Pourquoi le nucléaire ne peut pas être une source d’énergie importante

[…]

Dans son livre The revenge of Gaia (La revanche de Gaïa) paru cette année, James Lovelock, qui est à l’origine de la « Gaia Hypothesis » (selon laquelle la Terre est une entité vivante qui s’autorégule pour créer un environnement favorable à ses habitants), défend l’idée que le changement climatique représente une menace imminente d’une telle ampleur qu’en comparaison, les risques associés au nucléaire sont minimes. Il n’y aurait, selon lui, plus d’alternative à son utilisation généralisée. L’énergie atomique constituerait la seule option à grande échelle, réalisable et pratique. Il faudrait la mettre en place sans attendre. Il balaie vigoureusement l’idée que l’expansion du nucléaire puisse être empêchée faute de matière première. Il s’exprime ainsi:

« Il circule une autre idée fausse selon laquelle les quantités d’uranium disponibles dans le monde ne permettent pas d’assurer la production d’énergie au-delà de quelques années. Il est vrai que si le monde entier décidait de n’utiliser que l’uranium comme combustible, les réserves de minerai directement extractible seraient vite épuisées. En revanche, il y a pléthore de minerais à faible teneur en uranium: le granite, par exemple, contient la plupart du temps assez d’uranium pour donner une quantité de combustible cinq fois supérieure à celle engendrée par une masse équivalente de charbon. L’Inde se prépare déjà à exploiter ses abondantes ressources de thorium que l’on peut utiliser à la place de l’uranium.  » (1)

Lovelock ajoute que l’on peut également avoir recours au plutonium accumulé dans les réacteurs qui sont sur le point d’être mis hors service. Il aurait pu aussi citer une autre source potentielle d’uranium: l’eau de mer. Donc, si l’on classe les soi-disant alternatives au minerai d’uranium dans l’ordre, cela donne en premier lieu le granite, puis les surgénérateurs fonctionnant grâce (a) au plutonium et (b) au thorium; et enfin l’eau de mer.

1. Granite

On l’a vu plus haut, la quantité d’uranium contenue dans le granite est inférieure à 200 parties par million (0,02 %), ce qui disqualifie le granite comme source d’énergie atomique. En effet, cette quantité de minerai fournirait une quantité d’énergie inférieure à celle nécessaire pour l’extraire du granite – très inférieure dans le cas d’autres minerais qui en contiennent encore moins. Pourtant Lovelock montre une telle insistance et une telle confiance sur ce point que cela vaut la peine d’y revenir.

Storm van Leeuwen, fondant ses calculs sur les travaux qu’il a publiés en commun avec Smith sur l’extraction de l’uranium du granite, s’est demandé quelle quantité de granite serait nécessaire pour fournir à un réacteur nucléaire d’1 GW les 160 tonnes d’uranium naturel requises pour produire de l’électricité pendant un an. Le granite ordinaire contient environ 4 grammes d’uranium par tonne, soit 4 parties par million. Pour obtenir un an d’uranium, il faut 40 millions de tonnes de ce granite. On peut donc, selon l’idée de Lovelock, utiliser le granite pour alimenter un réacteur, mais il y a des « hic ». D’abord les déchets de granite, si on les empilait proprement, s’élèveraient à 100 mètres de hauteur, sur 100 mètres de large et 3 kilomètres de long. Ensuite, le processus d’extraction nécessiterait une énergie totale de 530 PJ (1 pétajoule = 1.000.000 milliards de joules) pour que le réacteur fournisse 26 PJ d’électricité. Autrement dit, cela consommerait 20 fois plus d’énergie que ça n’en produirait. (2)

2. Surgénérateurs

(a) Plutonium

On peut comprendre la proposition de Lovelock de faire fonctionner les centrales du futur au plutonium de deux façons. Soit il propose que l’on fasse tourner les réacteurs au plutonium selon le système conventionnel en utilisant des réacteurs à eau légère. Ce qui est possible mais pas à grande échelle. Le plutonium n’existe pas dans la nature; il résulte de l’uranium usé déchargé des réacteurs. Si l’on n’utilise plus d’uranium, on ne produira plus de plutonium. La quantité de plutonium disponible dans le monde permettrait d’alimenter environ 80 réacteurs. C’est déjà à peine réaliste, mais il existe deux autres possibilités théoriques qui sont, elles, franchement irréalistes. La première, c’est que le plutonium destiné à l’armement soit converti en combustible pour alimenter 60 réacteurs supplémentaires; la deuxième, que l’on parvienne à retraiter tout le combustible usé rejeté par toutes les centrales du monde (malgré le fait que les techniques de retraitement soient pour l’instant inopérantes) et à l’utiliser comme combustible pour les réacteurs du futur. Cela permettrait de faire tourner 600 réacteurs – portant le total à 740 tournant au seul plutonium. (3)

Seulement, puisque l’idée est d’être réaliste, concentrons-nous sur ce qui peut effectivement être fait et soyons aussi fidèles que possible à ce que Lovelock semble suggérer: avec le plutonium dont nous disposons effectivement, on pourrait construire 80 réacteurs à travers le monde.

