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Michel Rocard : « En Arctique, il faut se préparer aux problèmes de demain. »

En 2009, l’ancien Premier ministre Michel Rocard a été nommé Ambassadeur de France chargé des négociations internationales relatives aux pôles Arctique et Antarctique. L’équipe de GoodPlanet.info est allé à sa rencontre pour faire le point sur les enjeux de la région arctique, un vaste territoire en pleine mutation dont les richesses, rendues plus accessibles par le changement climatique, attisent les convoitises des Etats riverains.

Il y a, depuis quelques années maintenant, beaucoup d’activités en Arctique. En 2007, la Russie a planté son drapeau par plus de 4 000 m de fond sur une zone contestée, mais il y a aussi des manœuvres militaires, des expéditions scientifiques. Quels sont les enjeux dans cette région ?

L’Arctique renferme de nombreuses richesses. On y a en effet repéré d’importants gisements de gaz et de pétrole liquide : près de 30% de toutes les réserves de gaz de l’humanité et 14% des réserves de pétrole. Le problème, c’est que les droits sur ces richesses ne sont pas clairement établis car elles se situent toutes dans des zones qui ne sont pour l’instant soumises à aucune juridiction.

En Arctique, l’enjeu porte sur l’extension des droits des Etats côtiers au-delà des limites des zones économiques exclusives (ZEE) car c’est principalement là que se trouvent les gisements découverts. Depuis 1982, il existe en effet une convention internationale signée à Montego Bay qui codifie le droit de la mer et qui établit notamment ces ZEE. Dans ces zones, d’une distance de 200 milles marins maximum, les Etats côtiers disposent de droits souverains, notamment en ce qui concerne l’exploration et l’exploitation des fonds marins et de leur sous-sol.

Pour étendre ses droits, un Etat doit démontrer que les fonds marins et le sous-sol océanique sont le prolongement naturel de son territoire terrestre. Il adresse alors une demande d’élargissement à un comité spécial de l’ONU, la Commission des limites du plateau continental (CLPC) qui, après examen des preuves, se prononce sur leur validité et autorise ou non l’Etat à étendre sa souveraineté de 150 milles marins. Un Etat peut alors disposer de droits sur une distance de 350 milles, soit en tout 720 kilomètres depuis les côtes.

Où en est-on des revendications des Etats riverains ?

Canada, Danemark, États-Unis, Norvège, Russie, plusieurs Etats souhaitent obtenir des droits sur les richesses que renferme le sous-sol océanique de l’Arctique. Le tout premier pays à avoir déposé une demande et à avoir reçu une réponse positive est la Norvège. Elle a ainsi obtenu il y a moins de deux ans une extension de ses droits autour de l’archipel du Spitsberg, de son vrai nom Svalbard. Par ailleurs, la Norvège a longtemps été opposée à la Russie au sujet du gisement du Chtokman, en mer de Barents, qui se révèle être le 3e ou 4e gisement de gaz naturel au monde. Aux termes d’un contentieux de près de 40 ans, les deux Etats sont finalement parvenus à un traité de partage en 2010.

Aujourd’hui, une autre zone attise toutes les convoitises : la dorsale de Lomonossov, une chaîne de montagne sous-marine longue de 2000 km qui passe sous le pôle Nord. Jusqu’à présent, ce sont les Russes qui ont été les plus actifs. C’est là qu’ils ont planté leur drapeau en 2007 et ils ont déjà déposé plusieurs demandes à la Commission des limites du plateau continental (CLPC). Mais à chaque fois, la réponse a été la même : « votre dossier n’est pas convaincant. » C’est la raison pour laquelle tous les étés, des étudiants russes en géologie passent leurs vacances à effectuer des carottages dans le sous-sol océanique afin d’étayer la demande de leur pays. La Russie a annoncé qu’elle allait de nouveau saisir la CLPC en 2012. Elle n’est cependant pas la seule à revendiquer les droits sur cette zone : la Norvège également, mais aussi le Canada et le Danemark ont en effet déclaré qu’ils saisiraient la Commission en 2013.

Enfin, les Etats-Unis sont eux aussi intéressés par un énorme gisement de gaz situé dans le détroit de Bering, mais comme ils n’ont pas signé la convention de Montego Bay, ils n’ont pas accès à la procédure devant la CLPC et pour l’heure, toute demande d’extension des droits de leur part est donc irrecevable.

En ce qui concerne la navigation qui est rendue possible avec l’ouverture de routes grâce à la fonte des glaces, quel est l’état des lieux ?

Du point de vue de la future grande navigation commerciale qui passera par l’Arctique, tous les Etats côtiers ont l’obligation de laisser aux navires commerciaux un droit de passage. Cela ne concerne pas beaucoup d’Etats, mais cela implique surtout qu’ils sont aussi responsables de la sécurité et des sauvetages. Pour le moment, pas un seul ne s’y refuse. Ils y voient, et c’est très perceptible dans le discours canadien, une expression de leur souveraineté et ils n’entendent donc en rien renoncer à ces prérogatives. Le problème, c’est qu’aucun n’est capable de mettre les 5 à 6 milliards de dollars nécessaires pour viabiliser la zone. En effet à l’heure actuelle, du cap Nord au détroit de Béring en longeant la Sibérie ou en passant par les îles canadiennes, il n’y a pas un phare, pas une balise, aucune flotte d’avions d’observation, ni de flotte d’hélicoptères de secours, pas de brise-glace et pas de port. Or la viabilisation suppose qu’il y ait tout cela, sans quoi jamais les assureurs ne couvriront la navigation.

