C’est sans doute le baromètre du risque d’extinction le plus influent, et pourtant la Liste rouge n’est pas scientifique et souvent erronée. C’est en tout cas ce qu’affirme un nombre croissant de chercheurs spécialisés dans la conservation de l’environnement, dont plusieurs participent à la rédaction de ladite liste. Si personne ne veut voir disparaître cette Liste rouge, qui regroupe 45 000 espèces, beaucoup craignent qu’on ne minimise les méthodes parfois douteuses employées lors du processus de classification : du temps, de l’argent et des efforts seraient en fait consacrés à la sauvegarde d’espèces « hors de danger » tandis que d’autres glisseraient lentement vers l’extinction.
La Liste rouge, fleuron de l’Union mondiale pour la nature (UICN), ne se contente pas d’éveiller les consciences ni de collecter des millions de dollars pour la conservation ; elle fournit aussi des données pour les études d’impact environnemental et sert de levier pour mettre en place de nouvelles politiques et pousser les États à respecter les accords internationaux. Son influence ne cesse de s’étendre. L’année prochaine, la Convention sur la diversité biologique s’en servira comme référence pour estimer si elle est proche ou non de son objectif qui est de réduire la perte de biodiversité.
Pourtant, beaucoup remettent actuellement sa qualité en question. « Ça se veut hautement fiable, scientifique et transparent, mais ça ne l’est pas » affirme Matthew Godfrey, de la North Carolina Wildlife Ressources Commission, située à Beaufort et qui fait partie d’un des groupes de spécialistes qui rédigent la Liste. Et les critiques se sont récemment multipliées à travers une série d’articles publiés dans la revue Endangered Species Research.
Les informations destinées à la Liste rouge sont compulsées par quelque 7500 volontaires généralement issus d’organismes ou d’universités impliqués dans la défense de l’environnement, et tout est exploité, depuis les cartes des musées jusqu’aux relevés de vente des produits dérivés en lien avec les animaux. A partir de là, le risque d’extinction est calculé selon les critères de l’UICN : on regarde par exemple si le taux de déclin d’une population particulière a dépassé un certain seuil.
Ces critères peuvent donner des résultats saugrenus. La tortue verte, par exemple, est ainsi classée dans la catégorie « en danger » alors qu’il en existe plus de 2 millions dans le monde. Selon Brendan Godley, de l’université d’Exeter, au Royaume-Uni, et du Marine Turtle Specialist Group, « la tortue verte n’est pas menacée d’extinction ». Ça ne veut pas dire pour autant qu’il ne faut pas s’en occuper, car certaines populations sont gravement menacées par l’exploitation de leurs oeufs. « Mais il ne s’agit pas du même niveau de risque qu’une population de 50 perroquets vivant sur une petite île victime de la déforestation. »
Des doutes du même ordre planent sur de nombreuses autres espèces, dont le cachalot et cinq autres espèces de tortues marines, qui sont considérées comme en danger d’extinction. Leur évaluation s’appuie sur des critères de « déclin » et pourtant, s’il est possible que le nombre total d’individus ait chuté, la population mondiale reste élevée et viable.
C’est un énorme point faible de la Liste rouge pour Grahame Webb, de l’université Charles Darwin située à Darwin, en Australie. Il suggère que la catégorie « en déclin critique » soit créée pour servir de signal d’alarme sans pour autant émettre de jugement sur le risque d’extinction.
Un autre problème tient au fait que les critères de la Liste rouge sont difficilement applicables à certaines espèces. « Les seuils sont fixés relativement aux mammifères », affirme Atte Komonen, de l’Université suédoise des sciences agricoles d’Uppsala. « Mille éléphants, ça peut être tout à fait viable, alors qu’il est très peu probable que mille scarabées le soient, notamment parce qu’ils sont susceptibles de tous occuper un seul et même arbre et que celui-ci peut partir en fumée. » Komonen suggère donc d’adapter le risque à des groupes taxonomiques spécifiques, ce qui reviendrait en l’occurrence à évaluer le nombre d’arbres occupés plutôt que le nombre de scarabées.
Sur ces points, l’UICN campe néanmoins sur ses positions. « Nous sommes conscients que certains problèmes sont sans solution pour l’instant, mais ça s’explique par le fait que nous sommes à la pointe de la science de la protection environnementale », déclare Craig Hilton-Taylor, de l’unité Liste rouge UICN de Cambridge, au Royaume-Uni. « Personne n’a réussi à mettre au point un système qui s’applique à tous les groupes taxonomiques », fait-il remarquer. Et si l’on adaptait les méthodes à chaque espèce, il deviendrait difficile de comparer les risques relatifs d’extinction.
