Ce qui caractérise les vrais entrepreneurs sociaux, c’est qu’ils n’auront pas l’esprit tranquille tant que leur idée ne sera pas devenue la norme pour la société tout entière. Les intellectuels et les artistes sont comblés lorsqu’ils peuvent exprimer leurs idées ; les professionnels lorsqu’ils peuvent satisfaire leurs clients et les dirigeants lorsque leur entreprise connaît le succès. Rien de tout cela n’intéresse le véritable entrepreneur social ; son but à lui est de changer le monde.
L’association Ashoka sélectionne des candidats, puis étudie en profondeur le profil de chacun afin de déterminer s’il présente toutes les caractéristiques pour intégrer son réseau mondial d’entrepreneurs sociaux innovants (nous les appelons les « Fellows Ashoka »). Pour cela, Ashoka remonte jusqu’à son enfance et, décennie après décennie, retrace sa formation et son évolution. Une fois découverte la motivation qui régit toute sa vie, une grande partie des autres caractéristiques du véritable entrepreneur social coulent de source.
Un entrepreneur social se pose chaque jour la question du « comment » : comment s’y prendre pour atteindre son objectif ultime ? Comment aborder telle opportunité ou tel obstacle ? Comment assembler les différentes pièces du puzzle ? Un entrepreneur social est un ingénieur, pas un poète.
C’est ce qui fait qu’il sait écouter attentivement et qu’il est extrêmement réaliste. Si quelque chose ne fonctionne pas, il veut le savoir très vite. Et il s’emploie à modifier le contexte et/ou ce qu’il avait prévu.
Le travail de l’entrepreneur social ne consiste pas à prendre une idée et à la mettre en pratique. C’est ce que font les franchisés. L’entrepreneur social crée quelque chose d’entièrement nouveau, en procédant sans cesse à des tests. Et une fois qu’il a créé et testé, il continue à créer et à procéder à d’autres tests, avant de créer encore.
Le vrai entrepreneur social possède également, grâce à son exceptionnelle fibre éthique, la faculté quasi magique d’entraîner les autres. Il leur demande sans cesse de faire des choses déraisonnables, et ils acceptent car ils savent qu’ils peuvent lui faire confiance, à lui ainsi qu’à ses idées.
Une fois que l’on a cerné la personnalité du véritable entrepreneur social, il faudrait être fou pour douter du fait qu’il va réussir à changer le monde.
Selon les résultats de l’enquête sur l’impact d’Ashoka, menée l’année dernière par la Corporate Executive Board Company dans 12 langues sur toute la planète, dans les cinq ans suivant leur élection : 52 % des Fellows Ashoka ont influé sur la réglementation/législation/politique dans leur pays et 76 % ont changé la donne au niveau national dans le domaine où ils interviennent.
Ces chiffres, si impressionnants soient-ils, ne traduisent pourtant qu’un aspect de l’impact des entrepreneurs sociaux.
Car chaque entrepreneur social est porteur d’une autre dimension. Et celle-ci, particulièrement à l’heure actuelle, pourrait bien s’avérer plus déterminante que l’impact individuel de chacun d’eux dans son activité même si cette dernière est conçue dans un objectif de changement social.
Chaque entrepreneur social joue en effet, au niveau local, un rôle de recruteur d’ »acteurs du changement » de manière massive. C’est là une des différences structurelles majeures entre l’entrepreneur social et l’entrepreneur classique. Le premier n’a que faire de capturer un marché et de s’y cramponner. Car son but, encore une fois, est de changer le monde.
Pour ce faire, la méthode employée par l’entrepreneur social consiste presque toujours à rendre son idée aussi compréhensible, convaincante et rassurante que possible, afin que les populations locales, les unes après les autres, se rendant compte qu’elle représente une grande avancée pour elles, aient envie de la soutenir. A partir du moment où, localement, des habitants se font les porte-parole d’une idée nouvelle, ils deviennent eux-mêmes des « acteurs du changement » capables de remettre en question les modèles en place. La multiplication de ces acteurs représente une étape cruciale : ils vont non seulement devenir des leaders locaux pour ce qui concerne la transformation du domaine concerné, mais aussi des agents de la démocratie par leurs efforts pour convaincre les institutions.
Cette multiplication des « acteurs du changement » représente une contribution décisive des entrepreneurs sociaux à ce qui peut devenir la transformation des structures de la société la plus importante depuis la révolution agricole. Depuis des millénaires, la société est en effet constituée d’un très petit nombre de personnes qui « dirigent » le reste de la population. Ce modèle a fonctionné parce qu’il y avait une certaine stabilité, et que ceux qui recevaient les ordres avaient à exécuter essentiellement des tâches répétitives. Mais nous sommes arrivés à une époque où, notre monde changeant et se complexifiant à un rythme de plus en plus accéléré, il devient indispensable de modifier les structures des institutions et celles de la société. Ce qu’il faut, c’est que chacun de nous devienne un « acteur du changement« , et que nous formions des équipes hyper flexibles qui soient capables de s’unir pour exploiter ensemble toutes les opportunités.