En fin de vie des réacteurs (disons 24 ans à plein rendement), le plutonium sera épuisé, même si la dernière génération de réacteurs conventionnels à uranium apporte une petite rallonge. Tous les réacteurs finiront par être hors service sans espoir de remplacement puisque l’uranium sera, lui aussi, épuisé. Voilà qui ne semble pas d’un très grand secours. Il est donc plus sensé de supposer que c’est la seconde possibilité que Lovelock a en tête: les réacteurs au plutonium seraient des surgénérateurs conçus pour fournir non seulement l’électricité du présent, mais aussi le plutonium de l’avenir.

Sur le principe, les surgénérateurs sont une technologie très attrayante. Le minerai d’uranium pur ne contient que 0,7% d’isotope utile – celui qui est fissile et qui produit de l’énergie – l’uranium-235. L’uranium naturel est en fait majoritairement constitué d’uranium-238, qui ne sert à rien et dont il faut se débarrasser. Les déchets radioactifs qui posent tant de problème sont une mixture impressionnante essentiellement composée d’uranium-238. Néanmoins, ce dernier a aussi la caractéristique d’être fertile. Lorsqu’on le bombarde de neutrons provenant d’un combustible de démarrage tel que l’uranium-235 ou le plutonium-239, il est capable d’absorber un neutron et d’éjecter un électron, pour devenir du plutonium-239. Autrement dit, le plutonium-239 peut être utilisé comme combustible de démarrage pour produire du plutonium-239, et ce plus ou moins à l’infini. D’où l’idée selon laquelle l’énergie atomique sera un jour « trop économique pour être mesurée », comme dirait Claude Levi-Strauss.

Mais ce n’est pas si simple. C’est même une technologie très complexe qui comprend trois opérations: régénération, retraitement et transformation en combustible, qui doivent se faire de façon concomitante et sans anicroche.

D’abord, la régénération convertit l’uranium-238 en plutonium-239, mais cela produit aussi du plutonium-241, de l’americium, du curium, du rhodium, du technetium, du palladium et beaucoup d’autres. Ce mélange a tendance à encrasser et rouiller les installations. Il y a en principe des moyens de contourner ces problèmes, mais, jusqu’à présent, on n’a jamais réussi à faire tourner une opération de ce type à échelle industrielle. (4)

Ensuite, le retraitement. Il faut séparer le plutonium-239 du mélange issu du processus de régénération. Particulièrement radioactif, ce mélange a tendance à dégrader le solvant, le phosphate de tributyle. Là encore, des composants insolubles se forment et encrassent les installations. On risque une accumulation du plutonium en une masse critique susceptible de déclencher une explosion nucléaire. Le mélange chauffe et lâche des gaz radioactifs. Des quantités importantes de plutonium et d’uranium sont perdues sous forme de déchets. De même que pour l’opération de régénération, ce processus de retraitement n’a jamais fonctionné à échelle industrielle.

Troisième étape, transformer le plutonium ainsi récupéré en combustible. Comme le mélange émet un fort rayonnement gamma et alpha, tout le processus de transformation de la matière en pastilles que l’on peut réinsérer dans le réacteur doit se faire par télécommande. Cette étape n’est pas non plus au point à échelle industrielle.

Il s’ensuit donc que le cycle surgénérateur dans son entier, constitué de 3 processus qui n’ont jamais donné les résultats escomptés, n’a lui-même jamais fonctionné. Il existe 3 surgénérateurs dans le monde: Beloyarsk-3 en Russie, Monju au Japon et Super-Phénix en France. Monju et Super-Phénix sont hors service depuis longtemps. Beloyarsk est toujours en activité, mais reste stérile. Mais voyons les choses du bon côté. Supposons qu’après 30 ans de recherches et de développement intensifs, le secteur mondial du nucléaire recycle tout le plutonium issu de réacteurs existants, le transforme en pastilles de combustible et l’insère dans des surgénérateurs neufs au nombre de 80, plus quelques autres peut-être, pour absorber une partie du plutonium produit par les réacteurs conventionnels en activité. Ils commencent à tourner en 2035. Malheureusement, le processus n’est pas particulièrement rapide. Au bout de 40 ans, chaque surgénérateur aura produit assez de plutonium pour se relancer et en lancer un nouveau. D’ici 2075, le parc ne se monterait qu’à 160 surgénérateurs en activité, car les réacteurs conventionnels fonctionnant à l’uranium-235 seront d’ici là à court de combustible. (5)

L’impasse sûreté/coût

La complexité des mécanismes de défense en profondeur contre les accidents nous mène dans une impasse.

