Jean-Jacques FRESKO
Pierre Rabhi, vous utilisez quand à vous le terme d’ « humanité hors sol ». Pouvez-vous nous parler de votre expérience ?
Pierre RABHI
Nous devons comprendre que l’agriculture intensive, par l’utilisation de pesticides en grande quantité, détériore les sols, pollue l’eau, fait disparaître la biodiversité domestique et le patrimoine vital de l’homme accumulé depuis des siècles. Nous nous dirigeons tout droit vers des périodes de pénuries alimentaires et de famines.
Il se trouve que les gens du tiers-monde ont pris le train en route. Nous avons été sommés de nous mettre à jour d’une évolution à laquelle rien ne nous préparait. Une grande partie de l’humanité adopte le mode de production des pays développés par mimétisme, sans en percevoir ses dangers. En réalité, le modèle n’est absolument pas reconductible. La disparition des réserves pétrolières nous conduit d’ailleurs à penser que nous sommes arrivés au bout d’une logique.
Jean-Jacques FRESKO
Le phénomène que vous décrivez n’est ni plus ni moins que la mondialisation.
Pierre RABHI
La question est de savoir pourquoi la dualité est devenue un modèle d’organisation. En réalité, c’est l’antagonisme qui conduit à la mondialisation. L’éducation que nous donnons à nos enfants est mue par les principes de la compétitivité, de la compétition. Nous ne devons pas nous étonner que cette politique nous conduise à la situation actuelle.
On me qualifie souvent de philosophe. Il faut savoir que je suis arrivé à l’écologie par l’agriculture.
J’ai tenté de comprendre les mécanismes profonds de la terre. J’ai souhaité vivre un réel retour à la terre, vivre sobrement et en auto suffisance. La gestion de mon domaine dans les Cévennes ardéchoises a été animée de ces principes. J’ai ainsi vécu 13 ans sans électricité, sans eau, sans techniques modernes. J’ai découvert à travers cette expérience que l’humanité avait créé une rupture radicale entre les activités qui lui permettent de se nourrir et les principes essentiels de la nature.
La lecture du Printemps silencieux, de Rachel Carson, scientifique chargée par le gouvernement américain de se pencher sur les effets des insecticides sur l’environnement, a eu l’effet d’un déclic pour moi. Le constat de cette étude est désastreux : la chaîne de la vie tout entière apparaît comme étant dégradée. J’ai alors décidé de changer radicalement d’orientation.
Mon projet était davantage un projet de vie qu’un projet économique. La beauté du lieu dans lequel je me suis installé a d’ailleurs été un critère déterminant. Pour moi, l’écologie ne concerne pas simplement les problématiques environnementales, les problématiques de la biosphère, mais le cosmos tout entier. En réalité, nous « sommes » écologie. En effet, les substances que nous dispersons sur le sol se retrouvent tôt ou tard dans notre corps, dans nos cellules. Du reste, le mot humanité renvoie aux mots humus et humilité.
Jean-Jacques FRESKO
Vous avez par la suite été conseiller du Président du Burkina Faso et avez, si je ne m’abuse, apporté la preuve que l’agriculture biologique pouvait nourrir le monde.
Pierre RABHI
Absolument. Le petit lopin d’Ardèche que j’ai cultivé m’a permis de m’universaliser, de me connecter dans le temps et dans l’espace au monde entier. Je me suis alors posé la question de la «transmissabilité» de mon expérience. J’ai réalisé que le Sud avait été pris au piège de la modernité, qu’il y était connecté via les engrais chimiques et les pesticides.
Par ailleurs, le Sud est particulièrement marqué par les catastrophes écologiques, par la disparition de la biodiversité animale et végétale, par la désertification. Avant toute chose, l’homme doit pouvoir manger à sa faim ; or un nombre trop important d’être humains ne disposent pas même du minimum vital.
Fort de ce constat, j’ai souhaité former les paysans du tiers-monde aux techniques de l’agro-écologie, inspirées de ma pratique et des expérimentations menées en laboratoire, pour les aider à se nourrir et à régénérer leur environnement. Je me suis rendu au Burkina Faso en 1981 à la demande du gouvernement.
Jean-Jacques FRESKO
Combien de paysans ont-il adopté ce mode de production aujourd’hui ?
Pierre RABHI
Nous avons débuté avec 900 paysans. Nous avons monté un laboratoire sur place ; aujourd’hui, 100.000 paysans pratiquent la fertilisation organique et, de fait, sont libérés de la tutelle de l’industrie chimique et des organisations internationales.
Pierre RABHI (et Nicolas Hulot, débat est animé par Jean-Jacques Fresko, Rédacteur en chef de Terre Sauvage).
Université de la Terre – Rencontre organisée par Nature et Découverte, en partenariat avec le magazine Les Echos – Novembre 2005
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