Environmental Justice Foundation est une ONG britannique fondée en 2000 qui estime que la sécurité environnementale fait partie des droits de l’homme. Au moyen d’enquêtes et de rapports, elle condamne la pêche illégale et les effets dévastateurs de l’élevage de crevettes ou de la culture du coton et protège les réfugiés climatiques. Environmental Justice Foundation mène des actions de terrain dans quelque 20 pays à travers le monde.
Il y a deux ans, l’EJF est parvenue à rassembler les fonds nécessaires pour aider des populations locales en Afrique de l’Ouest à combattre la pêche illégale dans leurs eaux territoriales. Steve Trent et Benedict Allen, respectivement directeur et mécène de l’ONG, nous en disent plus sur la campagne menée par l’EJF en Sierra Leone, sur les résultats obtenus et sur son impact pour les populations locales.
Pouvez-vous tout d’abord nous expliquer ce qu’est la justice environnementale et ce que l’EJF mène comme actions pour assurer la sécurité environnementale à travers le monde ?
Lutter pour la justice environnementale, c’est établir un lien entre les droits de l’homme et les besoins sociaux d’un côté et la sécurité environnementale de l’autre. C’est octroyer aux individus, notamment aux plus pauvres et aux plus vulnérables, une part digne de ce nom de leurs ressources naturelles et leur offrir la possibilité d’utiliser cette part pour satisfaire leurs besoins essentiels tout en favorisant un mode de vie durable.
L’ONG est née d’une observation toute simple : personne ou presque ne faisait le lien entre sécurité environnementale et problèmes de développement. Vous pouviez avoir une agence de développement et une agence environnementale qui travaillaient au même moment dans la même région, l’une distribuant des sacs de riz et l’autre protégeant les forêts, sans qu’aucune des deux fasse le lien entre les deux activités. Jamais elles ne seraient arrivées à la conclusion que bien souvent, si une distribution de riz s’avère nécessaire, c’est parce que des forêts ont été rasées, et que la pauvreté qui naît de l’insécurité environnementale contribue à alimenter ces mêmes mécanismes qui favorisent la déforestation, la surpêche et d’autres désordres environnementaux…
L’EJF s’efforce de travailler là où les autres sont absents et se concentre sur des régions particulièrement complexes, sur les zones de conflit et sur les zones post-conflit. Nous travaillons avec des populations et des organisations locales et nous leur donnons les moyens de faire face aux difficultés qu’elles rencontrent dans la construction de la sécurité et de la durabilité environnementales.
Bien souvent, il ne s’agit pas d’appliquer des technologies de pointe, des dispositifs d’envergure ni des structures logiques, mais de choisir des techniques adaptées aux besoins du terrain, d’appréhender la culture locale et d’aider les populations à se sentir concernées et à s’impliquer.
En Afrique de l’Ouest, l’EJF combat la pêche pirate. En quoi consiste cette dernière et quel est le lien entre cette pratique et la justice et la sécurité environnementales pour les populations locales ?
La pêche pirate, ce sont des flottes hauturières qui pénètrent dans les eaux nationales d’un pays pour y pêcher illégalement. Elles emploient des techniques de pêche hautement destructrices, renversent les pêcheurs locaux au sens propre du terme en écrasant leurs embarcations en bois, tailladent leurs filets et les passent à tabac. Elles ne payent aucune taxe, cette pêche illégale ne profite pas aux populations locales qui en dépendent des ressources de la pêche. Ces flottes étrangères épuisent les stocks du fait de leurs méthodes, puis elles s’en retournent tranquillement chez elles alimenter le marché du poisson, le plus souvent pour des pays de l’Union européenne. La plupart du temps, il est très difficile de déterminer qui possède ces bateaux, car ils utilisent des pavillons de complaisance, ils changent de nom, modifient leur signalétique et emploient des esclaves à bord. Ils enfreignent toutes les lois possibles et imaginables pour faire des profits.
Dans un pays comme la Sierra Leone qui, jusqu’à récemment, figurait au 2e rang des pays où il fait le moins bon vivre selon les Nations unies, le poisson est tout simplement vital. Il apporte environ 65 % des protéines animales consommées par les populations locales, donc en l’absence de poisson, celles-ci souffrent de la faim et peuvent en mourir. Ce n’est pas une question de qualité de vie, c’est une question de vie ou de mort, ni plus ni moins. La pêche fournit en outre un emploi à quelque 230 000 personnes, à leur famille et à leur réseau élargi. C’est pourquoi lorsque des chalutiers étrangers viennent pêcher à proximité des côtes, ils causent un préjudice considérable, privant la population d’une denrée de base dont elle ne peut pas se permettre de manquer.
Nous n’avons cessé de recevoir des messages des populations nous disant « Nous n’arrivons pas à nous nourrir », « Nous n’avons pas d’argent pour acheter quoi que ce soit », « Nous n’avons pas les moyens d’envoyer nos enfants à l’école », « Nous souffrons », « Nous vivons dans la peur ». Et tout cela pour quoi ? Pour qu’en Corée du Sud ou dans l’Union européenne, les habitants puissent tranquillement trouver du poisson dans leur assiette.
On ne soulignera jamais assez l’importance de la pêche dans l’existence des Sierra-Léonais et des autres populations de la région.
L’EJF a réussi à lancer une campagne de surveillance en Sierra Leone en 2010. Pourquoi avoir choisi ce pays ?
