La biodiversité s’érode et disparaît. Cela va bien au-delà de l’extinction pure et simple car les êtres humains perdent aussi la trace et la mémoire de la faune et de la flore, qu’elle soit sauvage ou domestique. Cette amnésie, récente, se produit rapidement et empêche de mesurer l’ampleur des menaces environnementales. Philippe J Dubois est ornithologue et écologue traite de ce sujet dans son dernier ouvrage. Il est l’auteur de la Grande Amnésie Ecologique, un ouvrage publié fin 2011 qui revient la crise de la biodiversité.
Pourquoi ce livre ?
Fréquemment, on constate que l’homme dispose de la capacité de détruire la biodiversité, c’est pourtant oublier qu’il est aussi capable de la modeler et de créer de la diversité. En ce sens, la biodiversité domestique est un excellent trait d’union entre l’homme et la nature. Toutefois, l’espèce humaine oublie de plus en plus les espèces qui l’entourent et en perd la trace. Ce qui m’a conduit à m’interroger sur notre capacité à oublier notre passé récent. Cette abstraction du passé nous empêche de prévoir correctement l’avenir. Cette amnésie généralisée constitue une carence dans notre réflexion sur l’état de la biodiversité et les moyens d’y faire face en prenant des décisions économiques, sociales et politiques. L’Oikos d’écologie et d’économie vient de la même racine, celle de la maison, du foyer qu’il faut gérer et préserver de façon raisonnée et sobre, en sachant que nos ressources – fossiles ou naturelles – ne sont pas inépuisables.
Qu’est ce que vous appelez la grande amnésie ?
Il s‘agit de l’incapacité que nous avons de nous souvenir de l’état naturel de la biodiversité au-delà d’une génération. Cela s’appelle le « syndrome du référentiel changeant ». En fait, chaque génération, qu’il s’agisse des scientifiques ou non, évalue la diversité naturelle en fonction de ses références à un instant donné, qui n’est pas le même que celui des générations suivantes ou précédentes. Et, dans la plupart des cas, les générations suivantes ignorent l’état de la biodiversité tel qu’il était auparavant. Ainsi même si chaque génération observe une dégradation de la biodiversité, elle n’en mesure pas l’ampleur réelle sur le long terme puisque les observations sont biaisées car elles ne concernent qu’un laps de temps très court. Le manque de données nous prive d’une vision d’ensemble de la biodiversité et de ce qu’elle a pu être dans le passé. Et ce qui peut alors nous conduire à des prévisions ou des prédictions biaisées, voire fausses, et peut s’avérer dramatique en terme de conservation.
Pourquoi ?
Sans doute car dans nos sociétés occidentales, nous visons avant tout dans un environnement sociétal, urbanisé et artificialisé. Nous avons une culture du court terme et du changement permanent. Un zapping permanent nous empêche de se tourner vers le passé. Tout est aujourd’hui fait pour que nous vivions dans l’immédiateté. Ce qui nous empêche, bien sûr, de nous retourner vers notre passé, même tout proche. Mais, l’oubli de notre environnement se généralise et ne concerne pas que les urbains, il existe un manque de transmission de la mémoire des espèces.
Les agriculteurs aussi y font face. De nombreux exploitants modernes ne connaissent pas ou très mal des races et des variétés dont l’exploitation a été en grande partie abandonnée. Même en Chine, les pêcheurs du bassin du Yang-Tsé ont perdu en moins d’une génération la mémoire deux espèces emblématiques du fleuve que leurs parents et grands-parents pêchaient : le poisson spatule, qui peut mesurer jusqu’à 7 mètres, et le dauphin d’eau douce. Ces espèces ont disparu au début des années 2000, or en 2008 près de 70% des pêcheurs de moins de 40 ans n’en avaient jamais entendu parler.
Justement à côté de cette biodiversité ordinaire, les espèces emblématiques ne monopolisent-elles pas l’attention ?
Dans ce domaine, les choses ont évoluée. En effet, le tigre, l’ours blanc, la baleine le loup ou le grand panda ont su mobiliser le public et ont fait l’objet de mesures. Ils étaient à la fois connus et menacés. Leur valeur symbolique s’avère forte, il fallait protéger l’espèce de la disparation. Mais, on s’est rendu compte que la protection d’une espèce passait par celle de son milieu. Aujourd’hui on protège avant tout les milieux naturels et en leur sein d’autres espèces qui partagent cet habitat. Dans le même temps, et dans la continuité de la grande amnésie, on s’est aperçu que la biodiversité dite « ordinaire » disparaissait, qu’elle devenait de moins en commune. Dans les milieux agricoles, l’alouette des champs ou les perdrix deviennent de plus en plus rares. En conséquence, les protecteurs de la nature considèrent que maintenant il faut protéger cette biodiversité ordinaire au même titre que les espèces jugées emblématiques.
Mais l’évolution passe aussi par la disparition d’espèces, dans certains cas, cet oubli ne devrait donc pas poser problème ?
