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De la difficulté de nommer les choses

Où il est décrit un modeste moyen qui pourrait ralentir la perte de biodiversité

À eux seuls, leurs noms devraient suffire à plonger n’importe qui dans la plus grande perplexité : hygrophore rougissant, petit cryptocéphale, nole ravaudée, grisette ou encore acronicta strigosa. Chacun de ces petits trésors renferme des centaines d’années d’histoire et des milliers de décennies d’évolution. La rencontre de la nature et de la culture. Mais toutes ces espèces viennent récemment de disparaître du paysage anglais.

Il serait malhonnête de dire que leur disparition m’a causé un préjudice matériel, de même que la destruction du Prado ne me priverait ni d’un toit ni de nourriture. Et pourtant, la perte de biodiversité que subit la planète m’est quasi insupportable. Sentir que le monde devient terne, que toutes les couleurs, tous les phénomènes surprenants et merveilleux qu’il recèle s’en vont peu à peu m’est à ce point pénible que je parviens à peine à écrire ces lignes. Le bien-être des hommes, celui que mesure le produit intérieur brut, est sans nul doute le fruit de processus synonymes d’extinction. Mais le bien-être des hommes, celui que nous renvoient notre cœur et nos sens, s’amenuise. La luxuriance naturelle de la planète ne nous est, pour l’essentiel, d’aucune utilité ; elle ne peut constituer une marchandise et elle n’est pas reproductible. La biodiversité ne nous appartient pas : c’est pour cela qu’elle mérite d’être protégée.

A Doha, les pays sont réunis pour leur sommet annuel du grand gâchis pour la conférence de la CITES] qui se traduit par des discussions sans fin au sein de la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction. Ils affrontent ce qui ressemble souvent à un implacable assaut de la technologie et de la croissance économique et relève de la bêtise à l’état pur. Cette dernière s’exprime tout particulièrement dans la bataille autour du thon rouge. De nombreux États veulent en interdire le commerce pour plusieurs années, ce à quoi le Japon s’oppose farouchement. Que l’interdiction passe ou pas, les répercussions sur l’industrie japonaise seront grosso modo les mêmes puisque cette espèce sera sans doute commercialement éteinte dès l’année prochaine si les prises ne baissent pas par rapport à leur niveau actuel. Mais le Japon préfère une année supplémentaire d’exploitation frénétique à des réserves illimitées à l’avenir. On ne peut rien contre pareille folie.

Mais c’est le récent rapport de Natural England qui m’a le plus bouleversé. Il y a chaque année, encore et toujours, deux espèces de plantes et d’animaux qui disparaissent en Angleterre. Malgré toutes les bonnes volontés, les milliards de livres sterling et les millions d’heures consacrées à la protection de la nature, malgré les conventions et les traités internationaux, il ne semble pas possible de compenser notre présence accrue sur terre. Et si nous n’y arrivons même pas en Angleterre, où les deux plus grandes associations s’occupent de protection de la nature, où peut-on espérer y arriver ?

Ce rapport m’a choqué à plusieurs reprises, mais c’est toute une série de noms qui m’ont particulièrement frappé. En effet, certaines des espèces les plus menacées ont des dénominations très ordinaires, voire très communes, si je puis m’exprimer ainsi [1] : la grenouille rousse, le goéland cendré, le pocheteau gris et l’émissole lisse sont tous menacés. L’anguille européenne est désormais classée partout « en danger critique d’extinction ». Et pourtant, je me revois encore, il y a quelques années de cela, assis au bord d’un cours d’eau dont le lit était littéralement tapissé d’anguilles qui remontaient le courant. L’anguille était alors universelle et indestructible. C’est une espèce qui s’adapte presque partout, y compris dans des eaux stagnantes où aucun autre poisson ne survivrait. Elle mange toutes sortes d’animaux morts et se déplace sur terre entre les étangs les nuits de rosée. Personne ne leur accordait de valeur tant elles étaient courantes. Si quelqu’un m’avait dit, lorsque j’étais assis au bord de cette rivière, qu’au cours de mon existence, l’anguille serait menacée d’extinction, j’aurais éclaté de rire. Mais si l’anguille européenne, elle aussi, est à ce point menacée, y a-t-il des espèces qui ne le sont pas ?