La majorité des experts s’accordent à dire que la Sierra Leone est le pays le plus durement touché par la pêche pirate. Lorsque nous avons procédé à notre propre évaluation, nous nous sommes aperçus que strictement personne ne se mobilisait alors que la population avait réellement besoin d’aide. Nous nous sommes donc rendus sur place pour combler un manque et non pour reproduire le travail d’autres organisations. Les conditions sont véritablement terribles, là-bas, et prendre la mer pour faire rebrousser chemin à un bateau de 40 m de long, ce n’est pas ce qu’il y a de plus simple quand on sait que la prochaine escale est au Venezuela. C’est pour cela que personne ne bouge. Il y avait donc un besoin évident, il fallait absolument que quelqu’un se rende sur place et c’est ce qui nous a poussés à choisir la Sierra Leone pour établir une antenne et mener une action.
En quoi a consisté cette campagne ? Comment avez-vous intégré les populations locales dans votre démarche ?
Nous avons travaillé avec le gouvernement, avec des agences autorisées, avec les chefs des villages et avec des associations de femmes. Il nous a fallu gagner leur confiance et à cette fin, tout notre personnel sur place était sierra-léonais. Il n’y avait aucun de ce type d’expatriés qui ne sont là que pour rallier le pays à leur cause.
Il nous a fallu impliquer les populations, commencer par écouter leurs problèmes et comprendre comment elles appréhendaient la situation. Ce n’est qu’ensuite que nous avons pu commencer à agir de concert avec elles, à leur dire : « Écoutez, ce qui se passe ici, ce n’est pas normal. Ces chalutiers n’ont rien à faire ici, ils n’ont pas le droit de renverser vos bateaux ni de taillader vos filets. Vous ne devriez pas avoir peur de sortir de nuit. »
Nous leur avons fourni des appareils photo et le numéro de téléphone de notre coordinateur régional qui dispose d’un canot à moteur. Nous leur avons dit : « Dès que vous voyez un bateau qui vous semble pratiquer la pêche illégale, appelez le coordinateur, prenez des photos et nous viendrons faire une enquête. Nous recueillerons des données, établirons la preuve qu’il pratique bien la pêche illégale, le ramènerons dans le port de Freetown et rédigerons un rapport à l’intention du gouvernement et de l’Union européenne. » Nous nous sommes servis d’une technologie moderne toute simple, à savoir un smartphone avec système GPS intégré, pour rassembler des informations sur ces chalutiers. Et nous avons fait en sorte que ces informations, recueillies par un homme ou une femme à bord d’une simple pirogue à l’extrême sud de la Sierra Leone, atterrissent directement sur le bureau du commissaire européen dans les 24 heures.
Quels sont les résultats de cette campagne ?
Les populations ont été exemplaires ; elles ont eu le sentiment de pouvoir faire quelque chose. En 18 mois, nous avons recueilli environ 256 signalements de chalutiers présents non loin des côtes. Et durant les sept derniers mois de travail sur cette portion de côte sierra-léonaise, aucune présence de bateau pratiquant la pêche pirate n’a été rapportée.
Les populations locales disent que la quantité de poisson a augmenté, mais je ne suis pas sûr que ce soit déjà le cas. Nous allons mener une étude scientifique l’année prochaine pour tenter d’évaluer l’évolution du stock de poisson. Je pense qu’il est encore trop tôt pour dire que ce stock est en train de se rétablir, même si les locaux affirment le contraire.
Mais le problème n’est pas réglé pour autant, car les chalutiers que nous avons chassés de Sierra Leone se sont contentés de longer la côte vers le nord jusqu’en Guinée ou vers le sud jusqu’au Liberia. Ce qu’il faut maintenant, c’est que nous étendions notre action sur toute la région.
L’EJF est-elle la seule organisation à combattre la pêche pirate dans cette région ?
Ce combat suscite beaucoup d’intérêt et il y a un certain nombre d’organisations qui font un travail de grande valeur dans ce domaine. Mais dans cette région précisément, nous ne sommes pas très nombreux. La Banque mondiale est présente à travers un programme de lutte, mais il se chiffre en dizaines de millions de dollars et est donc d’un tout autre ordre. Il y a en réalité très peu d’organisations qui ont suivi notre exemple, c’est-à-dire qui ont collaboré avec les populations locales afin de leur donner davantage d’autonomie, de leur permettre d’assurer un suivi de ces bateaux et de les photographier, et de les convaincre qu’elles peuvent s’en débarrasser elles-mêmes.
Quelles suites allez-vous donner à votre programme ?
Il faut toujours prévoir une stratégie de sortie. Le programme que nous avons lancé en Sierra Leone a une durée de cinq ans. Cela signifie que nous disposons de cinq années pour ancrer notre action, pour former les populations locales et pour les convaincre qu’elles sont capables de défendre elles-mêmes leurs propres ressources. Si, au bout de ces cinq années, les populations ne parviennent toujours pas à s’en sortir seules, c’est que nous aurons échoué. C’est comme cela que nous fonctionnons. Nous ne sommes pas là pour grossir le nombre des organisations occidentales qui viennent faire l’aumône aux populations, nous sommes là pour leur donner les moyens d’agir seules, de prendre leur destin en main. Notre mission consiste en cela et en rien d’autre.
La pêche pirate étant un problème régional qui dépasse les frontières, nous allons établir d’autres points stratégiques dans la région, notamment au Liberia et en Guinée. L’idée est de construire un réseau de pêcheries intelligent à travers toute l’Afrique de l’Ouest afin de débarrasser celle-ci des pirates.
Mais notre action ne s’arrête pas là. Nous devons envisager les choses sous l’angle international et faire en sorte que chacun mette la main à la pâte. Nous devons informer sur les difficultés que rencontrent ces populations et affronter les gouvernements qui choisissent clairement de fermer les yeux là-dessus, car nous sommes perçus comme une organisation qui se bat et qui trouve des solutions simples à un problème hautement complexe.
Propos recueillis par Roxanne Crossley
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