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La mer monte plus pour certains que pour d’autres

Au fur et à mesure que la planète va se réchauffer, le niveau des mers pourrait s’élever de un à deux mètres au cours du siècle. Mais il y aura de grandes disparités régionales : les vents dominants, les puissants courants océaniques et même l’attraction gravitationnelle des calottes polaires seront des facteurs décisifs dans l’inondation de certaines zones côtières plutôt que d’autres.

Depuis une vingtaine d’années au moins, les climatologues nous répètent que les émissions de CO2 et d’autres gaz à effet de serre d’origine humaine provoquent un réchauffement de la planète, et que cette tendance perdurera tant que nous brûlerons des combustibles fossiles. Selon de récentes projections, un réchauffement mondial moyen de 3 à 4 degrés Celsius (soit de 5,4 à 7 degrés Fahrenheit) devrait intervenir d’ici la fin du siècle.

Mais ces mêmes scientifiques ne cessent également de nous rappeler qu’il ne s’agit là que d’une moyenne. Sous l’effet de facteurs régionaux de toutes sortes, parmi lesquels le changement du couvert végétal, la concentration en glace ou encore les vents dominants, certaines zones dépasseront cette moyenne tandis que d’autres resteront en deçà.

Or il se trouve que ce qui vaut pour la température vaut aussi pour une autre conséquence, fréquemment invoquée, du réchauffement climatique : d’après les plus fiables des projections actuelles, le niveau des mers pourrait en effet s’élever d’environ un mètre d’ici 2100, ce qui serait dû pour l’essentiel à la fonte de l’inlandsis du Groenland et de la calotte Antarctique occidentale. Mais, là encore, il s’agit d’une moyenne mondiale. Dans certaines régions, par exemple en Écosse, en Islande et en Alaska, cette élévation pourrait être nettement moindre dans les siècles à venir. Dans d’autres, comme dans une large zone à l’est des États-Unis, elle pourrait au contraire être très prononcée.

Parmi les facteurs ayant la plus forte influence sur le niveau régional des mers figure une force étonnante : l’attraction gravitationnelle des imposantes calottes polaires, qui va diminuer à mesure que la glace va fondre et disparaître, avec des conséquences extrêmement différentes d’une région à l’autre sur le niveau des mers.

Si ces différences régionales en surprennent plus d’un, c’est sans doute parce que les spécialistes eux-mêmes commencent tout juste à comprendre véritablement ce qui cause ces disparités et l’ampleur qu’elles pourraient prendre. Un des paramètres, dont ils sont conscients depuis plusieurs dizaines d’années maintenant, est l’élévation des terres dans certaines zones, parmi lesquelles le nord du Canada et la Scandinavie, qui continuent à subir le contrecoup de la fonte des glaciers qui représentaient une masse phénoménale et qui les recouvraient il y a 10 000 ans. L’élévation du niveau des mers y resterait donc en dessous de la moyenne mondiale étant donné que ces terres s’élèvent de quelques millimètres par an.

En bordure de la zone où se trouvaient les glaciers, par exemple dans la Baie de Chesapeake et dans le sud de l’Angleterre, la terre a été poussée vers le haut au cours de la période glaciaire du fait de la pression descendante qui s’exerçait alentour. Le « bourrelet glaciaire » qui en a résulté ne fait que s’enfoncer depuis lors, lui aussi de quelques millimètres par an, si bien que la montée des eaux est au-dessus de la moyenne dans ces régions.

Et dans certaines zones côtières, tout particulièrement le long du golfe du Mexique, en Louisiane, la terre, là aussi, s’enfonce : la plate-forme continentale se réduit comme peau de chagrin du fait de l’extraction à grande échelle du pétrole et du gaz. Selon Rui Ponte, du cabinet de conseil privé Atmospheric and Environmental Research Inc, « la vitesse d’affaissement mesurée à Grand Isle, en Louisiane, atteint presque 10 millimètres par an, alors qu’elle n’est que de deux ou trois millimètres dans d’autres zones. » C’est particulièrement préoccupant pour une ville comme La Nouvelle-Orléans dont une partie se situe déjà au-dessous du niveau de la mer.

Toujours selon Rui Ponte, ces exemples locaux d’élévation ou d’affaissement des terres feront varier de quelques centimètres la moyenne mondiale de montée des eaux au cours du prochain siècle.

