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L’autre économie du carbone

Pour la célèbre militante de l’écologie et de l’altermondialisme, Vandana Shiva, le carbone n’est pas forcément un résidu néfaste de l’activité industrielle. C’est aussi l’élément à la base de la vie, présent dans tous les êtres vivants. Mais savoir en profiter, c’est changer radicalement notre société.

Nos contemporains semblent faire preuve d’un esprit toujours plus réducteur. On parle en effet de plus en plus de « l’économie du carbone » en ces temps de changement climatique et quand on parle de « zéro carbone », c’est comme s’il n’existait que sous forme fossile sous nos pieds. Mais c’est oublier que la cellulose des plantes, l’humus du sol et les forêts sont avant tout du carbone. Le carbone présent dans le sol et dans la végétation est du carbone vivant. Il participe au cycle de la vie.

Le problème n’est pas le carbone en soi. Le problème, c’est l’utilisation croissante que nous faisons du carbone fossile sous forme de charbon, de pétrole et de gaz. Or si les plantes sont une ressource renouvelable, ce n’est pas le cas des combustibles fossiles. […]

Notre dépendance à l’égard du carbone à travers les combustibles fossiles nous a éloignés du cycle naturel du carbone renouvelable et notre réflexion s’est fossilisée autour du carbone fossile.

Les combustibles fossiles sont au cœur de l’agriculture industrielle. Ils servent à faire marcher les tracteurs et autres machines gourmandes en carburant et à pomper l’eau nécessaire à l’irrigation lorsque les agriculteurs ont recours aux intrants chimiques et à la mécanisation. L’agriculture industrielle a besoin de dix fois plus d’énergie pour produire des denrées alimentaires que l’agriculture écologique.

Selon le Rapport Stern, établi pour le compte du gouvernement britannique, l’agriculture serait responsable de 14% des émissions de gaz à effet de serre. Mais ce qu’il omet de préciser, c’est qu’en plus de ces 14 %, l’agriculture industrielle et mondialisée est aussi responsable de 18 % des émissions dues à la reconversion des sols (c’est-à-dire lorsque les forêts tropicales sont rasées pour planter des cultures à la place). Au total, ce sont donc 32 % des émissions de gaz à effet de serre qui viennent d’un mode de production, de distribution et de stockage industriel des denrées alimentaires.

A l’inverse, une agriculture écologique à petite échelle et biodiversifiée permettrait de réduire de moitié ou presque ces émissions, tout en améliorant la biodiversité, la qualité du sol et de l’eau, les revenus des agriculteurs, ainsi que la qualité – y compris nutritionnelle – de notre alimentation, le tout en œuvrant pour la liberté et la démocratie. Mais au lieu de mettre l’accent sur des solutions réalistes, le Rapport Stern fait la part belle à cette pseudo-solution que sont les échanges de permis d’émissions, ce qui ne change strictement rien pour les grands groupes de l’agrochimie et de l’agro-industrie qui sont les premiers bénéficiaires d’une agriculture industrielle et mondialisée. […]

Nous avons donc besoin d’une alternative au système qui prévaut. L’agriculture biologique et biodiversifiée ainsi que les circuits courts sont les garants de notre sécurité en période de turbulences climatiques, ils permettent de produire en plus grande quantité une nourriture de meilleure qualité et sont générateurs de revenus.

Notre système industriel de production de nourriture à l’échelle mondiale repose sur le pétrole ; les systèmes biologiques et locaux, eux, s’appuient sur la terre. Le premier est synonyme de gâchis et de pollution ; le second ne produit que ce qui est nécessaire et respecte la nature. Un système industrialisé ne connaît que les monocultures quand des systèmes durables jouent sur la diversité. Plus nous irons vers une agriculture vivante sur un sol vivant, plus nous atténuerons les effets du changement climatique et nous y adapterons. […]

