Chaque après-midi, sur la plage de Kayar, c’est l’effervescence. Situé sur la Grande Côte sénégalaise, entre Dakar et St Louis, ce village portuaire reste un des hauts lieux de la pêche traditionnelle artisanale. A peine débarquées, des centaines de pirogues bariolées, rentrées du large, se laissent assaillir par les porteurs – payés au poids – qui déchargent et pèsent la cargaison sous l’œil attentif des mareyeurs frétillants et des fumeuses de poissons aux boubous bigarrés. Un spectacle haut en couleurs, réglé comme du papier à musique depuis des décennies. Seule fausse note : l’appauvrissement des ressources halieutiques. En cause, l’industrialisation de la pêche sur cette partie de la Côte Atlantique, longtemps considérée comme une des réserves halieutique les plus riches du monde. Et la présence répétée de gros chalutiers venus de France, d’Espagne ou de Chine qui pillent l’océan, détruisant au passage l’habitat des poissons benthiques (vivant en eaux profondes). Ces espèces « nobles », – comme le rouget, la sole ou le mérou qui compose habituellement le plat national, le Thiep bou dien, – dont les Sénégalais se privent aujourd’hui pour les réserver à l’exportation. « Avant, il y avait tellement de poissons ici qu’on s’en servait comme engrais pour l’agriculture ! déplore un vieux pêcheur. Maintenant, on prend et on vend à peine de quoi s’en sortir. ». Une catastrophe économique, écologique et sociale qui se répète partout où l’on ne respecte plus les temps de reproduction des poissons.
Un homme refuse cette fatalité. Haïdar el Ali, 56 ans. Sénégalais d’origine libanaise, à la tête d’Oceanium, une association pour la préservation de la mer. Un leader d’opinion, figure populaire au Sénégal, récemment désigné par le journal Le Monde, comme l’un des cent écologistes les plus actifs de la planète. Depuis les années 90, cet ex-moniteur de plongée, amoureux de la mer, arpente le pays et rassembler les foules : « J’explique les effets pervers de la surpêche à tous ceux qui la subissent. Notamment aux jeunes, tentés de fuir vers l’Espagne. Evidemment, quand ils voient que les pays européens viennent corrompre les ministres, signer des accords bidon, prendre tous nos poissons et s’enrichir, ils veulent leur part du gâteau ! » Aujourd’hui à Kayar, « Monsieur Oceanium » – un de ses multiples surnoms – réussit à faire entendre sa voix. Grâce à lui, de moins en moins de jeunes sont tentés de mettre les bouts, et la plupart des pêcheurs appliquent une gestion durable des ressources halieutiques. « On ne les convainc pas en leur parlant de réchauffement climatique… Mais en leur expliquant que la mer n’est pas éternelle. Que le manque de poissons peut entraîner famine et chômage. Et que cette planète, il faut la sauver pour nous. Pas pour les oiseaux, les arbres et les papillons. Mais pour nous ! »
Au cœur de sa démarche, un détour par les mangroves, ces forêts côtières longtemps négligées car inhospitalières, et souvent détruites car jugées improductives. A l’interface entre la terre et la mer, elles forment de précieuses pouponnières pour de nombreuses espèces marines. C’est un des écosystèmes les plus riches du monde. Un paradis tropical attirant une faune aquatique abondante. Son rôle s’avère crucial dans la reproduction des espèces que pêcheront les Sénégalais.
Et l’enjeu est de taille : le Sénégal occupe le troisième rang mondial des plus grands consommateurs de poissons. La pêche, ici, fait vivre un tiers de la population. Si les ressources halieutiques s’épuisent, c’est tout le pays qui déclinera. Un mal qu’Haïdar el Ali a décidé de combattre à la source, en restaurant donc les mangroves.
Au sud du pays, le long des côtes du Sine Saloum, Haïdar a d’abord eu l’idée de créer une Aire Marine Protégée ( AMP ) pour permettre la reconstitution des stocks de poissons, en fermant le bolong du Bamboung, un bras de fleuve de 18 km. 7000 hectares de mangroves, ont été interdits à toutes formes d’exploitation. Tapie dans un labyrinthe d’eaux troubles et saumâtres, cette forêt de palétuviers aux racines aériennes enchevêtrées constitue un précieux refuge pour les espèces vulnérables, et une nurserie pour les poissons juvéniles, à l’abri des gros prédateurs.