Des conséquences encore plus prononcées pourraient venir d’un changement dans les vents dominants qui peuvent soit pousser l’eau vers les terres, soit la retenir. Ainsi, les alizés qui soufflent vers l’ouest au-dessus du Pacifique tropical poussent les eaux dans la même direction : le niveau moyen de la mer est donc parfois supérieur de 60 cm dans la partie occidentale de l’océan, c’est-à-dire le long de pays comme les Philippines, que dans des pays du nord de l’Amérique du Sud. Si ces vents changeaient du fait du réchauffement climatique, cela affecterait localement le niveau des mers.

Les courants océaniques peuvent eux aussi avoir des effets locaux non négligeables. Lors de la préparation du Deuxième rapport d’évaluation du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, au milieu des années 90, Ronald Stouffer, spécialiste de la modélisation climatique au U.S. Geophysical Fluid Dynamics Laboratory, à Princeton, dans le New Jersey, ainsi que plusieurs de ses collègues ont comparé les projections d’élévation régionale du niveau des mers de différents modèles.

Il raconte : « Il y avait des modèles étalés partout et les différences entre eux n’avaient ni queue ni tête. On a supposé que c’était lié aux diverses manières dont les modèles traitaient les changements dans les vents dominants. »

Mais il y a un peu plus d’un an, Jianjun Yin, qui fait aujourd’hui partie de l’Université de l’État de Floride, a émis une autre hypothèse : celle d’un affaiblissement de la « circulation » qui gouverne les grands courants océaniques. Voilà comment cela se passe dans l’Atlantique : le Gulf Stream, un courant de surface chaud, circule vers le nord et l’est jusqu’à une zone située entre le Royaume-Uni et le Groenland où il se refroidit, devient donc plus dense et s’enfonce. Il circule alors vers le sud et l’ouest à une grande profondeur. Il finit par remonter en surface, se réchauffer et se diriger à nouveau vers le nord.

Si une phase quelconque de ce circuit est interrompue, cela ralentit le courant. Or le réchauffement climatique est susceptible de provoquer une telle interruption et ce, de deux manières. Premièrement, si l’Atlantique nord se réchauffait, cela entraverait le refroidissement des eaux de surface qui ne s’enfonceraient plus aussi facilement. Deuxièmement, l’eau douce issue de la fonte de la calotte glaciaire du Groenland se mêlerait aux eaux environnantes et comme elle est moins dense que l’eau salée, les eaux auraient d’autant plus de mal à gagner les profondeurs.

Étant donné que le Gulf Stream réchauffe le nord de l’Europe, son ralentissement pourrait faire baisser les températures dans cette région. Mais cela pourrait aussi entraîner une accumulation des eaux à cause d’un blocage partiel de la circulation. Cela provoquerait au cours du siècle prochain une élévation du niveau de la mer de quelque 20 centimètres au-dessus de la moyenne mondiale le long de la côte est américaine, selon un scénario d’émissions moyennes.

Lorsqu’il a entendu parler de cette hypothèse pour la première fois, Stouffer déclare s’être senti « tout bête ». Il s’est dit : « Bien sûr que c’est ça. » Et il a fini par coécrire un article paru dans Nature Geoscience en mars dernier dans lequel il expliquait le raisonnement.

Mais il n’avait pas pour autant fini de se sentir « tout bête ». « Cet article me gêne aux entournures, déclare-t-il, parce qu’on s’est concentré sur un problème relativement minime, alors qu’on avait un truc énorme sous les yeux et que je ne le voyais pas. Mais je n’étais pas le seul ». (Ce dernier point est crucial : Stouffer est un des spécialistes de la modélisation les plus expérimentés et les plus respectés au monde, si bien que si lui s’est senti « tout bête », c’est que la surprise était vraiment générale.)

Ce « truc énorme » auquel Stouffer fait référence a un effet si étendu qu’il éclipse tous les autres : cela s’appelle le géoïde. Il s’agit d’une surface imaginaire représentant la force du champ de gravité terrestre et elle est aussi irrégulière que la terre elle-même. Les satellites sur orbite ne se déplacent pas autour de la terre en décrivant des cercles parfaits ni même des ellipses parfaites ; leur position varie selon qu’ils passent au-dessus d’une chaîne de montagnes, dont la gravité est extrême, ou au-dessus d’une vallée.

Et du fait que l’eau est liquide, elle s’ajuste aux contours du géoïde. Ainsi, la très forte attraction gravitationnelle d’une chaîne de montagnes sous-marine attire l’eau à elle, créant une bosse permanente à la surface, alors que la moindre gravité à proximité d’une vallée sous-marine forme une dépression en surface.