La conception même des surgénérateurs souffre d’un syndrome systémique. Les conséquences d’un éventuel accident seraient si graves qu’il faut presque en éliminer la possibilité en toutes circonstances. D’où la mise en place de systèmes de défense en profondeur extrêmement complexes qui impliquent des installations suffisamment vastes pour permettre des économies d’échelle. Sans cela, l’entreprise coûterait trop cher. Malheureusement, selon tous les critères de conception acceptables, il est impossible de construire un dôme de confinement assez grand et assez robuste pour résister à un accident grave. On prévoit donc des systèmes de défense en profondeur encore plus complexes, ce qui les rend eux-mêmes plus susceptibles de déficiences que le mécanisme qu’ils protègent.

C’est ainsi qu’une étude pour l’industrie du nucléaire japonais en vient à conclure: « un surgénérateur qui réussit à fonctionner à échelle industrielle doit remplir trois conditions: accomplir la régénération, ne pas coûter cher et être sûr. Si la conception est bonne, l’une ou deux de ces conditions peuvent être remplies. Mais il semble que selon les lois de la physique, il soit impossible de remplir les trois conditions en même temps ». (6)

(b) Thorium

On peut aussi utiliser du thorium pour créer du combustible. Le thorium est un métal présent dans la plupart des roches et des sols; certains minerais contiennent jusqu’à 10% d’oxyde de thorium. L’isotope qui nous intéresse est le thorium-232 légèrement radioactif. Sa demi-vie est trois fois plus longue que celle de la terre, il ne constitue donc pas une source brute d’énergie, mais on peut l’utiliser comme point de départ pour créer un combustible nucléaire efficace. Voici comment on procède:

• On irradie le thorium-232, grâce à un combustible de démarrage, par exemple du plutonium-239. Modérément fertile, le thorium-232 absorbe un neutron et se transmute en thorium 233.

• Ce thorium-233 a une demi-vie de 22,2 minutes et se désintègre en protactinium-233.

• Lequel protactinium-233, dont la demi-vie est de 27 jours, se désintègre à son tour en uranium-233.

• L’uranium-233 fissile peut servir de combustible, mais aussi de source de démarrage pour irradier une couverture de thorium-232, perpétuant tout le cycle à l’infini. (7)

Seulement, comme c’est souvent le cas en matière de nucléaire, ce n’est pas si simple que ça. Les trois opérations nécessaires à la production de plutonium posent déjà, on l’a vu, de sérieux problèmes. Le thorium, avec ses quatre opérations, en pose encore plus. L’uranium-233 que l’on obtient en bout de chaîne est contaminé par de l’uranium-232 et du thorium-228 hautement radioactif, lesquels émettent tous deux des neutrons, réduisant son efficacité en tant que combustible. Autre désavantage, on peut l’utiliser dans les armes nucléaires. La demi-vie relativement longue du protactinium-233 (27 jours) pose des problèmes dans le réacteur, à cause des quantités substantielles qui y subsistent parfois pendant un an. Certains réacteurs – dont Kakrapar-1 et -2 en Inde – ont atteint leur rendement maximal en fonctionnant au thorium. Si le nucléaire doit se penser à très long terme, il se pourrait bien que le thorium soit la solution. Néanmoins une fois de plus, on est encore loin de pouvoir assurer le cycle thorium complet à échelle industrielle. (8)

Dans le futur proche, sa contribution sera minime, parce qu’il faut une source de neutrons pour enclencher le cycle. On pourrait avoir recours au plutonium mais (a) les stocks sont limités, (b) ceux qui existent (particulièrement si l’on fait ce que Lovelock nous presse de faire) vont avoir beaucoup de travail s’ils doivent alimenter les réacteurs conventionnels et/ou les surgénérateurs comme on vient de le voir. Et (c) il est préférable, quand on a le choix, de ne pas mélanger plutonium-239 et uranium-233 – un mélange imprévisible et potentiellement très dangereux. Il faudrait donc que les réacteurs au thorium génèrent leur propre combustible de démarrage à partir de l’uranium-233. L’ennui, c’est que l’uranium-233 n’existe quasiment pas à l’état naturel. Il faut le fabriquer à partir de plutonium-239 pour lancer un réacteur. Il faudra 40 ans pour générer assez d’uranium-233 pour remplacer le combustible du premier réacteur et en lancer un second. Comme dans le cas des surgénérateurs, on estime à 30 ans le délai nécessaire avant que le processus puisse fonctionner industriellement, avec ensuite 40 ans de surgénération. Résultat, en 2075, nous aurions seulement deux réacteurs au thorium en activité. (9)

