Les supermarchés se font soudainement concurrence pour se mettre au vert. Peut-on leur faire confiance ?
On se tape la tête contre la porte jusqu’à se demander si c’est bien une porte quand, soudain, elle s’ouvre et on se retrouve à flotter dans l’espace. La conversion des supermarchés à l’écologie est stupéfiante, merveilleuse, déconcertante. Mais si Tesco et Walmart sont devenus des amis de la Terre, lui reste-t-il des ennemis ?
C’étaient les plus arrogants des géants du marché. Ils ont écrasé leurs fournisseurs, leurs concurrents et même les autorités de réglementation. Ils ont dévasté les économies locales, éreinté les fermiers, forcé leurs prestataires à baisser les salaires, balayé les plaintes avec l’arrogance de ceux qui se savent intouchables. Pour eux, il ne semblait y avoir aucune autre loi que celle du marché, aucun endroit assez précieux pour être préservé, aucun coût qu’ils ne puissent faire supporter par d’autres.
En tant qu’écologistes, nous nous sommes fait une image du monde que l’expérience venait sans cesse confirmer. Les grandes entreprises détruisent l’environnement. Elles sont les ennemies de la société. Plus elles grossissent, moins la démocratie et les consommateurs ont de prise sur elles. La politique d’échelle leur permet d’intimider les gouvernements, de mettre les normes à mal, de remodeler le monde à leur convenance.
Nous reconnaissons aussi qu’il s’agit d’un processus dialectique. Si les affaires se font à l’échelle mondiale, les campagnes contre elles le sont également. En améliorant les communications internationales et en s’assurant que nous parlons tous leur langue, les entreprises nous ont donné des moyens de les combattre plus efficacement.
Cependant personne ou presque ne pensait que le changement arriverait si vite. Tout au long des années 80 et 90, ils nous ont superbement ignorés. Puis de virulentes campagnes contre les « sweatshops » (ateliers de misère) aux États-Unis et en Europe ont fini par faire rompre les rangs à certains grands magasins de vêtements et de sport. Peu de temps après, les sociétés du secteur de l’énergie ont commencé à annoncer de gros investissements dans les énergies renouvelables (malheureusement, sans « désinvestir » de manière équivalente dans le carburant fossile). Néanmoins les supermarchés sont allés plus vite que tous les autres. C’est en partie grâce aux militants écologistes (voyez comme les patrons de chaîne passent leur temps à vérifier les noms des groupes de pression écologistes); malgré cela, cette conversion subite nous laisse pantois.
Pour ceux d’entre nous qui ont rejeté l’idée de la responsabilité sociétale des entreprises, il est embarrassant que certaines d’entre elles se targuent maintenant d’adopter des normes rigoureuses qu’aucun gouvernement n’oserait leur imposer. Marks and Spencer, par exemple, s’est engagé à devenir neutre en carbone, à cesser d’alimenter les décharges d’ici 2012 et à ne plus stocker aucun poisson, bois ou papier en provenance de sources d’exploitation non-durables (1). Tesco s’est engagé à poser des étiquettes « carbone » sur tous ses produits (2). Walmart déclare à présent que tous ses magasins aux États-Unis vont fonctionner entièrement grâce aux énergies renouvelables (3).
Ces normes sont plus strictes que celles que le gouvernement britannique a adoptées. Marks and Spencer s’est engagé à n’utiliser les compensations « carbone » (c’est-à-dire payer d’autres personnes pour réduire leurs émissions à leur place) qu’en dernier recours (4). Le gouvernement les utilise en premier recours (5). Est-il donc vrai, comme l’affirment les néolibéraux, que le marché est plus à même de changer le monde que les gouvernements?
Si c’est le cas, c’est autant un échec de la démocratie qu’une réussite du marché. Retenus par des forces à la fois réelles et imaginaires, les hommes et les femmes politiques n’ont pas su faire face à la crise de l’environnement, tout comme ils n’ont pas su résoudre les problèmes d’inégalité, défier le pouvoir de la Maison Blanche, des barons des médias, des grandes entreprises et des banques. Le choix entre deux marques concurrentes de margarine semble désormais avoir plus de sens que le choix entre le Parti travailliste et les Conservateurs.
Il faut également reconnaître que l’effet Walmart est bien réel. Lorsqu’une entreprise aussi énorme change d’orientation, les conséquences se font sentir partout dans le monde. Une seule décision positive du Léviathan résonne plus loin qu’un millier de décisions de ses petits concurrents.
Pourtant, ceux d’entre nous qui se battent pour l’environnement et contre les grandes entreprises peuvent encore servir à quelque chose. On peut se réjouir de beaucoup de choses dans ces annonces et se méfier d’autant. Tesco, par exemple, a pris des engagements audacieux qu’il finira peut-être par devoir tenir. Pour le moment, ils sont truffés de contradictions et de feintes.
Dans son discours de jeudi, le PDG de l’entreprise, Sir Terry Leahy, a évoqué les nouvelles techniques de réfrigération sophistiquées que Tesco compte utiliser, ce qui doit permettre à la chaîne de réduire sa consommation de gaz ayant une influence sur le climat, les hydrofluorocarbures (6). Or à aucun moment il n’a mentionné cette technologie écologique qu’on appelle « une porte ». Comment peut-on prétendre qu’un magasin où les réfrigérateurs et les congélateurs n’ont pas de porte va fonctionner de manière écologique?
