l’alimentation humaine). Dans ces milieux, l’apport en azote stimule généralement la prolifération des algues et d’autres végétaux; mais lorsque ces végétaux meurent et se décomposent, ils privent les autres organismes aquatiques de l’oxygène présent dans l’eau.
Ce processus de fertilisation excessive, l’eutrophisation, est l’une des plus grandes menaces actuelles pesant sur les milieux aquatiques, notamment dans les estuaires côtiers ou dans les eaux littorales, où se reproduisent la plupart des poissons et des fruits de mer commercialisés (Vitousek et al. 1997:11; Diaz et al. 1995:245). Les mers partiellement fermées, telles que la mer Baltique, la mer Noire ou la Méditerranée, ont été durement affectées par l’eutrophisation résultant de l’azote. Une importante zone morte, où la productivité est considérablement réduite, s’est également développée à l’embouchure du Mississippi dans le Golfe du Mexique, suite aux ruissellements agricoles riches en nutriments azotés (Warrick 1997:A1). Parmi les aspects les plus inquiétants de cette attaque contre l’écosystème aquatique figure la prolifération des algacées toxiques, qui peuvent être très dangereuses pour les poissons, les oiseaux et les mammifères marins (Anderson 1994:62-68).
[…] Pour limiter cette surcharge en azote, il faut agir sur différents fronts: le rendement accru des engrais semble être une solution prometteuse. L’agriculture est de loin la principale source d’azote produit par l’homme, à hauteur de 86% (Jordan et al. 1996:665).
Jusqu’aux années 1950, l’utilisation d’engrais était assez limitée, mais elle s’est largement répandue depuis. En réalité, la moitié de la production totale d’engrais, tous temps confondus, a été utilisée depuis 1984 (Socci 1997). Le problème réside dans le fait que sur une tonne d’engrais déversée sur des cultures, la moitié ne sera jamais absorbée par les végétaux, finissant dans l’air ou dans les cours d’eau (Vitousek et al. 1997:13). Ces pertes pourraient être considérablement réduites si l’application d’engrais était mieux ciblée en termes de quantités, d’espace et de temps.
La réduction des émissions d’azotes provenant des combustibles fossiles est tout aussi importante et peut bénéficier des mêmes stratégies utilisées contre les émissions de dioxyde de carbone. L’accent doit être mis notamment sur le rendement énergétique, une orientation progressive vers des sources propres et l’utilisation de technologies à faible émission d’azote dans les usines et les véhicules.
D’autres stratégies sont à prendre en compte, comme la restauration des zones humides, qui piègent naturellement l’excès d’azote avant que celui-ci n’atteigne les écosystèmes aquatiques.
Toutefois, ces démarches ne sont ni faciles ni évidentes, et il paraît peu probable que l’attention se porte sur la menace de l’azote tant que la situation n’est pas élevée au rang de risque mondial.
Contrairement aux risques d’un réchauffement climatique dû à l’accumulation des gaz à effet de serre dans l’atmosphère, désormais très répandus, le risque des émissions d’azote trop importantes passe pour le moment inaperçu, et ce bien qu’il soit aussi présent et difficile à traiter qu’une réduction des émissions de gaz à effet de serre.
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