Mais les problèmes pourraient être plus profonds que ça. Plusieurs chercheurs déplorent une certaine tendance à se plier au « principe de précaution », qui fait partie des principes directeurs de la Liste rouge. Or cela pousse des groupes de spécialistes à exiger des niveaux de preuves plus élevés pour une augmentation de population que pour une baisse, ce qui, au final, amplifie les risques d’extinction. « Il y a tiraillement entre les principes scientifiques et le principe de précaution en matière de conservation », déclare Grahame Webb.
Il peut aussi être difficile d’obtenir des données de terrain fiables, et la liste étant « bricolée » par des volontaires, ça ne fait qu’accentuer le problème, selon Adrian Newton, du Centre for Conservation Ecology and Environmental Change de l’université de Bournemouth, à Poole, au Royaume-Uni. Pour de nombreuses espèces, un manque de données signifie une absence d’évaluation ou une relégation dans la catégorie « données insuffisantes ». Ainsi, le dauphin de l’Amazone est-il récemment passé de la catégorie « vulnérable » à « données insuffisantes ». L’UICN souligne que cela ne veut pas dire qu’une espèce est hors de danger, mais l’utilité de la Liste s’en trouve néanmoins réduite. « Les espèces classées « données insuffisantes » tendent à être négligées en termes de gestion de la conservation » reconnaît Steven Garnett, membre, lui aussi, de l’université Charles Darwin.
Pour un grand nombre d’espèces, les lacunes sont comblées de différentes façons, parmi lesquelles l’extrapolation et les estimations à vue de nez. Prenons l’éléphant d’Afrique, qui a été retiré de la catégorie à haut risque l’année dernière. Bien que ce soit un animal très étudié et qu’on dispose d’infiniment plus d’informations concernant le risque d’extinction qu’il court que pour la plupart des autres espèces, une grande partie des données le concernant sont de piètre qualité. Pourtant, si seules les données fiables avaient été retenues, « nous aurions enregistré une augmentation considérable et suspecte », selon Julian Blanc, ancien responsable de la base de données sur l’éléphant d’Afrique, installé à Nairobi, au Kenya. Au lieu de ça, ses collègues et lui ont opté pour la mise en commun de toutes les données dont ils disposaient, douteuses ou pas.
Les personnes qui ont aidé à la conception de la Liste rouge et celles qui s’en occupent aujourd’hui ne voient pas où est le problème, soulignant le fait que le système est avant tout conçu pour que le risque d’extinction puisse être rapidement évalué. « Les gens ont le sentiment que beaucoup d’estimations se font à vue de nez. C’est peut-être le cas, mais ça n’a rien d’absurde », affirme Georgina Mace, de l’Imperial College de Londres, qui a défini la méthodologie avec Russell Lande, de l’Imperial College comme elle. Cette liste « a la même fonction qu’une infirmière au tri médical : elle cherche les symptômes d’un problème. L’étape suivante consiste à décider s’il faut ou non faire quelque chose. »
En réalité, « le mieux pour une espèce est d’être répertoriée. Elle devient l’objet d’attention et ne s’en porte que mieux » déclare Jon Paul Rodriguez, de l’Institut vénézuélien d’investigations scientifiques, à Caracas, également vice-président de la Commission de la sauvegarde des espèces de l’UICN.
Même si l’Union mondiale pour la nature rappelle fréquemment que la Liste rouge ne doit pas être le seul outil de détermination des priorités en matière de conservation, c’est pourtant souvent ce qui se passe et cela a pour conséquence que de l’argent qui aurait pu être plus judicieusement dépensé ailleurs est gaspillé sur certaines espèces. « La Liste rouge fournit un cadre pour faire la meilleure estimation possible. Le processus est censé rendre compte de la part d’incertitude, mais celle-ci n’est pas transmise lorsque les résultats sont publiés ou lorsqu’ils servent à orienter une politique », explique Adrian Newton. Il soutient que la Liste rouge ne devrait pas être utilisée l’année prochaine par la Convention sur la diversité biologique pour juger si elle a ou non atteint son objectif.
« La Liste rouge est un outil de conservation novateur et formidablement puissant qui fascine le monde entier », déclare Grahame Webb. « Mais il doit encore être amélioré pour gagner en rigueur. »
‘Flawed’ Red List putting species at risk
11 mars 2009 par Rachel Nowak
© New Scientist – Magazine n°2699
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