De la même façon que les passagers d’un navire se dirigeant à toute allure vers un iceberg pourraient perdre du temps à vouloir réarranger la disposition des chaises longues, on pourrait reprocher à ceux d’entre nous qui défendent la Responsabilité sociale et environnementale des Entreprises de trop s’attarder à manier les subtilités du langage utilisé pour décrire notre travail. Et ce alors qu’un changement climatique rapide, des pandémies et d’autres phénomènes d’une ampleur considérable planent, silencieux mais menaçants, au-dessus de nos têtes. Mais il existe un phénomène connu depuis longtemps par des peuples comme les Inuits et qui s’exprime à travers la multitude de mots qui, dans leur langue, désigne la glace et la neige: le langage est un outil puissant pour donner forme à la pensée, et peut-être même influer sur les chances de survie de notre espèce.
L’année prochaine marque le vingtième anniversaire du rapport Brundtland publié par la Commission des Nations unies, véritable référence en la matière. À cette occasion, les dirigeants de la planète devront justifier de vingt ans de progrès qui auront ou n’auront pas eu lieu en termes de développement durable. Aussi est-il peut-être temps de se demander si le langage de la Responsabilité sociale et environnementale des Entreprises (RSE) nous a empêchés de voir les risques qui menacent la planète et la civilisation.
Le fait même que des termes liés à la RSE soient aujourd’hui largement utilisés signifie que nous avons accompli des progrès considérables pour attirer l’attention des milieux d’affaires. Cependant, la façon dont ces termes façonnent les débats pourrait conduire les entreprises à s’interroger sur des problèmes qui leur feraient perdre de vue les véritables enjeux — Un peu comme quelqu’un, dans son igloo, qui s’efforcerait d’empêcher sa lampe à graisse de phoque de fumer alors que la glace est en train de fondre sous ses pieds.
Certes, il est vrai que certains dirigeants mondiaux tentent de nous aider à attirer l’attention sur le sujet; pensez par exemple au nouveau film d’Al Gore, ou au chef du parti conservateur du Royaume Uni volant au secours des glaciers en fonte. Toutefois, nous pensons qu’il est temps de renouveler notre vocabulaire.
L’attention croissante accordée à la Responsabilité sociale des entreprises risque-t-elle de nous détourner d’enjeux économiques majeurs? C’est ce souci qui guide les efforts de notre collègue, Geoff Lye, vice-président de SustainAbility, qui insiste sur la nécessité de penser plutôt en termes de Responsabilité économique des entreprises.
En avant toute !
Depuis que nous avons inventé le terme « triple bottom line » en 1994 pour désigner la volonté grandissante de la société de voir les entreprises établir un équilibre entre l’économie, l’environnement et le social, nous avons assisté à un déplacement rapide de préoccupations courantes telles que la sécurité, la santé et l’environnement vers un ensemble plus large de préoccupations sociales dont la pauvreté, le respect des droits de l’homme et la biodiversité. Il nous est récemment apparu que l’aspect économique, pour lequel nous pensions que le bon sens du secteur privé permettrait plus facilement de progresser, est en fait mal compris par nombre de ceux qui définissent les lignes de conduite des entreprises et les politiques publiques.
Les questions économiques ont été pendant longtemps les parents pauvres au sein du débat sur la responsabilité des entreprises. Pendant de longues années, on les a assimilées aux questions financières et on a estimé qu’elles étaient convenablement traitées. Toutefois, lorsque des sujets comme le commerce équitable, les prix équitables et les salaires équitables sont apparus de plus en plus fréquemment à la une des journaux, il est devenu évident que les questions économiques étaient étonnamment mal comprises par la plupart des entreprises et constituaient un aspect trop restreint de leur programme de responsabilité.
Si l’on y regarde de plus près, il est clair que certains d’entre nous ont été obsédés par l’iceberg le plus proche au point de perdre de vue la banquise — sans parler des plaques mouvantes sous jacentes à la réalité économique.
Comment, par exemple, allier la lutte contre la corruption au respect des droits de l’Homme et à la biodiversité? La responsabilité économique ne se limite pas à la responsabilité financière des entreprises, qui sont tenues de consigner les chiffres sur l’emploi ainsi que leurs dettes dans leur dernier rapport de responsabilité des entreprises. La dimension économique de la politique de durabilité doit comprendre la responsabilité, l’accessibilité, la diversité et l’équité. C’est ce qui constitue la « responsabilité économique des entreprises ».
[…]
Nous pensons que ces nouveaux angles d’approche de l’économie pourraient hisser la politique de responsabilité des entreprises à un autre niveau. Nous devons nous réjouir des avancées que nous avons observées en matière de responsabilité des entreprises, et applaudir les cas probants de « bonnes pratiques ». Cependant, sous sa forme actuelle, le mouvement n’est pas encore à la hauteur d‘enjeux mondiaux tels que la lutte contre la pauvreté ou le changement climatique.
Les transferts de pouvoir du secteur public vers le secteur privé, ainsi que le mouvement d’ouverture et de globalisation des marchés, qui doit encore se poursuivre, engendrent de nouvelles obligations et responsabilités. La diversité économique, la responsabilité et l’équité ne peuvent pas être déléguées à des gestionnaires des affaires publiques et à des spécialistes de la responsabilité des entreprises. Ces questions touchent le cœur du modèle d’entreprise d’une compagnie et remettent en question la vision traditionnelle du développement et de l’investissement. Finalement, elles touchent le cœur du modèle économique d’une société.
Ceux qui sont à la barre des « sociétés superpétrolières » ne doivent pas fermer les yeux sur les milliards de personnes qui vivent dans la pauvreté et à qui l’on refuse l’accès à l’eau potable, aux soins médicaux et à l’énergie.
De grands navigateurs comme Muhammad Yunus, fondateur de la Grameen Bank et C. K. Pralahad, auteur de The Fortune at the Bottom of the Pyramid, sont en train de nous indiquer de nouvelles voies. Et ceux qui tiennent le gouvernail devraient voir la masse silencieuse des milliards de personnes luttant pour maintenir la tête hors de l’eau, non pas comme de simples niches dans le marché – bien qu’ils le deviendront certainement – mais comme une communauté mondiale en situation critique aux besoins de laquelle il faut répondre si l’on veut donner au capitalisme du XXIe siècle une chance de survie.
It’s the Economics, Stupid? Has the corporate-responsibility movement lost sight of the big picture?
John ELKINGTON et Mark LEE
9 mai 2006
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