De véritables progrès ont été accomplis concernant toute une série de problèmes environnementaux. Les diverses « victoires » et l’acceptation par le grand public d’une cause « verte » constituent aujourd’hui une énorme avancée pour les écologistes.
Mais malgré ces progrès, les écosystèmes et l’atmosphère continuent à subir une pression énorme et croissante. Cela est directement lié à la manière dont nous utilisons les ressources naturelles et dont nous nous débarrassons de nos déchets, ce qui se traduit par une extinction de masse imminente des espèces, un réchauffement planétaire rapide et la déplétion de certaines ressources naturelles. Ces trois tendances sont sur le point d’entrer en collision et risquent, dans les décennies à venir, de provoquer un changement environnemental de grande envergure, un effondrement de l’économie et une catastrophe humanitaire.
Face à une telle crise, comment les écologistes peuvent-ils exploiter au mieux leurs impressionnants succès et accentuer leur impact sur les systèmes politique et économique ainsi que sur la culture du grand public qui déterminent les résultats en matière d’environnement ?
Les écologistes ont tendance à être gouvernés – officiellement ou non – par différents principes et normes culturelles qui sont à la base de leur philosophie. Cela va de positions antihiérarchie à un fort attachement à leur indépendance et à la participation démocratique. Ces principes philosophiques qui continuent à façonner l’activisme écologique moderne ne sont cependant que le fait d’une minorité et n’ont pas encore séduit les courants majoritaires. Dans ces conditions, y a-t-il lieu de modifier certaines croyances afin de produire le déclic nécessaire à l’engagement qui est indispensable pour éviter une catastrophe ?
La première chose à noter pour répondre à cette question est que nous sommes pressés par le temps, surtout vis-à-vis du changement climatique. Si nous n’enclenchons pas rapidement un changement de grande ampleur, des millions de personnes vont mourir et une grande partie de la vie sur Terre sera anéantie. Or, même au bout de plusieurs années de campagnes, ce ne sont généralement que des petits groupes de personnes qui s’engagent spontanément et partent à la recherche de produits issus du commerce équitable, de bois géré durablement ou de papier recyclé. Pour quelque raison que ce soit, la plupart des gens ne veulent pas ou ne peuvent pas agir de leur plein gré. En conséquence de quoi, les campagnes de non-coopération, de boycottage et autres formes d’actions concrètes ne semblent pas pouvoir être menées à suffisamment grande échelle pour obtenir les avancées recherchées. Il n’y a tout simplement pas assez de personnes pour y participer.
Même au plus fort de la vague actuelle de problèmes environnementaux, les militants ne parviennent pas à mobiliser suffisamment de personnes. Bien qu’avec d’autres organisations, ils fassent passer le message et engendrent un activisme réellement efficace, le rassemblement d’un nombre suffisant de nouvelles recrues autour des valeurs du mouvement écologique n’a de toute évidence pas lieu.
Plutôt que d’essayer de modifier toujours davantage notre système, une autre stratégie consisterait à attendre qu’il s’effondre. En effet, pour certains écologistes, la perspective d’une crise financière majeure ou d’un choc dû au pic pétrolier constituerait une occasion de transformer les choses. Ce pourrait être le cas, mais ça pourrait aussi aggraver la situation. La récession a toutes les chances de pousser les gouvernements à engager des actions encore moins soutenables qu’avant telles que des politiques tout entières tournées vers la garantie de sources d’énergie bon marché (agrocarburants et extraction de sable bitumineux). Pour relancer la croissance économique, il faudra en passer par des politiques radicales s’appuyant sur la compétitivité, l’extraction prédatrice des ressources et la mondialisation du commerce.
Et lorsque seront venus la crise économique et le chômage, l’opinion publique sera encore moins encline qu’aujourd’hui à accepter des choix qui lui paraissent douloureux. Il est déjà assez difficile d’obtenir l’assentiment du public sur de nombreuses mesures environnementales lorsque tout va bien (par exemple l’augmentation du prix des billets d’avion ou la taxe sur les carburants), alors en période de stress économique…
On peut également considérer l’ampleur prise récemment par le programme des écologistes ainsi que l’acceptation par le monde politique de la science environnementale comme un tournant décisif dont il faut rapidement tirer profit à travers de nouvelles stratégies. Nous entrons dans une nouvelle phase, chaotique, où certaines des anciennes hypothèses doivent être mises de côté. Pour réussir dans ce nouveau contexte, les militants doivent admettre que des compromis sont nécessaires, de nouvelles alliances, légitimes, et que le bon vieil antagonisme entre le « bien » et le « mal » doit être reconsidéré. Les investisseurs en capital risque qui contribuent au lancement d’une révolution énergétique peuvent être nos alliés, tout comme les promoteurs de nouveaux produits nés du design environnemental ainsi que les décideurs qui dérégulent pour faciliter l’innovation en matière d’environnement.
C’est trop souvent l’idéologie qui fait barrage au changement avec le plus d’acharnement. Si nous, nous ne sommes pas prêts à reconsidérer nos convictions et valeurs fondamentales, comment attendre de quiconque qu’il en fasse de même ?
Si les écologistes ne font pas cela, je crains que les transformations qui ont effectivement lieu aillent trop lentement, soient mal ciblées, encore plus iniques et noyées sous des litres de greenwashing. Le mouvement écologiste sera alors marginalisé au fur et à mesure que de nouvelles entreprises solidement financées verront le jour. Et les écologistes, cramponnés à ce qu’ils ont toujours fait, perdront en crédibilité. On peut critiquer le capitalisme à l’envi, mais le fait est qu’il est suffisamment mûr pour s’adapter à de nouvelles conditions quand les circonstances l’exigent. Je me demande s’il en va de même pour les écologistes…
L’heure est-elle venue d’envisager l’impensable ? De travailler avec le consumérisme et non pas contre lui, de faire front commun avec les multinationales, de pactiser avec les “hedge funds” (fonds d’investissement spéculatifs) et autres institutions qui exercent une influence décisive sur les mouvements de capitaux et le développement des marchés ? L’heure est-elle venue d’abandonner les allusions péjoratives à la “techno-plaie” au profit de mesures visant à initier une révolution industrielle verte fondée sur la technologie ?
Se rapprocher stratégiquement de notions considérées jusque-là comme faisant partie du « côté obscur » ne nous conduira sans doute pas vers la société écologique pour laquelle nombre d’entre nous ont oeuvré, mais ça pourrait nous aider à simplement éviter un désastre. Or à ce stade, qu’avons-nous à perdre ?
Tony Juniper a démissionné de son poste de directeur de “Friends of the Earth” (Les Amis de la Terre) courant 2008. Il continue cependant à travailler à l’édification de sociétés plus durables.
Shifting Values
Tony Juniper – Resurgence – N°248 – Mai-juin 2008
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