« J’ai ri longtemps des problèmes de conscience des physiciens parce que j’étais biologiste à l’Institut Pasteur. En créant et en proposant des remèdes, je travaillais toujours avec bonne conscience alors que les physiciens avaient pu verser du côté des armes, de la violence et de la guerre. Or, maintenant, je vois bien que la vague démographique du Tiers-Monde n’aurait pu se former sans notre intervention. Je me pose donc autant de problèmes que s’en posaient les physiciens pour la bombe atomique. La bombe démographique sera peut-être plus dangereuse. » (Entretiens de Bruno Latour avec Michel Serres, Flammarion, Paris, 1995)
C’est dans ces termes, rapportés par le philosophe Michel Serres, que l’un des fondateurs de la biologie moléculaire, Jacques Monod, exprimait ses problèmes de conscience peu avant sa mort, en 1976. À l’époque, l’explosion démographique – radicalement nouvelle – faisait très peur.
Aux États-Unis, l’écologue Paul Ehrlich avait assimilé en 1968, dans La bombe P, la croissance foudroyante de la population humaine à un cancer. « Un cancer est une multiplication incontrôlée de cellules, écrivait-il. L’explosion de la population est une multiplication incontrôlée de personnes. Ne traiter que les symptômes du cancer peut améliorer l’état de la personne au début, mais elle finira par mourir – et souvent de façon horrible.
« Un destin similaire attend un monde soumis à une explosion de la population si, poursuivait Paul Ehrlich, seuls les symptômes sont traités. Il nous faut donc déplacer nos efforts depuis le traitement des symptômes du cancer vers sa suppression.
Cette opération nécessitera de nombreuses décisions en apparence brutales et sans pitié. La douleur sera peut-être vive. Mais la maladie est si avancée que seule une chirurgie radicale peut donner au patient une chance de survivre. » (Paul Ehrlich. The population Bomb, Ballantine Books, New York, 1971)
C’est dans ce climat d’inquiétude, voire d’angoisse que des dizaines de pays lanceront des politiques de planification familiale. Et l’opinion publique internationale considérera d’un œil plutôt complaisant les politiques coercitives de contrôle des naissances en Asie. En Inde, dame de fer avant l’heure, Indira Gandhi tentera de – mais échouera à – brider par la force la natalité – et les canaux démocratiques avec – au milieu des années 1970.
En pouvant se permettre de museler les médias et les droits humains sans crainte des prochaines élections, les dirigeants chinois enclencheront dans la foulée – avec succès cette fois – leur politique de l’enfant unique.
Mais durant les années 1980, et plus encore 1990, le spectre de la bombe P s’efface. De même que les alertes du Club de Rome, laissant le champ libre au combat pour la prospérité dans un contexte de mondialisation. De plus en plus perçue comme un problème de liberté des femmes et de moins en moins comme une condition du décollage économique, la baisse de la natalité finit même par être évincée des priorités de l’agenda international du développement.
Question de style
De fait, il devient très inconfortable aux ressortissants des pays riches, qui pompent l’essentiel des ressources, de dénoncer le « cancer » démographique des pays pauvres: il est en effet désormais bien établi que ce ne sont pas les masses déshéritées et fécondes des pays pauvres qui mettent en péril la poursuite de l’aventure humaine, mais bien le style de vie intenable – non durable – des populations les plus riches, auquel de plus en plus de monde aspire et accède.
La Chine, qui a réussi à contenir sa démographie pour propulser son économie, envoie de ce fait au monde un signal très clair: le mode de développement qui lui sert de modèle est tout sauf durable. Certes, son impact par personne n’atteint de très loin pas encore celui des États-Unis, ni même celui de l’Union européenne, mais sa population est si grande qu’elle exporte déjà dans le monde entier des problèmes écologiques colossaux.
Dans ce monde riche que rejoint une partie de la Chine, les difficultés humaines et sociales sont nouvelles. La proportion de personnes âgées non actives augmente et les modes de vie déséquilibrés provoquent une épidémie d’obésité coûteuse en qualité de vie… et en frais médicaux.
Et pendant ce temps, la croissance démographique « oubliée » poursuit son envol: elle restera massive durant le prochain demi-siècle.
Or, il y a de très fortes raisons, ne serait-ce qu’humanitaires, à la sortir des oubliettes. Chaque année, plus de 500.000 femmes décèdent des suites d’une grossesse. En Afrique, la probabilité qu’une femme meure d’une grossesse est de un sur seize (elle est de un sur 4.000 dans les pays développés). Quant aux bébés, eux aussi souffrent de mères épuisées par des grossesses pléthoriques.
Or, même si ces populations ne menacent pas les équilibres globaux, elles butent sur le manque d’eau, les limites de la production agricole, surtout dans les zones arides, et les difficultés pour des gouvernements exsangues d’investir dans de nouvelles écoles, la santé, l’emploi, etc.
Libertés
Au cœur de sa vision du monde, Amartya Sen place les libertés humaines, à la fois fondement et finalité du développement. (Amartya Sen. Un nouveau modèle économique, Odile Jacob, Paris, 1999.) Partout sur Terre, une plus grande liberté des femmes conduit à une diminution de la natalité. Mais quelles libertés aideront l’humanité entière – femmes et hommes confondus dans un même intérêt – à faire usage de ses facultés de penser et d’agir pour inventer un développement, radicalement nouveau, apte à faire de la place aux 2,5 milliards d’individus qui s’ajouteront à la population totale actuelle d’ici 2050?
La Revue Durable n° 24
mars-avril-mai 2007, p. 19
http://www.larevuedurable.com/
Avec l’aimable autorisation du journal.
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