Justement quels sont les grands enjeux environnementaux dans la zone Arctique ?

L’enjeu principal, et le plus terrifiant, est celui de la fonte des glaces, mais il dépend de facteurs qui ne se passent pas qu’aux pôles. Le combat contre les émissions de gaz à effet de serre est en effet un combat mondial qui a été raté à Copenhague, raté à Cancun et l’environnement continue donc à se détériorer dans les régions polaires.

Mais ce n’est pas tout : la fonte des glaces va bientôt rendre possible des activités dommageables pour l’environnement comme l’exploitation pétrolière, la pêche, le transport de marchandises et de passagers, le tourisme. Mon sentiment est qu’il vaut mieux préparer dès aujourd’hui les servitudes environnementales de demain avant que la zone ne soit ouverte aux activités commerciales et au trafic. Ce sont par exemple des interdictions de lâcher des déchets en mer, des obligations de ne pas dégazer ou encore des obligations de naviguer avec un fioul répondant à certaines normes, etc. Ces règles juridiques sont nécessaires pour protéger l’Arctique de la pollution mais pour l’instant, les riverains n’en veulent pas. Il va bien falloir les faire changer d’avis et pour cela, il faut que le monde entier se mobilise.

Quelle est la place des peuples autochtones au milieu de ces États qui ont avant tout des préoccupations économiques ?

On compte environ 300 000 habitants en Arctique dont la moitié sont des Inuits. Ils vivent essentiellement le long des côtes et pour eux, la situation est dramatique car ils perdent leurs sources de nourriture. Leur situation diffère selon les pays. Le Danemark est par exemple en train de donner l’indépendance au Groenland, c’est-à-dire à une population exclusivement Inuit puisque sur les 55 000 Groenlandais, on compte 54 500 Inuits et 500 fonctionnaires danois. Cela n’est pas sans conséquences, notamment en matière de sécurité dans l’exploitation pétrolière. En effet à l’heure actuelle, personne n’est sûr que le gouvernement du Groenland aura les moyens d’assurer la sécurité des exploitations. S’il ne peut pas, cette tâche reviendra alors à de grandes compagnies pétrolières. Il faudra alors que le gouvernement soit suffisamment fort pour imposer des règles aux compagnies. En Russie, les peuples sont rassemblés au sein du RAIPON (Russian Association of Indigenous People of the North) et cet organisme est d’ailleurs observateur permanent auprès du Conseil arctique. Il existe également la Conférence circumpolaire Inuit qui parle pour le compte des Inuits de l’Alaska, du Groenland et du Canada, mais la création d’un gouvernement Inuit au Groenland risque de déstabiliser un peu cette conférence circumpolaire.

Leur voix pèse t-elle vraiment dans toutes les discussions entre les Etats ?

Nous sommes au cœur d’une mutation. Le Conseil arctique, qui rassemble les gouvernements des pays riverains et les représentations de peuples indigènes, a été installé en 2000. Avant cette date, les peuples premiers, personne ne les entendait. Maintenant, il y a six représentations institutionnelles des peuples indigènes et ces six, on les entend, notamment dès qu’il y a quelque chose de vital pour eux en jeu. Certes, sur certains sujets ils ne pèsent pas beaucoup dans les discussions car ils ne sont par exemple pas en mesure d’assumer des décisions de mise en exploitation pétrolière ou d’autorisation de la pêche, mais aujourd’hui, il n’est plus question de faire une politique de l’Arctique qui ne les prenne pas en compte. Et leur survie s’accompagnera probablement en partie d’une reconversion.

Au milieu de ces États et de ces peuples indigènes, quelle est la place de la France et quel est votre rôle en tant qu’ambassadeur ?

La place de la France est celle d’un membre de l’Union européenne qui se trouve être membre observateur permanent du conseil Arctique. Ensuite, en fonction de sujets, je suis soit la voix de la France, soit parfois celle de l’Europe.

Est-ce que la question de l’Arctique et plus généralement des effets du changement climatique est prise en compte par la France ? On se souvient que la CIA avait publié un rapport sur les effets du changement climatique pour la sécurité des États-Unis.

La marine française est sérieusement investie. Elle effectue régulièrement des missions d’observation en Arctique pour aller voir de près l’évolution de la situation. Mais par rapport aux États-Unis, nous sommes beaucoup moins concernés par l’Arctique en termes stratégiques car c’est bien plus loin. Ce n’est pas une zone stratégique vitale pour la France.

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Propos recueillis par Benjamin Grimont et Julien Leprovost

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