L’attaché de presse de Tesco n’a pas su me dire si les économies d’énergie que l’entreprise a promises (50% par mètre carré d’ici 2010) feront l’objet d’un contrôle indépendant (7). Si ce n’est pas le cas, les promesses ne servent à rien – l’entreprise peut prétendre n’importe quoi si aucune instance extérieure ne lui demande de comptes.
Leahy a annoncé qu’il répondrait à l’une des principales revendications des groupes écologistes en réduisant les distances parcourues par les produits Tesco, particulièrement au niveau aérien. Il compte également transférer une partie du transport routier (il n’a pas dit combien) au transport ferroviaire. Par contre, il n’a rien proposé qui réduise les trajets des clients. Au Royaume-Uni, les courses sont à l’origine de 20% des trajets en voiture et de 12% de la distance parcourue (8). En fermant les magasins hors des villes pour les remplacer par des entrepôts et un service de livraison, les chaînes de supermarchés pourraient réduire à la fois le coût énergétique de leurs bâtiments et (selon des chiffres émanant du gouvernement) réduire de 70% la circulation automobile due aux courses (9).
Aujourd’hui la Commission de la Concurrence va publier les premiers résultats de son enquête sur l’hégémonie des grandes chaînes sur le marché.
L’un des sujets de son enquête est la « banque de terrains » constitué par Tesco – un énorme portefeuille de sites que la chaîne garde en réserve en attendant d’obtenir le permis de construire. Une bonne partie de ces sites se situe hors des villes. Si Tesco s’y implante, il va attirer encore plus de voitures sur les routes. Faire ses courses en dehors de la ville est incompatible avec l’idée de durabilité.
C’est peut-être tout simplement le problème des entreprises de cette taille. Walmart et Tesco peuvent changer le monde d’un coup de crayon, mais s’il y a une décision qu’ils ne prendront pas volontairement, c’est de relâcher leur emprise sur les économies locales. Il sera toujours plus difficile aux petites entreprises de travailler avec un géant international qu’avec le boulanger ou le boucher du coin. L’économie de Tesco va continuer de privilégier le gros prestataire éloigné au détriment du fournisseur local. Qu’advient-il du sentiment communautaire que les petits magasins indépendants contribuent à entretenir et qui encourage les gens à se lier d’amitié avec leurs voisins? Si les « love miles » (distance à parcourir pour aller voir ceux qu’on aime) sont le facteur de changement climatique le plus difficile à éliminer, il faut commencer tout de suite à cultiver le plus possible l’esprit communautaire.
Reste que la plus grosse contradiction n’a suscité aucun commentaire, que ce soit de la part des chaînes ou de nombre de leurs critiques. Selon Terry Leahy, “Le mouvement écologiste doit devenir un mouvement de consommation écologique de masse.” (10) Mais alors qu’en est-il d’une consommation réduite? C’est bien la seule chose que les supermarchés ne peuvent pas nous vendre. À mesure que l’on atteindra les limites des progrès possibles, leur croissance finira par distancer toutes leurs réductions en matière d’énergie. Le problème ne se réduit pas à Tesco: les autres options économiques du mouvement vert ne sont pas encore assez convaincantes.
Les grands magasins se font concurrence pour nous convaincre qu’ils sont plus verts que leurs rivaux. Voilà qui devrait nous réjouir. Mais nous avons toujours besoin de gouvernements, et de militants.
Références:
1. Marks & Spencer, 15 janvier 2007. Plan A.
http://www2.marksandspencer.com/thecompany/plana/index.shtml
2. M. Terry Leahy, 18 janvier 2007. Épicier vert ? Tesco, le carbone et le consommateur (Green Grocer? Tesco, Carbon and the Consumer). Texte du discours que Tesco m’a envoyé.
3. Jonathan Birchell, 22 janvier 2007. Le soleil se lève sur la politique énergétique de Wal-Mart (Sun Rises over Wal-Mart’s Power Policy). Financial Times.
4. Marks & Spencer, 15 janvier 2007. Marks & Spencer lance le « Plan A » – un éco-plan de 220M£ (Marks & Spencer launches “Plan A”- £200m ‘eco-plan’)
http://www2.marksandspencer.com/thecompany/mediacentre/pressreleases/2007/com2007-1-15-00.shtml
5. Voir Ministère Britannique du Commerce et de l’Industrie, juillet 2006. Le défi énergétique – Analyse de l’Énergie, pp. 13 & 51 (The Energy Challenge – Energy Review, pp 13 & 51). http://www.dti.gov.uk/files/file31890.pdf
6. M. Terry Leahy, ibid.
7. Trevor Datson, 19 janvier 2007.
8. Ministère Britannique des Transports, 2005. Bulletin statistique des transports, section 7, tableau 7.2.
http://www.dft.gov.uk/stellent/groups/dft_transstats/documents/page/dft_transstats_039338.pdf
9. S. Cairns et al., 2004. Les courses à domicile. Chapitre sur les transports et la qualité de vie, p 324. Rapport au ministère britannique des transports. Université Robert Gordon et Eco-Logica Londres, R.-U.
http://www.dft.gov.uk/stellent/groups/dft_susttravel/documents/page/dft_susttravel_029756.pdf
10. M. Terry Leahy, ibid.
The New Friends Of the Earth
George MONBIOT
23 janvier 2007
© George Monbiot
Ecrire un commentaire