La biodiversité est la véritable alternative au carbone fossile. Tous les produits issus de l’industrie pétrochimique possèdent leur équivalent dans la biodiversité. Tandis que le changement climatique et le pic pétrolier rendent l’agriculture biodiversifiée incontournable si l’on veut aller vers une économie post-industrielle, le modèle industriel reste quant à lui la référence dans la plupart des sociétés. Cela est dû au fait que l’industrialisation, à savoir le passage d’une économie biodiversifiée reposant sur les cycles du carbone renouvelable à une économie liée aux combustibles fossiles, donc non-renouvelables, est devenue un instrument de mesure du progrès humain. Les leaders économiques et les hommes politiques aspirent à se désintoxiquer du pétrole sans chercher à se désaccoutumer de l’industrialisation comme mesure du développement humain. Ils appellent de leurs vœux un monde post-pétrole, mais n’ont pas le courage d’envisager un monde post-industriel. Résultat : ils se cramponnent aux infrastructures d’une économie gourmande en énergie et en combustibles fossiles et tentent de la faire fonctionner grâce aux ersatz que sont les biocarburants et l’énergie nucléaire ; celle-ci est à présent estampillée « énergie propre » et la production – en aucun cas soutenable – de biodiesel et de bioéthanol est accueillie à bras ouverts comme une alternative « verte ».

La société de consommation se leurre et leurre la planète entière, prisonnière qu’elle est du modèle industriel et oublieuse des capacités que possède la biodiversité à satisfaire les besoins des hommes et à leur fournir de bonnes conditions de vie. Celles-ci, dans l’idéologie consumériste, sont synonymes de production et de consommation, un modèle qui a été rendu possible grâce aux combustibles fossiles. Et nous nous y raccrochons sans même prendre conscience qu’en l’espace d’un demi-siècle seulement, nous en sommes devenus dépendants et que si nous continuons à suivre ce mode de vie non-soutenable pendant encore cinquante ans, ce sont des millions d’espèces qui risquent d’être rayées de la carte et les conditions mêmes de la survie de notre espèce qui sont menacées.

Le carbone renouvelable et la biodiversité redéfinissent la notion de progrès. Ils redéfinissent le développement, ce que signifient être « développé », « en développement » et « sous-développé ». Etre « développé » selon la logique des énergies fossiles, c’est industrialiser : industrialiser la nourriture et l’habillement, l’habitat et la mobilité sans se soucier du coût social des déplacements de populations ni du coût écologique de la pollution de l’atmosphère et du dérèglement climatique. Et être « sous-développé », toujours selon la même logique, c’est, pour nos denrées alimentaires et nos vêtements ainsi que pour l’habitat et la mobilité, se servir de systèmes non-industriels qui ne font pas appel aux combustibles fossiles.

A l’inverse, selon la logique de la biodiversité, être « développé », c’est pouvoir préserver des niches écologiques pour d’autres espèces, pour tous les êtres humains et pour les générations futures. Etre « sous-développé », c’est s’emparer des niches écologiques d’autres espèces ou d’autres communautés, polluer l’atmosphère et mettre la planète en danger.

Une évolution dans notre conception du progrès et du bien-être est essentielle si l’on veut avancer vers un au-delà du pétrole. Mais ce qui nous bloque dans cette démarche est la perception culturelle de l’industrialisation en tant que progrès et, avec lui, les concepts erronés de productivité et de rendement. On nous a fait croire à tort que l’industrialisation de l’agriculture était nécessaire pour produire plus. Ce n’est aucunement le cas. Une agriculture biodiversifiée et écologique permet de produire plus et mieux qu’une agriculture intensive qui s’appuie sur les intrants chimiques. De même, on nous a fait croire à tort que les villes conçues pour l’automobile nous permettaient, grâce à une meilleure mobilité, de mieux satisfaire nos besoins quotidiens que celles où piétons et cyclistes sont privilégiés. […]

Il nous faut revenir à une biodiversité liée au cycle du carbone renouvelable. La création d’une démocratie du carbone est nécessaire afin que chacun possède la part de carbone utile qui lui revient et que personne ne doive endosser une part disproportionnée des impacts sur le climat dus au carbone. Il n’est donc plus temps de tergiverser : il faut en finir avec une économie fondée sur les combustibles fossiles et jeter les bases d’une société post-industrielle fondée sur la biodiversité et l’écologie durable.

Article publié dans le magazine Soil not oil

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