La commission internationale chargée de protéger le thon rouge est une nouvelle fois en train de faillir à son devoir. Sa récente décision de ne pas tenir compte des recommandations des scientifiques qui préconisent un abaissement des limites de captures pourrait sonner le glas de ce magnifique poisson en grand danger.
C’est l’un des plus gros, des plus véloces et des plus beaux poissons de mer. Il a toujours fasciné les hommes, de Homère à Salvador Dali. Mais la fin pourrait bien être proche pour le thon rouge dont les chances de survie ont été considérablement réduites fin novembre par la commission internationale chargée de sa protection.
Une fois encore, cet organisme – la Commission internationale pour la conservation des thonidés de l’Atlantique – a refusé d’entamer une action coup de poing pour empêcher la surpêche incontrôlée du thon rouge dans le seul bastion qu’il lui reste, quoiqu’en rapide déclin : la Méditerranée.
Le prestigieux thon rouge, un des rares poissons d’eau de mer à sang chaud, peut peser jusqu’à 750 kg, se déplacer à grande vitesse, migrer à travers les océans et s’approcher des côtes de continents très éloignés les uns des autres. Il est aussi le poisson le plus prisé du monde (une fois mort), d’où sa situation extrêmement critique.
Trop apprécié de par le monde pour pouvoir vivre où que ce soit, le thon rouge rapporte sans doute plus d’argent à la personne qui le tue que n’importe quel autre animal sur terre, éléphants et rhinocéros inclus. Il y a quelques années, le prix de gros au Japon d’un seul spécimen d’environ 200 kg a atteint 173,600 dollars. Pour un seul poisson.
Il existe une commission regroupant 43 pays qui détient un mandat de gestion d’intérêt public et de protection des thons. Mais, en quarante ans d’existence, la Commission internationale pour la conservation des thonidés de l’Atlantique (CICTA) s’est contentée d’agir en véritable conglomérat des industries de la pêche financé par les taxes. Remplacez les mots par « Conspiration internationale pour la capture des thons atlantiques » et vous comprendrez mieux sa réputation. Les graphiques qu’elle présente montre une population de thon rouge en forte baisse, de plus de la moitié auparavant en Méditerranée, aujourd’hui en chute libre, et de plus de 90 % dans l’Atlantique ouest.
La raréfaction du thon rouge – ainsi que la folie grandissante pour les sushis à travers le monde – n’ont fait qu’accroître les efforts de pêche. Plus le nombre de poissons diminue, plus la demande fait grimper les prix. Et plus l’extinction menace, plus la pêche augmente.
Celle-ci a déjà détruit certaines populations de thon rouge. Durant les dernières décennies, après une véritable « ruée vers le thon », on a assisté à la disparition des pêcheries de thon rouge au Brésil, en mer du Nord et dans le Pacifique sud-ouest. Et partout où ils peuvent encore nager, ils sont impitoyablement chassés.
Les thons rouges de l’Atlantique ne se reproduisent qu’à deux endroits : en Méditerranée et dans le golfe du Mexique. Ils migrent ensuite depuis ces deux zones de frai à travers tout l’Atlantique nord et traversent de nombreuses zones de pêche. Mais les représentants de ces deux populations ne se reproduisent pas entre eux ; ils constituent donc deux stocks reproducteurs distincts qui, hors période de frai, se retrouvent ensemble dans de nombreuses zones où ils sont pêchés.
Ces deux populations pourraient prospérer ou s’éteindre. A l’heure actuelle, elles sont toutes deux en danger. Si la pêche en Europe et en Méditerranée est tout bonnement anarchique, les populations natives de la partie nord-américaine de l’océan sont encore moins bien loties. Les captures en sont la preuve. Tandis que les Européens tuent presque le double de ce à quoi ils ont droit, les pêcheurs américains ne trouvent plus qu’une petite partie du poisson qu’ils attrapaient il y a à peine dix ans. Il reste tellement peu de thons rouges dans l’Atlantique ouest que ces dernière années, les pêcheurs américains ont attrapé moins de 15 % des quotas autorisés. En un mot, c’est l’effondrement.
Alors qu’ont fait les responsables des pêcheries ? La même chose que depuis 20 ans : ils ont refusé d’écouter les scientifiques. Pour l’Atlantique est et la Méditerranée, ces derniers avaient recommandé une réduction drastique et immédiate des captures afin de passer de près de 30 000 tonnes annuelles à 15 000. Mais, le 25 novembre dernier, malgré les mises en garde officielles et les appels à l’interdiction de pêcher, les commissaires de la CICTA, du haut de leur planète, ont fixé la limitation des captures à presque moitié plus, c’est-à-dire 22 000 tonnes. Non contents d’avoir, par leur incompétence, leur cupidité et l’ingérence d’industriels inconscients, provoqué la baisse des stocks de ce poisson majestueux et d’une grande importance commerciale, ils ont ainsi donné leur accord pour que son déclin se poursuive.
Fixer des limites de captures trop élevées ne fera qu’aggraver le problème, mais c’est pour l’instant cette vision à court terme qui prévaut. En Méditerranée et dans l’Atlantique est, les responsables de la CICTA ont autorisé les pêcheurs à réaliser moitié plus de captures que ne leur recommandaient leurs propres scientifiques. Et au final, les pêcheurs effectuent le double des prises auxquelles ils ont droit (le véritable chiffre pour 2008 est 61 000 tonnes). Résultat : une deuxième bouchée de sushi et vous êtes dans l’illégalité.
