Nos aliments viennent des supermarchés, notre eau coule du robinet et nos médicaments nous sont fournis par les pharmacies. Il suffit en général d’appuyer sur un bouton pour obtenir du chaud ou du froid, de tirer la chasse d’eau pour que nos excréments commencent à se décomposer et d’appuyer sur une télécommande pour trouver notre bonheur culturel ou spirituel.
C’est du moins ce que l’on croit, tant il est facile d’oublier que tout cela, sans exception, nous vient directement ou indirectement de la nature. Les réalités fondamentales de notre vie sur terre sont demeurées inchangées.
Nous avons encore et toujours besoin d’eau, de nourriture, d’air pur et de médicaments quand nous sommes malades. Nos cultures ont encore et toujours besoin d’être pollinisées. Et nous avons encore et toujours besoin de la beauté de la nature pour accomplir nos destinées artistiques, religieuses et spirituelles. La nature est tout simplement l’infrastructure de base de nos sociétés, de nos économies et de notre culture.
Tous ces services écosystémiques, c’est-à-dire rendus par la nature, sont en grande partie gratuits. Ils sont les soutiens vitaux dont nos sociétés, nos économies et nos cultures ont besoin pour perdurer et prospérer.
Cette infrastructure naturelle qui nous fournit tous ces services indispensables, c’est la biodiversité : l’incroyable variété de plantes, d’animaux et d’habitats naturels, dont les liens, à la fois complexes et empreints de grâce, se font de milliards de façons différentes.
Mais cette infrastructure vitale est en train de se déliter à un rythme encore jamais atteint.
Dans notre quête effrénée d’amélioration de nos vies, en particulier durant les dernières décennies, nous avons perturbé et détruit les écosystèmes, ces milieux naturels où cohabitent plantes, animaux et microorganismes.
Nous usons et abusons de la nature, provoquant l’extinction d’un grand nombre d’espèces uniques. Nous détruisons en somme l’infrastructure naturelle qui nous supporte, et cette destruction n’a jamais connu une telle accélération.
Un pays qui n’entretient pas ses infrastructures routières et ferroviaires porte atteinte à sa croissance économique. Eh bien notre infrastructure naturelle, infiniment plus indispensable à notre prospérité, finira elle aussi par s’écrouler si nous ne la protégeons pas.
La Liste rouge des espèces menacées de l’UICN dresse régulièrement un bilan de santé de la biodiversité mondiale. Le constat est alarmant.
Selon la dernière mise à jour, 22 % de tous les mammifères connus, 30 % des amphibiens, 12 % des oiseaux, 28 % des reptiles, 37 % des poissons d’eau douce, 70 % des plantes et 35 % des invertébrés sont aujourd’hui menacés.
On estime que le rythme actuel d’extinction des espèces au niveau mondial correspond à mille fois le rythme naturel qui prévalait avant l’apparition de l’homme sur terre. Et ce rythme continue à s’accélérer.
On peut réparer une route, mais une espèce qui s’éteint est perdue à jamais.
Selon l’Évaluation des écosystèmes pour le millénaire, une étude récente conduite par plus de 1 300 chercheurs sur quatre ans, plus de 60 % des services des écosystèmes à travers le monde sont dégradés. De gigantesques surfaces de forêts ont disparu, les pêcheries s’effondrent et les fleuves ainsi que les zones humides sont pollués.
Et l’année dernière, une autre étude de premier plan, l’Économie des écosystèmes et de la biodiversité (EEB), chiffrait déjà à plusieurs billions de dollars le coût annuel des dégâts causés dans le monde sur la biodiversité et les écosystèmes.
Cette étude nous apprenait aussi que le bien-être des populations pauvres de la planète, soit 1,1 milliard de personnes, est fourni pour moitié par la nature. La perte de biodiversité prive les générations futures de biens inestimables. Elle nous coupe des merveilles de la nature, elle nous rend moins humains.
2010 est l’Année internationale de la biodiversité. Plus de 190 pays s’étaient en effet mis d’accord en 2002, à travers la Convention sur la diversité biologique, sur un objectif de réduction de la perte de biodiversité d’ici cette année.
