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Quand les navires-poubelle arrivent en fin de vie

Que faire des épaves comme celle du porte-avions Clemenceau ? La Chine, les Pays-Bas et la Turquie, nous fournissent la preuve qu’il est possible de démanteler les navires de façon responsable. Alors pourquoi utiliser les plages de l’Inde et de ses voisins et souiller l’environnement de déchets toxiques ?

Sur une plage près de Chittagong, au Bangladesh, des équipes d’ouvriers se lancent à l’assaut de ce qui fut un pétrolier, le démantelant à mains nues avec, pour tout matériel ou presque, un simple chalumeau. Ils travaillent dans une chaleur étouffante au milieu des fumées toxiques, ce qui fait de ce métier un des plus dangereux au monde, mais aussi un des plus nuisibles pour l’environnement. Chaque navire renferme en effet quelque 50.000 tonnes de métal, de substances chimiques toxiques et d’amiante. La plage d’un pays en développement est bien sûr le dernier endroit au monde où ce genre de chose devrait avoir lieu, mais c’est pourtant ce qui attend ce pétrolier ainsi que des milliers d’autres.

Tout a commencé par un projet visant à mettre un terme aux marées noires en éliminant progressivement de la flotte mondiale tous les pétroliers à simple coque. En effet, ces derniers ne présentent qu’une seule couche d’acier séparant la cargaison de l’eau, si bien que même une petite collision peut s’avérer catastrophique. Lorsque l’Exxon Valdez s’est échoué en 1989, répandant 34.000 tonnes de brut dans les eaux cristallines de la baie du Prince-William en Alaska, les défenseurs de l’environnement ont demandé que les pétroliers à simple coque soient envoyés à la casse afin de privilégier leurs homologues à double coque, jugés plus sûrs. Gouvernements et autorités maritimes du monde entier ont alors élaboré un projet destiné à valoriser pour 2015 les 2.000 et quelques pétroliers que compte la flotte mondiale. Plusieurs marées noires plus tard, la date butoir a été avancée de 5 ans. Nombreux sont donc les navires qui pourraient échouer sur une plage du Bangladesh, d’Inde ou du Pakistan.

Il est particulièrement difficile de se débarrasser d’un pétrolier en toute sécurité (voir le diagramme). Même vides, ils contiennent des milliers de litres de boues d’hydrocarbures. Leurs systèmes électriques renferment des tonnes de polychlorobiphényles (PCB) cancérogènes, ainsi que des métaux lourds toxiques comme le plomb, le cadmium, le mercure et le zinc. En outre, leur coque est recouverte de substances chimiques potentiellement nuisibles comme le tributylétain (TBT) destiné à empêcher les bernacles et autres éléments du milieu marin de se coller dessus.

On n’est pourtant pas à court de docks adaptés au démantèlement des navires à travers le monde. Certains chantiers navals du Royaume-Uni ou de Roumanie, par exemple, disposent de vastes cales sèches inutilisées qui pourraient très bien servir à ça plutôt qu’à la construction de navires. La Chine, les Pays-Bas et la Turquie, de leur côté, nous fournissent la preuve qu’il est possible de démanteler les navires de façon responsable (voir « Démanteleurs verts »). Alors pourquoi utiliser les plages de l’Inde et de ses voisins et souiller l’environnement de déchets toxiques ?

Selon Frank Stuer-Lauridsen, du bureau d’études « DHI Water and Environment » situé à Hørsholm, au Danemark, le problème est financier. « Ce n’est pas un manque de moyens, c’est qu’il n’y a pas de marché. »

En Occident, en effet, on ne sait plus quoi faire de notre acier, donc la demande de recyclage est très faible. En Inde, c’est une autre histoire. Dix pour cent de tout l’acier que possède ce pays proviennent des navires envoyés à la casse et, là-bas, on est prêt à payer le prix fort.

Face à de telles forces en présence sur le marché, l’Organisation maritime internationale (OMI), l’Organisation internationale du travail (OIT) et le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) se démènent pour trouver une solution. Mais leurs domaines d’activité étant très disparates – l’OMI se concentre sur la sécurité maritime et la pollution, l’OIT sur la sécurité des ouvriers affectés au démantèlement et le PNUE, à travers la Convention de Bâle, sur la lutte contre le rejet des déchets dangereux, la tâche ne sera pas aisée. Seul le lieu où les navires doivent finir paraît faire l’objet d’un consensus. « Il semble acquis que les navires vont devoir être démantelés sur les plages » déclare Robin Townsend, de la société de classification maritime Lloyd’s Register, installée à Londres.

Un projet conçu pour éviter un certain type de catastrophe écologique semble donc devoir en provoquer une autre. Car, selon une étude menée en 2000 par la société de classification norvégienne «Det Norske Veritas», spécialisée dans l’évaluation des risques, des traces de pétrole ont été retrouvées dans la mer autour des plages de Chittagong et des quantités «significatives» de PCB, de métaux lourds et de TBT ont été détectées dans le sol et dans l’air. Et le pire est sans doute à venir, puisque des milliers de navires sont en route pour leur destination finale.