3. L’eau de mer

La concentration en uranium de l’eau de mer est d’environ 30 parties par milliard. Les défenseurs du nucléaire ont raison de dire que si l’on pouvait s’en servir, nous serions en principe à l’abri du besoin énergétique pendant longtemps. On sait précisément comment extraire ces infimes quantités et les concentrer pour en faire de l’oxyde d’uranium. D’abord, on attire les ions d’uranium grâce à des dispositifs statiques d’adsorption faits à partir d’un matériau adéquat, comme l’hydroxyde de titane, et de polymères ayant les propriétés nécessaires. Ces lits d’adsorption sont suspendus dans la mer, formant un réseau sur des kilomètres de distance, là où le courant permet de faire circuler l’eau au travers. Cette eau doit avoir une température d’au moins 20 °C. Puis, on les sort de l’eau et on les rapporte à terre où ils sont tout d’abord débarrassés des matières organiques. Ensuite, on passe à la « désorption », c’est-à-dire l’extraction des ions d’uranium. La solution ainsi récoltée doit alors être purifiée des autres composants accumulés en concentration bien plus élevée que les ions d’uranium. De là, on concentre la solution avant d’utiliser un solvant pour extraire l’uranium. Enfin, on concentre et purifie l’uranium en un yellow cake d’oxyde d’uranium, qui est alors prêt pour le processus habituel d’enrichissement. (10)

L’opération est énorme et consomme beaucoup d’énergie. Il faut compter approximativement 2 km3 d’eau de mer pour extraire la quantité d’uranium nécessaire à la fabrication d’une tonne de combustible prêt à l’emploi dans le réacteur. Le fonctionnement d’un réacteur d’1 GW nécessite 160 t d’uranium naturel par an, il faut donc traiter quelque 324 km3 d’eau de mer par réacteur – soit 32.000 km3 pour faire tourner un parc de 100 réacteurs à plein rendement pendant un an. (11)

Quel est donc l’équilibre énergétique de l’opération? On admet généralement qu’une tonne d’uranium, insérée dans un réacteur à eau légère, produit à peu près 162 TJ (1 térajoule = 1.000 milliards de joules) auquel il faut soustraire environ 60 à 90 TJ nécessaires au reste du cycle – enrichissement, fabrication du combustible, traitement des déchets, mise hors service et démantèlement du réacteur – ce qui donne une quantité nette d’électricité de 70 à 90 TJ. L’énergie nécessaire pour produire à partir de l’eau de mer l’uranium prêt à l’emploi de ce cycle, est de l’ordre de 195 à 250 TJ. Autrement dit, l’opération consomme trois fois plus d’énergie qu’elle ne permet d’en produire.

Références

1. Lovelock (2006), p 103.

2. e.g. S. Huwyler, L. Rybach et M. Taube (1975), Extraction of uranium and thorium and other metals from granite (Extraction de l’uranium, du thorium et d’autres métaux du granite), EIR-289, Technical Communications 123, Eidgenossische Technische Hochschule, Zurich, Septembre, traduit en anglais par Los Alamos Scientific Laboratory, LA-TR-77-42, 1977). Cité et débattu dans Storm van Leeuwen (2006), Uranium Resources and Nuclear Energy (Ressources en uranium et énergie nucléaire), Appendix E, in WSL/IPCC.

3. Storm van Leeuwen (2006), Breeders (surgénérateurs), Appendix C, in WSL/IPCC.

4. Ibid.

5. Ibid.

6. Lawrence M. Lidsky and Marvin M. Miller (1998), Nuclear Power and Energy Security: A Revised Strategy for Japan (Énergie nucléaire et sécurité: une nouvelle stratégie pour le Japon), www.nautilus.org/archives/papers/energy/LidskyPARES.pdf

7. Uranium Information Council (2004), Briefing Paper 67, Thorium, www.uic.com.au/nip67.htm

8. Ibid.

9. Storm van Leeuwen (2006), Breeders (Surgénérateurs), Appendix C, in WSL/IPCC.

10. Storm van Leeuwen (2006), Uranium from Seawater (Uranium à partir de l’eau de mer), Appendix E2, in WSL/IPCC.

11. Ibid.

Why nuclear power cannot be a major energy source

David Fleming

Avril 2006

http://www.theleaneconomyconnection.net

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