Nous le voyons avec les entrepreneurs sociaux, ils ont d’autant plus de pouvoir qu’ils collaborent entre eux et/ou avec leurs homologues de l’économie traditionnelle. Pour Ashoka, il est clair depuis le début que notre contribution au changement provient en grande partie des soutiens mutuels et des collaborations que notre réseau rend possibles. Car une telle « communauté » (aujourd’hui quelques 3 000 personnes dans le monde) permet d’additionner les forces et de démultiplier les impacts. Quelques exemples ?
– Collaborer à deux dans un même pays : Maria Carvalho, Fellow Ashoka de São Paulo, dont l’activité consiste à proposer des garderies d’enfants qui ne soient plus des lieux où les enfants sont parqués, mais représentent un vrai apport à leur éducation, a pu obtenir le soutien des syndicats, jusque-là hostiles, en s’associant à une autre Fellow Ashoka employant de nombreuses femmes pour préparer des repas chauds pour les ouvriers des usines locales. Ensemble, elles ont installé des équipements modèles, sur le lieu de travail de ces femmes, pour accueillir leurs enfants.
– Collaborer à plusieurs, dans des pays proches, c’est plus efficace en termes d’impact, qu’il s’agisse des Fellows Ashoka de différents pays asiatiques qui se sont associés pour combattre les trafics transnationaux de femmes et d’enfants, ou de ce groupe de 12 Fellows qui s’emploie à faire évoluer les politiques carcérales dans toute l’Amérique latine.
– Collaborer à l’international sur des questions fonctionnelles, cela permet d’avoir encore plus de poids. Les conditions de sécurité s’étant dégradées, surtout en Amérique latine et en Asie, le programme international de secours mutuel et de sécurité mis en place pour et par les Fellows Ashoka permet notamment, en créant des liens entre différents groupes de Fellows, de prévoir les dangers et de mieux les combattre, comme dans les zones tribales du Pakistan. De même, dans toute l’Asie, les Fellows Ashoka savent comment s’épauler si une catastrophe survient quelque part.
Mais, si tout ce dont je viens de parler apporte des résultats fort intéressants, nous travaillons depuis 6 ou 7 ans sur un concept dont la portée est bien plus grande encore, « l’entrepreneuriat collaboratif« , et qui n’a pas de précédent.
À partir du moment où, sur tous les continents, on compte plusieurs centaines d’entrepreneurs sociaux innovants dans un même domaine, on peut être certain que ce domaine est sur le point de connaître un changement radical de paradigme, avec démarrage d’une « courbe en S ». Vu l’importance fondamentale qu’attache chaque entrepreneur social au fait de réussir à changer le monde, les centaines dont nous parlons ont en effet réfléchi à deux fois avant de choisir le domaine pour lequel ils allaient engager toute leur énergie.
Le défi, évidemment, consiste à savoir comment accélérer le processus pour le prochain domaine concerné. Le réseau Ashoka s’applique depuis le tournant du siècle à maîtriser cette question essentielle. Nous déterminons quelle est la destination, nous identifions les quelques événements indispensables pour y parvenir. Et puis une bonne partie (entre un tiers et la moitié) de nos entrepreneurs sociaux innovants concernés par le domaine se mettent au travail afin de savoir quels sont les 7 à 10 pays qui vont être déterminants dans cette entreprise.
Par exemple, les quelque 500 Fellows Ashoka qui, dans le monde, se sont donné comme mission première de s’occuper d’enfants et d’adolescents se sont aperçu d’une chose : si le paradigme éducatif selon lequel il faut engranger du savoir et connaître les lois régissant le monde pour bien se préparer à la vie d’adulte était adapté à un monde stable, il ne l’est plus dans un environnement en constante évolution. Dans le monde actuel, les jeunes doivent d’abord acquérir une série de compétences et savoir-être sociaux qui leur permettront de contribuer activement au changement : l’empathie, le travail en équipe, le leadership et la capacité à agir. Constitués en équipe, nos entrepreneurs sociaux innovants doivent s’assurer que ces idées se répandent largement et que rapidement :
1) chaque enfant va pouvoir apprendre l’empathie et la mette en pratique (voir « Ensuring Children Succeed in the Coming Everyone A Changemaker World » sur www.ashoka.org/resource/6471) et 2) tous les jeunes vont être capables de repérer ce qu’il faut améliorer dans leur école et/ou leur environnement proche et de se constituer en équipes pour s’attaquer au(x) problème(s), afin un jour de pouvoir constater qu’ils ont changé leur monde (voir www.youthventure.org).
Ce qui rend les entrepreneurs sociaux différents du commun des mortels, c’est qu’ils ont choisi un travail dont l’objectif est de transformer les schémas et les systèmes régissant la société. Quoi de plus efficace qu’une équipe internationale rassemblant les entrepreneurs sociaux les plus innovants pour définir la stratégie qui permettra d’orienter le monde vers un avenir meilleur ?
Ces entrepreneurs qui collaborent pour, ensemble, changer le monde
par Bill Drayton, fondateur d‘Ashoka
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