Le droit forestier français est à l’origine du développement durable. Il contient aussi deux éléments importants et constants pour les forêts domaniales françaises : leur inaliénabilité et leur gestion durable, comme l’explique Georges-André Morin, spécialiste de la question.
Dans un article récent sur l’histoire du droit forestier, vous montrez que celui-ci remonte au Moyen-Age, quand commence à s’organiser l’Etat. De quand datent ses premiers éléments ?
Les deux principes fondamentaux du droit forestier datent du XIVe siècle, inchangés depuis sept siècles. Le premier est la gestion soutenue – ou durable, dit-on aujourd’hui. En 1346, quand Philippe VI de Valois stipule par son Edit de Brunoy, que « les maîtres des eaux et forêts enquerront et visiteront toutes les forez et bois et feront les ventes qui y sont, en regard de ce que lesdites forez se puissent perpétuellement soustenir en bon estat. » Plus tard, en 1364 son petit-fils Charles V, surnommé fort à propos le Sage, introduit dans le serment de son sacre l’engagement de ne pas aliéner les forêts de la couronne.
C’est l’origine du mot développement durable ?
Absolument : soustenir a donné en anglais sustainable, revenu dans le français contemporain sous le vocable durable. Le concept a bien été inventé en France, puis s’est internationalisé, mais sa reprise récente, sous un vocable différent, nous en a fait perdre la paternité.
Quels étaient les objectifs de l’ordonnance de Brunoy ?
Historiquement, la réglementation forestière a été posée, pour le patrimoine du roi, avec deux objectifs précis :
Tout d’abord, maintenir un patrimoine qui permette de couvrir les besoins du pouvoir monarchique naissant – à l’époque, les forêts sont une source de revenus considérable.
Ensuite, assurer à l’Etat un approvisionnement en bois, crucial pour les armées, construction de navires ou de machines de guerres.
Cette projection dans l’avenir est remarquable pour une époque où la durée de vie était très inférieure à ce qu’elle est aujourd’hui – le long terme était alors beaucoup plus long qu’il ne l’est aujourd’hui. Paradoxalement, il semble qu’on l’appréhendait plus facilement.
Comment ces principes ont-ils évolué dans l’histoire de France ?
Ces principes restent remarquablement constants. Ils sont repris par les textes des derniers Valois, en particulier l’Edit de Moulins qui en 1566 « codifie » l’engagement du sacre sur l’inaliénabilité. On les retrouve dans l’ordonnance de 1669 sur « le fait des Eaux et Forêts ». Ces points sont rediscutés et confirmés lors de l’Assemblée des notables de 1787. Enfin, l’Assemblée Nationale Constituante les confirme et leur donne leur forme moderne dès 1789, malgré l’ultralibéralisme de la période : on nationalise pour revendre.
Ainsi, en novembre 1789, la nationalisation des biens du clergé double instantanément le patrimoine forestier de la Nation. Mais les forêts sont considérées comme un bien à part qui relève de l’intérêt général. L’ Assemblée nationale vote dès le mois de décembre 1789 une loi qui commence par cette phrase : « Les arbres, bois et forêts sont placés sous la protection de la Nation. » En septembre 1790, une loi confirme le principe de l’inaliénabilité des forêts de la Nation, sauf autorisation par une loi, en des termes depuis lors inchangés. En effet, la souveraineté étant désormais déléguée par le peuple à une assemblée représentative, celle-ci est substituée au souverain : elle seule peut décider de vendre les forêts.
En 1827, les débats préalable au vote d’un Code forestier prévu par une loi de la Constituante mettent en avant ce qu’on appellerait aujourd’hui les services écologiques de la forêt, « la conservation des forêts est l’un des premiers intérêts des sociétés » parce qu’elles « protègent et alimentent les sources et les rivières et exercent sur l’atmosphère une heureuse et salutaire influence », formulations pour le moins très moderne.
Pourtant, il existe certains cas dans lesquels on peut vendre une forêt domaniale
En effet, et on en a vendu beaucoup, en particulier sous la Restauration pour payer les indemnités liées aux défaites napoléoniennes, à la suite du second traité de Paris en 1815. La vente de 150 000 hectares fut autorisée par la loi du 25 mars 1817. Cette loi fut votée au terme d’un débat passionné dans les deux chambres, chambre des Députés et chambre des Pairs dans le cadre institutionnel de la Charte de 1814, mais en application de la loi de 1791. Il y a eu ensuite d’autres périodes de ventes, moins importantes. C’est le cas sous le Second Empire, pour financer des actions de protection en montagne. Mais là encore, ces ventes sont soumises à l’autorisation du Parlement.