Face à cette perspective, l’OMI prépare actuellement une convention sur le recyclage des navires qui imposerait aux armateurs l’obligation légale de dépolluer leurs bateaux avant de les envoyer au démantèlement, c’est-à-dire d’éliminer la plupart des matériaux dangereux avant qu’ils ne rejoignent les plages. Cette convention pourrait également exiger que les navires ne soient envoyés que vers des installations qui respectent les directives de l’OMI concernant le démantèlement.

Cependant, même si elle est approuvée, cette convention n’entrera pas en vigueur avant plusieurs années et, d’ici là, de nombreux navires auront rejoint les plages. En outre, tout le monde n’est pas convaincu de son efficacité. « Ça relève de l’utopie et de la naïveté de penser qu’on peut décontaminer un bateau de fond en comble et l’acheminer vers une plage », déclare Paul Bailey, de l’OIT. Il ajoute que cela supposerait de le démonter pour procéder à une dépollution en profondeur et le remorquer jusqu’à une plage deviendrait alors «extrêmement hasardeux», car un navire partiellement démonté est beaucoup moins manoeuvrable et donc bien plus susceptible de couler.

Le problème majeur réside dans le fait que la législation ne pèsera pas lourd face aux forces en présence sur le marché. Ainsi, lorsque l’Inde a introduit une réglementation pour encourager les armateurs à faire contrôler l’accumulation de gaz dangereux dans leurs navires avant de les expédier sur les plages du pays, les propriétaires ont tout simplement été voir ailleurs. Ils pourraient donc échapper à une convention internationale en vendant, par exemple, leur navire à un intermédiaire d’un pays non-signataire qui le revendrait ensuite à un chantier naval sans aucun lien avec l’OIT. «Sur le papier, la convention est séduisante, mais dans la pratique, il y aurait de nombreux moyens de la contourner», poursuit Paul Bailey.

Certains défenseurs de l’environnement voient l’avenir avec plus d’optimisme. À Bruxelles, Martin Bésieux, membre de Greenpeace Belgique, a bon espoir que le projet de convention finisse par faire la différence. Selon lui, la dépollution des navires est un progrès et les risques lors du remorquage des pétroliers sont exagérés. «Il n’y a aucun danger à remorquer un bateau si l’on procède correctement», affirme-t-il.

Tandis que le débat se poursuit, certains opérateurs exploitent les vides juridiques pour continuer à utiliser leurs navires et transportent d’autres types de cargaisons ou s’en servent pour le stockage à quai. Ce qui n’est pas sans laisser un sentiment mitigé: les navires restent certes intacts, mais ils ne contribuent en tout cas pas à la pollution des plages. Il n’en reste pas moins que ces navires, pour beaucoup, approchent de la fin de leur cycle de vie. Le temps presse donc, pour les propriétaires comme pour le législateur.

Démanteleurs verts

On possède dans le monde suffisamment d’installations pour démanteler les navires sans porter atteinte à l’environnement. La Chine dispose d’un petit nombre de cales sèches qui respectent les directives volontaires édictées par l’Organisation internationale du travail au sujet du démantèlement sûr et propre des navires. En Turquie, le démantèlement sur la plage est monnaie courante, mais Oktay Sunata, de l’Association des démanteleurs turcs, affirme qu’il est possible de trouver des moyens non polluants d’y démanteler les navires. En effet, les côtes de ce pays ne connaissent quasiment pas de marées, si bien que les navires peuvent être treuillés sur les plages et découpés en tranches «comme du saucisson» sans risque que de fortes marées ne dispersent leur dangereux contenu. Et Sunata d’ajouter que l’ensemble de cette industrie en Turquie se plie à une réglementation sévère concernant le confinement et le traitement des polluants.

Mais tout cela se paie. De nombreux chantiers turcs restent en effet inoccupés, car ils proposent moins de la moitié et parfois même moins du tiers de ce que les armateurs obtiendraient en Inde et au Bangladesh pour leurs vieux navires. Malgré ces dures réalités financières, Ecodock, une compagnie néerlandaise, envisage de lancer le premier dock de recyclage de navires nouvelle génération, très largement automatisé, à Eemshaven, l’année prochaine. Ses concepteurs affirment que ce dock, doté d’un système de grues et d’équipements de découpage de fortes épaisseurs, sera une installation zéro pollution. Jusqu’à 95 % du navire seront recyclés et le reste sera éliminé de façon sûre et responsable. D’une valeur de 45 millions d’euros, ce dock pourra traiter un pétrolier en quelques semaines seulement, alors que plusieurs mois sont aujourd’hui nécessaires en Asie.

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