La crise économique est dérisoire par rapport à la catastrophe environnementale à venir, explique le célèbre éditorialiste britanique George Monbiot.. Mais toutes deux ont les mêmes causes : ceux qui exploitent les ressources ont exigé des taux de rendement impossibles à tenir et engendré des dettes qui ne pourront jamais être remboursées.
Ce n’est rien. Enfin, rien au regard de ce qui nous attend. La crise financière pour laquelle nous payons aujourd’hui le prix fort préfigure le véritable effondrement, celui qui se produira lorsque l’humanité se heurtera à ses propres limites écologiques.
Tandis que nous écarquillons les yeux devant la valse des chiffres financiers, nous passons à côté d’un autre type de données. Vendredi, Pavan Sukhdev, un économiste de la Deutsche Bank qui dirige une étude européenne sur les écosystèmes, annonçait en effet que chaque année, nous perdons l’équivalent de 2 à 5 billions de dollars de capital naturel par le seul fait de la déforestation (1). Les pertes subies jusqu’à présent par le secteur financier sont, elles, comprises entre 1 et 1,5 billion de dollars. Sukhdev est parvenu à cette fourchette en estimant la valeur des services rendus par les forêts (capture du carbone, source d’eau douce, par exemple) et en calculant à combien cela reviendrait de remplacer ces services ou de s’en passer. La crise financière n’est donc pas grand-chose comparée à la crise environnementale.
Elles ont pourtant la même cause. Dans les deux cas, ceux qui exploitent les ressources ont exigé des taux de rendement impossibles à tenir et engendré des dettes qui ne pourront jamais être remboursées. Dans les deux cas également, nous avons refusé de voir les probables conséquences de tout cela. J’ai longtemps pensé que le déni collectif était propre au changement climatique. Je sais à présent que c’est la réaction première à tout bouleversement imminent.
Gordon Brown, par exemple, était tout autant dans le déni des réalités financières que n’importe quel trader de produits toxiques. En juin de l’année dernière, lors de son discours à la Mansion House, il a en effet annoncé avec fierté que 40 % de tous les capitaux étrangers s’échangeaient désormais à Londres. « Je félicite le Lord-Maire et la City pour ces remarquables résultats, une période de l’Histoire qui marquera le début d’un nouvel âge d’or » (2). Cet essor du secteur financier, a-t-il dit, a été en partie rendu possible grâce à « l’approche régulatrice basée sur le risque » adoptée par le gouvernement. Dans ce même lieu, trois ans plus tôt, il avait affirmé : « Budget après budget, je veux que nous en fassions encore plus pour encourager la prise de risques » (3). Qui peut désormais, au vu de cette pagaille, douter de l’intérêt du principe de précaution ?
Les termes « écologie » et « économie » viennent tous les deux du grec « oikos » qui signifie « maison ». Notre survie dépend de la gestion rationnelle de cette maison, c’est-à-dire de l’espace au sein duquel la vie est soutenable. Les règles sont les mêmes dans les deux domaines : si on puise dans les ressources sans leur laisser le temps de se renouveler, le stock s’épuise. Voilà un autre terme qui nous rappelle le lien entre écologie et économie. Dans l’Oxford English Dictionary (OED), on trouve 69 définitions du terme « stock ». Lorsqu’il signifie réserves ou provisions, ce terme renvoie au tronc (qui se dit aussi « stock » en anglais, ndt) d’un arbre, « à partir duquel se développent les excroissances » (4). Il y a épuisement lorsqu’on taille tellement un arbre qu’il finit par mourir. L’écologie est donc le tronc à partir duquel croît toute la richesse.
Les deux crises se nourrissent l’une l’autre. L’Islande, dont les finances viennent de s’effondrer, envisage à présent d’intégrer l’Union européenne, ce qui signifierait remettre ses zones de pêche entre les mains de la politique commune de la pêche. Le Premier ministre Geir Haarde a d’ores et déjà suggéré à ses concitoyens de se concentrer sur l’exploitation des océans (5). La catastrophe économique va donc entraîner une catastrophe écologique.