Bien que nous n’ayons pas toutes les informations sur les tendances à la fois mondiales et locales et que nous manquions de points de comparaison et de mesures, il est malheureusement évident que cet objectif – il est vrai fort vague et difficile à mesurer – ne sera pas atteint.
Mais il n’est pas question de dire « d’ici 10 ans » ou « d’ici 20 ans ». Nous ne pouvons pas nous payer ce luxe. 2010 est l’Année internationale de la biodiversité, c’est donc aussi l’année où il faut passer à l’action.
En septembre, l’Assemblée générale des Nations unies va, pour la première fois, s’attaquer à la crise de la biodiversité. En octobre, la Convention se réunira à Nagoya, au Japon, pour évaluer l’objectif de 2010 et se mettre d’accord sur de nouveaux objectifs mondiaux en matière de biodiversité.
Il faut que les dirigeants du monde entier parviennent à décider d’un engagement nouveau afin de protéger notre infrastructure naturelle et d’y consacrer des investissements avant qu’il ne soit trop tard.
Ils doivent signer une feuille de route claire sur la biodiversité pour les 10 prochaines années, avec des objectifs réalistes, ainsi que des mécanismes de contrôle et de mise en œuvre efficaces.
Pour évaluer les progrès accomplis, il nous faut des indicateurs simples, pertinents, mesurables, déclinables aussi bien au niveau local que mondial et qui puissent être utilisés par tous : les gouvernements, le secteur privé, les universitaires et la société civile.
Dans n’importe quel accord doivent obligatoirement figurer les causes directes de la perte de biodiversité – destruction des habitats terrestres et marins, surexploitation des ressources, changement climatique, pollution, espèces invasives – mais aussi les causes indirectes comme la consommation irraisonnée, la mondialisation et l’évolution démographique.
Toutes les espèces et tous les habitats naturels doivent être pris en compte et non pas seulement ceux qui passent bien à la télévision. Nous devons mieux protéger et gérer les zones naturelles favorables à la biodiversité. Les secteurs bénéficiant d’une protection particulière comme les parcs nationaux ou les sites inscrits au patrimoine mondial jouent en effet un rôle crucial dans la lutte contre la perte de biodiversité.
Et cette feuille de route doit être en tous points liée à celle qui concerne le climat, reflétant le rôle primordial que jouent les écosystèmes résilients dans nos efforts pour réduire les émissions de carbone et pour nous adapter au changement climatique.
Pour agir de façon efficace, il faut commencer par bien comprendre les faits. Ce qu’il nous faut par-dessus tout, ce sont des données scientifiques fiables. Depuis Charles Darwin jusqu’au dernier rapport de l’UICN, nous en avons appris beaucoup sur la biodiversité, mais il y a encore énormément de choses que nous ignorons.
Grâce au Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), on sait désormais qu’il est possible de mener, en toute indépendance, des recherches crédibles qui peuvent être exploitées par ceux qui prennent des décisions relatives à la planète. Nous devons donc apporter le même soutien financier et politique à la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) dont la création a été récemment suggérée.
Il faut en outre que les échéances soient claires et logiques. D’ici 2015, il faut mettre en place des actions de lutte contre la perte de biodiversité. D’ici 2020, cette dernière doit avoir complètement cessé. Enfin, d’ici 2050, il faut que nous ayons pour objectif de restaurer entièrement les forêts, zones humides, récifs coralliens et autres habitats afin que l’infrastructure naturelle soit véritablement résiliente.
Si un tiers de votre famille était menacé de disparition, si un tiers seulement de votre entreprise était productif ou si vous perdiez plusieurs billions de dollars par an, seriez-vous inquiet ? Réagiriez-vous ?
C’est une question qui se pose à chacun de nous dans la perspective de Nagoya et plus particulièrement aux hommes politiques qui signeront le traité.
Nous sommes à la fois l’espèce qui est à l’origine de tous ces problèmes et la seule qui puisse y remédier. C’est cette année qu’il faut le faire.
La biodiversité, c’est maintenant ou jamais.
par Julia Marton-Lefèvre, directrice générale de l’Union internationale pour la Conservation de la Nature.
Texte courtoisie de l’auteur et de l’IUCN
Ecrire un commentaire