Il y a dix ans pourtant, les 200 000 habitants de la région surexploitaient tellement les ressources naturelles que toute la faune était menacée. Surpêche, coupe irraisonnée de bois de chauffe… Grâce à « Monsieur mangrove », les locaux ont compris les avantages – nutritifs et financiers – qu’ils tireraient en préservant cette forêt aquatique. Désormais, aucun braconnier n’échappe à la vigilance des habitants qui, de leur mirador, surveillent religieusement, jours et nuits, l’entrée de l’Aire Marine Protégée. « Beaucoup de poissons naissent et grandissent ici, explique Haïdar. Grâce à un processus de débordement, ils viennent enrichir les zones de pêche périphériques. Cette réserve profite même aux pêcheurs alentours ! » Aux femmes de la région aussi, qui désormais collectent durablement les huîtres, suspendues comme des colliers de nouilles aux racines des palétuviers sur lesquelles elles s’accrochent par milliers. « Avant, pour gagner du temps, on abattait les arbres au coupe-coupe, se souvient une récolteuse. En détériorant l’habitat naturel des huîtres, nous détruisions notre seule source de revenus stables ! Aujourd’hui, grâce à « Ali le prophète », nous vendons régulièrement notre récolte aux hôtels de Dakar. » Pour remercier Haïdar, les femmes entonnent alors de joyeux chants wolofs. « Cette AMP a changé la vie de beaucoup de gens ici, lance-t-il, ému. Aujourd’hui, ils gagnent assez d’argent pour faire vivre toute leur famille et agissent en même temps pour la protection de l’environnement ! »
Dans d’autres régions, comme en Casamance, les mangroves dévastées offrent un spectacle de fin du monde. Plus un arbre à l’horizon, plus le moindre signe de vie. Trop de surpêche, trop de coupe de bois. « Avec les communautés, nous voulons essayer de redonner vie à ce cimetière. Si on réussit, cela voudra dire que rien n’est insurmontable ! ».
Ce n’est pas la première fois qu’Haïdar el Ali fait des miracles. Avec lui, tout est possible. Son secret ? Un pouvoir de persuasion exceptionnel, de l’énergie à revendre et une bonne humeur contagieuse. Depuis deux ans, à bord d’un camion-cinéma, il sillonne le pays pour expliquer aux villageois le rôle indispensable des mangroves et les convaincre de replanter avec lui des palétuviers. Même les villages de brousse ont droit à leur projection de films. La méthode semble efficace. En 2009, l’écologiste a réussi à mobiliser 80 000 volontaires pour replanter 36 millions de jeunes pousses. Une première dans le monde. Et sans aucune aide gouvernementale. « Ces arbres protègent les côtes des intempéries et de la montée des eaux, explique ce passionné. En filtrant le sel par les racines, ils ont en outre la capacité de transformer les terres stériles environnantes en terres arables… La restauration des mangroves ici a déjà permis de récupérer 5% de terres pour cultiver du riz. Et assurer de la nourriture pour tous. ».
Cette année, Haïdar place la barre encore plus haut : replanter100 millions de palétuviers, avec la participation de 200 000 bénévoles. Un challenge de taille. « Je veux un monde plus juste, plus équitable. Et c’est dans ce combat quotidien avec les gens sur le terrain que nous y arriverons peut-être! ».
Des convictions chevillées au corps qui ne le quittent jamais. Où qu’il soit. Quand il ne patauge pas dans les lagunes pour replanter des propagules, l’inépuisable optimiste ramasse au large des côtes dakaroises, les filets dérivants abandonnés au fond des mers. Pendant des années, ces immenses pièges – non biodégradables – emprisonnent des milliers d’espèces qui jamais ne seront consommées. « Un vrai gâchis ». Mille filets ont déjà été remontés par Ali et les membres d’Oceanium. Un geste écologique qui, par ricochet, profitera aux pêcheurs de Kayar. « Tout le monde dit que la planète est menacée et que nous devons tous faire quelque chose. N’est-ce pas en commençant par réparer ce que l’homme a détruit ? »
Audrey Mouge
Le portrait de Haïdar a été diffusé dans l’émission Vu du ciel, le mercredi 8 septembre 2010, sur France3. Vous pourrez prochainement en savoir encore davantage dans le magazine .
Ecrire un commentaire