Qu’y a-t-il de plus fort que d’entendre le cri lancinant du lémurien indri rompre le silence de l’aube ? Nous étions dans le parc national d’Andasibe Perinet, à Madagascar, et en compagnie d’une trentaine d’écotouristes, j’avais parcouru la forêt pour voir l’un des lémuriens les plus rares et les plus charismatiques qui soient. Agglutinés au pied d’un arbre, nous attendions que l’indri veuille bien chanter… un chant qui fut alors ponctué par le ronronnement des caméscopes et le cliquetis des appareils photos et par les murmures enthousiastes de nous autres écotouristes. L’un de nous s’est alors reculé d’un pas et a dit dans un petit rire : « Et ils appellent ça de l’écotourisme ! » C’était une bonne remarque.
Depuis une dizaine d’années, l’écotourisme est présenté comme la solution qui permet de réconcilier développement économique et durabilité de l’environnement. Il s’agirait d’un scénario gagnant-gagnant : des touristes fortunés payant des sommes rondelettes pour voir la vie sauvage à l’autre bout du monde. Écolodges et écovoyagistes ont fait leur apparition un peu partout dans le monde et, à certains endroits, le business est juteux : le tourisme autour des gorilles au Rwanda et en Ouganda en est l’illustration parfaite. Les partisans de l’écotourisme vous disent qu’il génère des revenus qui permettent de protéger la nature, crée des emplois pour les populations locales et sensibilise à d’autres cultures. La solution idéale, en somme. Mais est-ce vraiment le cas ? Car les dithyrambes sur le potentiel de l’écotourisme s’appuient sur l’équation trop simpliste selon laquelle tourisme égale protection de l’environnement et oublient de souligner les éventuels impacts négatifs de ce secteur.
L’un des principaux problèmes est celui du trop grand nombre de visiteurs sur certains sites. Des scènes identiques à celle de l’indri à Madagascar, on en voit chaque jour quelque part dans le monde. Or plus les écotouristes se pressent autour des animaux pour faire de belles photos, plus les animaux risquent de ressentir du stress et plus les guides se sentent tenus de satisfaire les clients en les amenant toujours plus près.
Le comportement de certains écotouristes peut lui aussi poser problème. Qui d’entre nous n’a pas, un jour, ramassé un joli coquillage sur une plage pour le garder en souvenir ? On a le sentiment qu’ils sont une ressource renouvelable à l’infini puisqu’on en trouve sur toutes les plages du monde. Ils sont également vendus comme souvenirs et utilisés pour fabriquer des bijoux destinés aux touristes. Mais le ramassage de coquillages a des conséquences néfastes sur l’environnement marin. Aux Maldives, par exemple, les touristes en ont ramassé une telle quantité que les bernard-l’ermite ont fini par devoir trouver refuge dans des boutons de radios ou des capuchons de stylos échoués sur les plages.
L’écotourisme pose d’autres problèmes, plus insidieux et moins visibles. Cette industrie s’attache en effet à redéfinir l’environnement pour satisfaire aux goûts de ses clients. Les écotouristes ont souvent sous les yeux des environnements artificiels et non pas le paysage sauvage et intact qu’ils imaginaient. On construit des plages, on supprime des mangroves, on creuse des points d’eau, on déplace des populations et on rase des forêts pour faire de la place aux infrastructures touristiques.
La production de ces nouveaux paysages a bien évidemment des conséquences écologiques et sociales. Afin que certaines zones naturelles deviennent visitables, les communautés locales sont souvent chassées, parfois avec une extrême violence : on pense notamment aux exemples du parc national Kruger et à celui du Serengeti. Plus récemment, Refugees International estimait que 2000 familles ont été chassées du parc national de Nechisar en Éthiopie lorsque la Fondation des parcs africains a fourni les fonds pour clôturer le parc et installer des infrastructures pour les touristes ; elle a cependant battu en retraite en 2007 devant l’opposition de groupes de défense des droits de l’homme. Les évictions ne constituent cependant qu’une partie du problème.
Les zones touristiques ont en effet été créées au moyen d’un arsenal compliqué de lois et de réglementations permettant de contrôler l’utilisation des ressources par les communautés locales sur les lieux de visite des touristes. Certaines formes d’agriculture et de pâturage ont ainsi été interdites, tout comme la chasse de subsistance, la collecte de fruits et celle de bois comme combustible. Ces nouvelles législations destinées à protéger des « régions sauvages » entraînent la marginalisation progressive des communautés locales. Leurs droits à l’exploitation d’importantes ressources sont bafoués afin de permettre l’accès à de riches touristes venus du monde entier.
L’écotourisme ne représente pas plus une solution pour la protection des espèces. Selon le WWF, 80 % de l’habitat des éléphants se situent en dehors des parcs nationaux dans des zones qu’ils partagent avec des communautés humaines et dans lesquelles ils sont peu nombreux. Mais les écotouristes venus de loin veulent avoir l’assurance de voir de grands troupeaux évoluer au milieu d’une nature idyllique qui corresponde à l’image qu’ils se font d’un éden sauvage et (surtout) dépourvu d’humains.
Afin de dédommager les populations locales pour leur éviction, on leur promet des emplois dans les agences d’écotourisme nouvellement créées et on les pousse à vendre des souvenirs aux touristes. Mais dans la réalité, la création d’emplois est très réduite et ceux-ci sont généralement mal payés et peu considérés. Les populations locales occupent en effet des postes de serveurs, de guides, de jardiniers, de femmes de ménage et de cuisiniers, mais ce ne sont généralement pas elles qui possèdent les agences d’écotourisme ni qui occupent les emplois d’encadrement. Il leur manquerait, dit-on, les compétences et l’aptitude pour ce faire, mais ce ne sont là que des prétextes. L’un des principaux griefs des communautés locales est que les voyagistes étrangers n’établissent pas de partenariat sérieux avec elles. Elles éprouvent donc de la déception par rapport à ce qu’on leur avait fait miroiter.
L’écotourisme n’est sans doute pas LA solution ni, à coup sûr, le scénario gagnant-gagnant cher à ses partisans. Il faut que nous restions vigilants pour ne pas croire bêtement le marketing et le battage qu’il y a autour et que nous admettions que, comme toute autre forme de tourisme, il n’est pas sans poser problème. Car, pour résumer, l’idée selon laquelle l’écotourisme permettrait un développement économique soutenable et protègerait la nature est d’une désespérante naïveté.
Extrait de « Nature Crime : How We’re Getting Conservation Wrong » (Yale University Press) par Rosaleen Duffy,
Texte courtoisie de l’auteur
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