Qu’ajouter à ce sujet ? « L’Union européenne a financé la destruction des stocks de thon rouge en subventionnant les gros thoniers responsables de la surpêche au détriment d’une certaine flotte traditionnelle », a déclaré Raül Romeva, député européen, lors de la réunion de la commission. « Lorsque les stocks seront épuisés, ce sont les propriétaires de ces gros thoniers, ceux-là mêmes qui ont fait pression pour surexploiter le thon rouge, qui viendront mendier auprès de l’Europe. »
Les États-Unis peuvent à juste titre être scandalisés par les captures réalisées de l’autre côté de l’Atlantique. Le thon rouge originaire de Méditerranée migre en effet vers les zones de pêche américaines, or la surpêche effrénée en Europe porte préjudice aux pêcheurs américains. Les États-Unis ont donc tout intérêt à tenter d’assainir la pêche sur le vieux continent.
Mais ils ont aussi intérêt à régler leurs propres problèmes. Or rien n’est fait. Les ressources de l’Atlantique ouest sont exploitées par les États-Unis, le Canada, le Mexique et le Japon. Ces pays se sont mis d’accord le mois dernier pour faire passer la limite de captures dans cette partie de l’Atlantique de 2100 tonnes actuellement à 1800 d’ici 2010. Louable, n’est-ce pas ? Eh bien non, pas du tout. Car la quantité de thon rouge pêché par ces quatre pays dans l’Atlantique ouest en 2007 était en fait de 1600 tonnes, soit un total inférieur à ce que sera la « limite » d’ici deux ans. En d’autres termes, la limite est plus élevée que les captures, ce n’est donc en rien une limite. Dans les faits, chacun fait donc comme il l’entend. Et pourtant, dans le communiqué de presse de l’Agence américaine d’observation atmosphérique et océanique (NOAA) concernant les résultats de la commission, les États-Unis se couvraient d’éloges tandis qu’ils exprimaient une « extrême déception » à l’encontre de l’Europe. Ce doigt pointé par les Américains tend cependant à faire oublier que leur population de thon rouge qui fraye dans le golfe du Mexique est en bien plus mauvaise posture que celle qui fraye en Méditerranée.
Les populations issues du golfe du Mexique migrent le long de la côte est jusque dans les eaux canadiennes, s’y développent pendant environ 12 ans, puis, si elles sont toujours en vie, retournent dans le golfe pour frayer. Le communiqué de presse de la NOAA souligne les manquements européens (par exemple la tactique de l’évitement mise au point à l’origine par les pêcheurs américains), avec le soutien de la plupart des groupes de défense de l’environnement. Mais le fait est que tandis que les derniers thons rouges reviennent au compte-gouttes dans le golfe du Mexique pour frayer, notre propre agence autorise les bateaux américains à capturer les individus qui se reproduisent. Ils ont le droit de garder un thon rouge par expédition tout en faisant semblant de pêcher d’autres espèces. Mais les prix du marché font que c’est le thon qui est visé. Et comme les pêcheurs utilisent des centaines d’hameçons, mais ne peuvent garder qu’un seul thon rouge, ils tuent – et rejettent – de nombreux reproducteurs. Quiconque voudrait mettre au point une campagne d’extermination ne s’y prendrait pas autrement.
L’Union mondiale pour la nature classe le thon rouge de l’Atlantique ouest parmi les espèces « en danger critique d’extinction ». Que l’on tergiverse davantage et on pourrait condamner cette population. A quelles fins ? Ce genre de gestion par-dessus la jambe oblige de toute façon les bateaux américains à rester à quai, car la population de thon finit par disparaître et tout le monde est perdant. Les États-Unis pourraient rapidement régler le problème, eux qui ont le contrôle intégral des aires de ponte du golfe du Mexique où se reproduit la population de l’Atlantique ouest. Et pourtant le massacre continue, tandis que les responsables des pêcheries rejettent en bloc toute critique sur le sujet.
Les États-Unis ont la possibilité – et aujourd’hui le devoir – de suspendre la pêche au thon rouge dans les zones de frai américaines pendant la période de reproduction. Il nous faut par ailleurs un moratoire sur la pêche au thon rouge valable pour tout l’Atlantique. Car après des années d’inaction et de déclin continu, laisser le thon rouge se reproduire en toute sécurité et lui accorder une trêve de cinq ans est en effet le seul espoir que l’on ait de sauver ce grand poisson.
Les défenseurs de l’environnement doivent quant à eux s’employer à ce que la population de thon rouge de l’Atlantique ouest soit incluse dans l’Endangered Species Act (Loi sur la protection des espèces en danger). Pendant ce temps, en vertu du Pelly Amendment, les États-Unis devraient intenter une action en justice contre les pays d’Europe qui pratiquent la pêche au thon rouge pour entrave à l’efficacité de limites de captures faisant l’objet d’un accord officiel. Enfin, il faudrait que la gestion du commerce international du thon rouge soit attribuée à la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (CITES) qui a promulgué par le passé la loi sur l’interdiction du commerce de l’ivoire et permis de sauver les éléphants d’Afrique. Après tout, ce sont les exportations vers le Japon qui sont responsables de cette foutue pagaille.
Carl Safina, Regulators Are Pushing Bluefin Tuna to the Brink
Yale360
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