Il se produit le même genre de phénomène lorsqu’il y a une forte masse sur terre non loin de l’océan. Ainsi, une chaîne de montagnes côtière attire l’eau à elle, élevant le niveau de la mer alentour. Il en va de même avec les imposantes calottes glaciaires qui recouvrent le Groenland et l’Antarctique. Sur ce dernier continent, la calotte est même par endroits épaisse de presque 5 kilomètres et fait en superficie 1,5 fois la taille des États-Unis, en comptant l’Alaska.

Ces calottes glaciaires, ce sont les « trucs énormes » de Stouffer. Elles maintiennent la mer à un niveau plus élevé que la normale sur des milliers de kilomètres autour des deux étendues de terre, et à un niveau proportionnellement plus bas ailleurs.

Lorsque les calottes glaciaires fondent, comme c’est le cas actuellement, surtout au Groenland et en Antarctique occidental, leur force d’attraction baisse, tout comme leur prise sur les eaux environnantes. Il y a environ un an, le géophysicien Jerry Mitrovica, qui donne des cours sur le niveau des mers à Harvard, a corédigé un article pour la revue Science dans lequel il décrivait ce qui se passerait si l’inlandsis de l’Antarctique occidental, c’est-à-dire le plus petit des deux inlandsis qui recouvrent ce continent, venait à fondre. (Ce qui n’est pas plus susceptible de se produire dans un avenir proche que l’arrêt du Gulf Stream, mais de récentes mesures par satellite ont montré que les glaciers tendent à se détacher plus rapidement pour rejoindre la mer).

Si on répartit de façon égale sur toute la planète l’élévation du niveau des mers qui résulterait de cette fonte, on obtient en moyenne 5 mètres. Mais la gravitation de la calotte glaciaire maintient actuellement le niveau de la mer à un niveau artificiellement bas dans l’hémisphère nord, si bien que si elle disparaissait, l’élévation de la mer le long de la côte atlantique américaine serait plutôt de l’ordre de 6,3 mètres. En d’autres termes, au fur et à mesure que l’inlandsis de l’Antarctique ouest va fondre et perdre de la masse, son attraction sur l’océan alentour va baisser. Le niveau des mers va donc chuter autour de l’Antarctique et dans certaines zones de l’hémisphère sud et les eaux vont se déplacer vers le nord, par exemple vers la côte est des États-Unis.

Maintenant que le « truc énorme » a été décelé, Stouffer travaille en collaboration avec Mitrovica pour en comprendre les effets dans le détail. Un article écrit par les deux hommes et qui devrait être publié d’ici quelques mois exposera les modifications d’origine gravitationnelle du niveau de la mer que déclencherait la fonte du Groenland. « Les répercussions se font à une telle échelle, déclare Stouffer, que si vous possédez une maison en bord de mer en Islande et que le Groenland fond entièrement et fait monter le niveau des mers de sept mètres, vous aurez en fait une plus grande surface de plage à votre disposition. À Hawaii, en revanche, le niveau de la mer montera bel et bien de sept mètres, et même de deux ou trois mètres supplémentaires. C’est incroyable, l’ampleur de ce phénomène. »

Et Mitrovica d’acquiescer.

« Quand je donne des conférences là-dessus, l’auditoire ne me croit pas. » Il ne le lui reproche pas, d’ailleurs. « C’est complètement farfelu, quand on y réfléchit, ça défie l’entendement. Mais c’est pourtant comme ça. »

On peut même faire des mesures, même si la fonte des calottes a à peine commencé. Selon Mitrovica, même après correction due aux effets annexes, on s’aperçoit quand même que l’élévation du niveau des mers en Europe est moindre que ce à quoi on s’attendait. Et il ajoute : « On en reste perplexe jusqu’à ce qu’on comprenne qu’on a sous les yeux les conséquences gravitationnelles de la fonte du Groenland. »

Mitrovica se souvient que lorsqu’il a commencé à se pencher sur les disparités régionales, les climato-sceptiques faisaient remarquer que l’élévation du niveau des mers n’était pas la même selon les régions, que cela prouvait qu’il n’y avait pas de tendance globale, donc pas de réchauffement à l’échelle de la planète. Cette argumentation était déjà douteuse, mais à présent que Mitrovica et d’autres ont commencé à s’attaquer à ce fameux « truc énorme », ça leur paraît encore plus absurde. La science, c’est une question de logique, affirme-t-il, « donc si on constatait que l’élévation du niveau des mers était la même partout dans le monde, ce serait la preuve que les calottes glaciaires ne fondent pas. »

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