Cette partie du droit forestier ne concerne qu’une partie des forêts françaises : les forêts domaniales.
En effet, seulement 12 % des forêts françaises sont dites domaniales (domaine privé de l’Etat), celles appartenant aux collectivités font 17% du total, le reste, soit 71%, appartient à des particuliers. Elles jouent néanmoins un rôle important, puisque qu’il n’existe pas d’espace agricole public, mis à part quelques fermes expérimentales. Ainsi, la forêt de Tronçais, une des plus belle forêt de France, est une forêt de l’Etat, l’équivalent n’existe pas en matière agricole.
Comment est-ce que l’histoire du droit forestier éclaire-t-elle la vente d’une parcelle de la forêt domaniale de Compiègne, par l’ancien ministre Eric Woerth ?
La question est délicate : une procédure est en cours, le procureur général de la cour de Cassation, Jean-Louis Nadal, a saisi la Cour de Justice de la République et je suis un fonctionnaire tenu à un devoir de réserve. Mais lorsque j’ai lu les premiers articles sur ce sujet, je n’y croyais pas, car la règle de droit est claire et évidente. J’ai pensé qu’il devait y avoir quelque part une habilitation que le ministre mis en cause aurait d’ailleurs pu très facilement demander au Parlement où il dispose d’une majorité, d’autant plus qu’il estime avoir fait une bonne affaire qui saurait fait « gagner de l’argent à l’Etat. »
J’évoquais les aliénations du XIXème siècle ; le dernier précédent date de 1959. A la suite du traité de paix entre la France et l’Italie, une légère rectification de frontière, au profit de la France, conduisit l’Etat à prévoir la cession d’une forêt domaniale précédemment italienne à la commune française de rattachement. Certains ont cru que dans le cadre de la nouvelle constitution, celle de 1958, un décret suffirait. Mais le projet de décret fut rejeté par le Conseil d’Etat qui rappela la loi de 1790 tout juste intégrée dans le nouveau code des domaines. Cette autorisation de cession a donc été votée sans difficulté peu près. Cet épisode confirme que la disposition de 1790 est toujours en vigueur ; aujourd’hui, c’est l’article 3211-5 du code général de la propriété des personnes publiques, avatar depuis 2006 du code des domaines.
Pour céder une parcelle de la forêt de Compiègne, la procédure était très simple : il suffisait de demander l’autorisation au Parlement. Pourquoi ne pas l’avoir fait ? Je n’en sais rien. En l’état actuel du droit aucun artifice juridique ne permet de valider cette vente.
Après sept siècles de relative constance, faut-il changer la loi, la moderniser ?
Ces principes – l’inaliénabilité et la gestion soutenue – sont donc très anciens, mais leur conception procède de la nature même des forêts. La longue durée du cycle forestier, le plus souvent largement supérieur à celui de la vie humaine, nécessite à la fois une protection rigoureuse de l’affectation forestière des sols et une planification des coupes. Il est donc normal qu’ils soient quasi-inchangé dans leur formulation depuis 1789 et inchangé au fond depuis le XIVème siècle. Il n’y a pas de raison sérieuse d’envisager de les modifier dans le futur ; au contraire, la prise en compte croissante par l’opinion publique des préoccupations environnementale ne peut que les renforcer.
Un travail est en cours de clarification et de simplification du code forestier. Il reprend tous les principes fondamentaux parfois dispersés au cours des ans dans un code devenu touffu et peu maniable. Cette opération se fait bien entendu strictement à droit constant.
Propos recueillis par Olivier Blond
Georges-André Morin est Ingénieur général des ponts, des eaux et des forêts au Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux (CGAAER), qui a pour mission d’assister les ministres dans l’exercice de leurs attributions en participant à la conception, au suivi et à l’évaluation des politiques publiques. Il a publié récemment : « La continuité de la gestion des forêts françaises de l’ancien régime à nos jours, ou comment l’Etat a-t-il pris en compte le long terme », Revue française d’administration publique, n° 124, août 2010.
Ecrire un commentaire