Bien sûr, depuis que la vie est apparue sur Terre, les espèces suivent un processus évolutif. Quoi qu’il arrive une espèce sera conduite à disparaître, à s’éteindre, mais pas définitivement car elle donnera naissance à une nouvelle espèce, sauf en cas de cul-de-sac de l’évolution. Les erreurs de la nature peuvent survenir, mais de nos jours l’accélération de l’érosion de la biodiversité a des causes anthropiques. En général, une espèce est présente sur terre entre 1 et 2 millions d’années.
Aujourd’hui, l’homme est responsable d’une disparition accélérée de nombreuses espèces. Dès le XVe et XVIe siècle, il a ciblé certains prédateurs pour les éliminer, comme le loup et l’ours en Europe. C’était exceptionnel et ponctuel (grand pingouin, dodo), aujourd’hui la biodiversité commune, se trouve menacée. Depuis l’ère industrielle, l’homme inflige indirectement des pertes à la biodiversité en empiétant sur les milieux, en surexploitant les ressources. La disparition d’une essence d’arbre tropical peut entraîner la disparition de plus de 400 espèces qui gravirent autour : champignons, plantes, insectes et bactéries.
Or, on n‘a pas le droit de perdre cette diversité et ces richesses. La biodiversité regroupe à la fois les espèces, le milieu et le patrimoine génétique. L’érosion de la biodiversité concerne à la fois les espèces, les milieux et aussi le génome
Quelles raisons expliquent la perte de diversité des espèces domestiques ? Comment y faire face ? et pourquoi ?
Cette érosion provient de choix qui ont été fait après la Seconde Guerre mondiale, il fallait nourrir une population en croissance rapide. Des choix productivistes ont été faits, il est possible de les discuter. Ils ont entraîné un choix limité de variétés et de races jugées les plus productives, au détriment d’espèces locales, plus rustiques. Ces dernières sont tombées en disgrâce, sauf chez certains agriculteurs qui ont pu les préserver. Elles connaissent un regain d’intérêt car, malgré leurs rendements plus faibles, ces races rustiques se montrent mieux adaptées à certaines régions, plus résistantes aux maladies. Surtout, elles constituent un formidable réservoir de biodiversité. Ce qui n’est pas le cas des races sélectionnées pour leur productivité. Par exemple, l’une des races les plus communes de vache, la Prim’Holstein, a remplacé de nombreuses races locales. Malgré sa forte capacité à produire du lait, la Prim’Holstein souffre d’un manque de diversité génomique en raison du faible nombre de taureaux à l’origine de la race. Elle se montre de plus en plus vulnérable aux maladies et surtout présente des problèmes de fécondité, qui entraient évidemment des frais vétérinaires importants. De plus, la redécouverte des terroirs associée au désir de manger sainement recréer des marchés pour une agriculture « plus rustique », authentique et ancrée dans le territoire (bio, circuit court). Cela favorise le renouveau de la biodiversité domestique et semble une bonne piste pour la préservation de la biodiversité sauvage.
Vous insistez sur le rôle de l’éducation face à cette crise, quel rôle peut jouer l’éducation à l’environnement ?
Il n’y a pas de fatalité et il est plus que temps de remettre l’environnement au cœur des préoccupations. Comme il existe une instruction civique, il faut une éducation à l’environnement dès l‘école. Il est possible d’organiser pour les élèves des rencontres avec des scientifiques, avec des naturalistes, avec des acteurs de l’environnement. Ou encore, de mettre en place des visites dans les parcs ou les réserves, dans la nature, conduire les enfants à la rencontre des agriculteurs et faire venir des anciens dans les écoles pour qu’ils témoignent de ce qu’ils ont connu.
Cela les rapprochera de la nature tout en leur permettant de découvrir des choses et de participer au devoir de mémoire par rapport à notre environnement. Il ne faut pas l’oublier, depuis 12 000 ans, l’agriculture a permis de nourrir l’homme et de s’établir en société sédentaire. Jusque très récemment, une majeure partie de nos ancêtres travaillaient à la ferme et étaient en contact direct avec la nature. Et surtout, pour changer les choses, les meilleurs éducateurs des adultes restent peut-être les enfants. C’est une question d’éducation, de tradition et de culture. Il faut du temps pour changer les habitudes.
Dans ce cadre, quel rôle peuvent jouer les zoos, les musées et les réserves ?
Ce sont de formidables lieux pour découvrir la biodiversité présente et passée. Une visite scolaire dans ces lieux joue un grand rôle éducatif. Il n’est pas difficile d’y organiser des sorties éducatives, même en ville, il y a des parcs zoologiques, des musées d’histoire naturelle ou d’aller dans les réserves à proximité, elles permettent le contact avec une nature relativement préservée. Les réserves permettent de garder des traces ; de plus les jardins zoologiques jouent désormais un plus grand rôle dans la conservation en facilitant la reproduction et la réintroduction de certaines espèces en danger. Je pense que les parcs comme les zoos parviennent à sensibiliser le visiteur à ces aspects-là. Et, le développement de la science participative offre l’opportunité aux citoyens de mieux appréhender ces phénomènes, de mesurer la biodiversité et d’en voir l’évolution.
Propos recueillis par Julien Leprovost
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