C’est pourtant normalement l’inverse qui se produit. Dans son livre Effondrement, Jared Diamond montre comment la crise écologique est souvent le prélude à une catastrophe sociale (6). L’exemple le plus parlant est celui de l’île de Pâques où la société s’est désintégrée peu de temps après que la population a atteint son plus haut niveau historique, que les derniers arbres ont été coupés et que l’édification de statues de pierre est parvenue à son apogée. Sur l’île, c’était en effet à celui des chefs qui érigerait la statue la plus grande. Cela nécessitait du bois et de la corde (faite à partir d’écorce) pour le transport et de la nourriture en plus pour les ouvriers. Au fur et à mesure que les arbres et la terre dont dépendaient les insulaires disparaissaient, la population s’est effondrée et les survivants ont été réduits au cannibalisme (espérons qu’il n’en ira pas de même pour l’Islande). Jared Diamond se demande ce qu’a bien pu penser le Pascuan qui a coupé le dernier palmier. « Comme les forestiers modernes, s’est-il écrié » Du travail, pas des arbres ! » ? Ou : » La technologie va résoudre nos problèmes, il n’y a rien à craindre, nous trouverons des substituts au bois » ? Voire : » Nous n’avons aucune preuve qu’il n’existe pas de palmier ailleurs sur l’île de Pâques, […] votre proposition d’interdire la coupe des arbres est prématurée et n’est motivée que par la peur » ? » (7)
Comme le montre également Jared Diamond, l’effondrement écologique peut tout aussi bien être le résultat de la réussite que de l’échec de l’économie. Ainsi, les Mayas d’Amérique centrale comptaient-ils parmi les peuples les plus avancés et plus prospères de leur époque. Mais la combinaison de la croissance démographique, de projets de construction pharaoniques et d’une mauvaise gestion de la terre a rayé de la carte entre 90 et 99 % de la population. L’effondrement des Mayas a été accéléré par « les rivalités entre les rois et les nobles, qui ont conduit à privilégier la guerre et la construction de monuments au lieu de résoudre les problèmes de fond » (8).
Ca ne vous rappelle rien ?
Là encore, l’érection des plus grands monuments a précédé de peu l’effondrement de l’écosystème. Et, là encore, la folie des grandeurs est en partie responsable de la disparition de cette société : les arbres ont servi à la fabrication du plâtre, lui-même destiné à décorer les monuments. Et plus les rois ont cherché à dépasser leurs rivaux dans l’étalage de leurs richesses, plus le plâtre s’est fait épais.
Voilà quelques-unes des raisons qui font que les êtres humains ne parviennent pas à empêcher un effondrement écologique. Les ressources leur apparaissent tout d’abord illimitées ; leur déplétion sur la durée est masquée par des fluctuations immédiates ; un petit nombre de puissants soigne ses intérêts au détriment de ceux des autres ; les profits à court terme l’emportent sur la survie à long terme. Et on peut dire la même chose, dans tous les cas, de l’effondrement des systèmes financiers. Est-ce ainsi que les humains sont voués à se comporter ? Si nous ne parvenons pas à agir avant que les réserves, de quelque nature qu’elles soient, ne soient plus qu’un souvenir, nous sommes fichus.
Cependant, un des avantages de la modernité est notre faculté à repérer les tendances et à prévoir les résultats. Si la quantité de poisson, dans un écosystème affaibli, augmente de 5 % par an et les prises, de 10 % sur la même durée, la pêche va s’effondrer. Et si l’économie mondialisée continue à connaître une croissance de 3 % par an (ou 1700 % par siècle), elle aussi va droit dans le mur.
Je ne dirai pas, contrairement à ce qu’a fait un homonyme malhonnête dans ces pages l’année dernière (9), qu’il faut accueillir la récession à bras ouverts. Mais la crise financière nous fournit l’occasion de repenser notre trajectoire et c’est une occasion qui ne se présente jamais en période de prospérité économique. Les gouvernements qui restructurent leur économie devraient lire le livre de Herman Daly, Steady-State Economics (10).
Comme d’habitude, je n’ai pas laissé assez de place pour en parler, si bien que pour les détails, il faudra attendre une prochaine chronique. Vous pouvez aussi lire le résumé publié par la Sustainable Development Commission (Commission pour le développement Durable) (11). Daly propose que les pays riches remplacent la croissance (« davantage de la même chose ») par le développement (« la même quantité mais en mieux »). Une économie en état stationnaire possède un stock de capital constant entretenu par un flux qui n’excède pas ce que l’écosystème peut assimiler. L’utilisation des ressources est limitée et le droit de les exploiter, soumis aux enchères. On s’attaque à la pauvreté en redistribuant la richesse. Les banques ne peuvent pas prêter plus d’argent qu’elles n’en possèdent.
On peut aussi choisir de continuer à rêver, mais on voit les résultats que cela donne. La crise financière est là pour nous montrer ce qui se passe quand nous prenons nos désirs pour la réalité. Il est temps à présent que nous apprenions à vivre dans le réel.
Références
1. Richard Black, 10 octobre 2008. « La crise financière n’est rien comparée à la perte de nature ». BBC Online.
2. Gordon Brown, 20 juin 2007. Discours à Mansion House.
3. Gordon Brown, 16 juin 2004. Discours à Mansion House.
4. Oxford English Dictionary, 1989. Deuxième édition.
5. Nikkas Magnusson, 10 octobre 2008. Le Premier ministre islandais exhorte son pays à aller pêcher après l’implosion du système bancaire.
6. Jared Diamond, 2005. Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie. Gallimard.
7. ibid. page 132.
8. Ibid, page 187.
9. George Monbiot, 9 octobre 2007. Pour la récession. The Guardian.
10. Herman E. Daly, 1991. Steady-State Economics – 2nd Edition. Island Press, Washington DC.
11. Herman E. Daly, 24 avril 2008. A Steady-State Economy. Sustainable Development Commission.
Texte publié dans The Guardian du 14 octobre 2008
Ecrire un commentaire