Notre préoccupation pour la biodiversité apparaît parfois dérisoire comparée aux bruyantes exigences du commerce et de la technologie. Et les conséquences en sont flagrantes. La principale cause d’extinction dans la plupart des pays est la perte d’habitat. C’est soit dû au fait que davantage de terres sont consacrées à l’agriculture, soit aux méthodes agricoles intensives, mais le but, dans les deux cas, est d’augmenter la production. Même au Royaume-Uni, où des centaines de millions ont été alloués à des programmes pour réconcilier agriculture, faune et flore, Natural England considère que les changements dans les pratiques agricoles – le fauchage précoce des prairies, l’enfouissement des chaumes en hiver et le remplacement des exploitations en polyculture-élevage par des déserts infertiles – sont responsables d’une grande partie de la perte d’habitat. Les thinktanks conservateurs qui réclament une intensification de l’agriculture affirment à qui veut l’entendre que leur véritable préoccupation n’est pas le bien-être des riches (celui des entreprises et des patrons qui les payent pour avancer ces arguments), mais bien celui des pauvres. Car si les agriculteurs faisaient passer la faune et la flore avant le profit, la baisse de productivité ferait grimper le prix des denrées alimentaires à des niveaux inacceptables pour les pauvres.

Il y a certes du vrai là-dedans. Mais je n’ai jamais entendu ces personnes protester pour les mêmes raisons contre l’urbanisation galopante qui condamne chaque année des millions d’hectares de terres arables de qualité. Bien au contraire : ils réclament la suppression des lois sur l’urbanisme. Pas plus que je ne les vois œuvrer pour que les personnes aisées mangent moins de viande et qu’il y ait plus de céréales pour nourrir la planète. Le choix que nous avons à faire à très court terme n’est pas un choix entre biodiversité et alimentation de l’humanité, mais entre biodiversité et bêtise suprême.

Quand j’étais enfant, j’ai vu des terrains calcaires sur lesquels orchidées rares et fraises des bois, papillons azurés bleu céleste et demi-deuil, fauvettes grisettes et faucons hobereau, carrières de silex et tumulus avaient perduré depuis le néolithique, être rayés de la carte par le labour afin de faire pousser des céréales qui n’alimentaient rien d’autre que des montagnes de subventions. Aujourd’hui, j’assiste à la disparition des reliques de notre mémoire collective au profit des agrocarburants qui produisent davantage de gaz à effet de serre que le pétrole qu’ils remplacent. Dans le numéro de Fishing News de cette semaine, on apprend que sur la quantité de poisson qui est vendue en Europe, environ deux millions de tonnes servent à nourrir d’autres poissons ou du bétail, et qu’un million de tonnes de poissons comestibles sont rejetés morts dans la mer afin de ne pas dépasser les quotas de pêche. Et dans ces prises accessoires, on trouve principalement des espèces telles que le pocheteau gris et l’émissole lisse, autrefois répandus et aujourd’hui en danger d’extinction. La position du Japon sur la pêche relève peut-être du pur délire, mais la nôtre n’est pas beaucoup mieux.

Alors où se tourner pour garder espoir ? Je suis souvent frappé par l’intensité du sentiment d’appartenance nationale qui s’exprime lorsqu’une œuvre d’art, si peu connue soit-elle, est volée, abîmée ou rachetée par un collectionneur étranger. Notre faune et notre flore, elles, disparaissent à l’insu de tous et dans l’indifférence générale. Les associations de protection de la nature de ce pays sont admirables à bien des égards, mais elles n’ont pas véritablement réussi à éveiller notre intérêt pour la plupart des espèces menacées d’extinction, dont beaucoup sont petites et peu visibles.

J’ai le sentiment que l’un des handicaps des défenseurs de l’environnement réside dans le fait que parmi ces espèces, il y en a peu qui portent des noms simples. Or il est difficile de persuader quelqu’un de s’intéresser à quelque chose dont il n’arrive pas à prononcer le nom. La nature gagne à frayer avec la culture. J’adorerais qu’une agence comme Natural England lance un grand concours pour donner un nom aux espèces anonymes de ce pays : les micro-papillons de nuit et les mousses rampantes, les timides coléoptères et les modestes champignons dont le nom n’existe qu’en grec ou en latin. Il suffirait de faire la liste de leurs caractéristiques, de leur comportement et de leur répartition géographique et les participants feraient le reste. Avec une seule obligation : n’en qualifier aucune de « commune« .

NOTE

[1] Note du traducteur : les noms cités ci-après par l’auteur comportent tous le terme « common » (commun) en anglais

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