A l’aube du salon de l’agriculture et de la réforme de la PAC, Marc Dufumier, agronome, revient sur les grands enjeux de notre agriculture contemporaine.
Vous dénoncez les conséquences dramatiques de la crise agricole moderne. Quelle en est l’origine ?
Je crois que le problème majeur de notre monde est celui de la faim et de la malnutrition. Sur les 7 milliards d’habitants que nous sommes, 1 milliard ou presque ne disposent pas des 2200 kilocalories journalières nécessaires pour revenir travailler le lendemain. A cela s’ajoute 1 milliard de personnes qui souffrent de carences en protéines, vitamines et minéraux et qui, de ce fait, sont plus enclins à contracter des maladies. Leur espérance de vie est considérablement réduite du fait de cette malnutrition.
Le paradoxe est qu’à l’échelle mondiale, il y a suffisamment pour nourrir correctement tous ces gens-là. C’est la pauvreté qui est à l’origine de la faim et de malnutrition, surtout dans les pays du sud. Il existe un second paradoxe : les 2/3 ou les 3/4 des gens qui ont faim ou sont mal nourris sont des agriculteurs, dont la vocation serait de nourrir le monde. Ces agriculteurs du Sud ne parviennent pas à dégager des revenus suffisants pour acheter des aliments qui pourtant existent sur le marché mondial, ou pour s’équiper et produire en quantité suffisante la nourriture qui leur est nécessaire.
Le dernier tiers ou le dernier quart habitant les bidonvilles aujourd’hui étaient des agriculteurs, ou est né d’agriculteurs. Ils ont été contraints de quitter les campagnes et de rejoindre les bidonvilles.
Quelle est la part de responsabilité des pays occidentaux ?
Les agriculteurs du Sud sont ruinés par la concurrence des surplus que nous exportons à bas prix, parce que subventionnés et produits de manière très mécanisée, avec des intrants chimiques. On met en concurrence sur le marché mondial des personnes équipées d’outils manuels, qui repiquent souvent le riz à la main avec des gens qui bénéficient de tracteurs ; de semoirs ; de moissonneuses batteuses ; de motopompes, etc. c’est un peu comme mettre en compétition un coureur à pied avec un pilote de formule 1, on devine qui va gagner la compétition
Il y a 200 fois plus de travail agricole dans le riz sénégalais que dans le riz de Camargue. Or, les les gens qui vendent leur riz pour acheter des médicaments et des produits de première nécessité se retrouvent à devoir vendre le sac de riz avec une rémunération 200 fois inférieure à celle de leurs concurrents puisqu’ils sont contraints de vendre au même prix. Il est impossible pour ces agriculteurs et paysans de nourrir leur famille, vendre un peu de surplus, épargner pour investir pour avoir accès à la traction animale, une charrette, fertiliser la rizière, etc.
Et quel est l’impact de la Politique Agricole Commune (PAC) ?
Si on revient au lendemain de la seconde guerre mondiale, en Europe, nous étions déficitaires en produits considérés comme stratégiques : sucre, lait, viande, … Nous avons mis des droits de douane pour rendre plus chers les produits importés : le blé des Etats-Unis ou le beurre de Nouvelle-Zélande, par exemple. Les agriculteurs français, notamment, ont pu vendre leurs produits. Ils ont pu épargner, investir et s’équiper. Cette politique fut tellement efficace que la France et l’Europe sont devenues auto-suffisantes et excédentaires. Mais l’Europe a continué de subventionner sa production pour maintenir des prix élevés aux agriculteurs. Nous avons donc pratiqué du dumping : nous avons subventionné nos exportations.
Impunément ?
Ces pratiques ont été dénoncés par le GATT puis par l’Organisation Mondiale du Commerce et nous avons dû y mettre fin. Nous avons été contraints de demander à nos agriculteurs de s’aligner sur les prix internationaux qui étaient plus bas que le coût de production. Du coup, nous avons été contraints de compenser cette perte de revenu par des aides directes, que nous appelons aujourd’hui « droits à paiement unique ». Dans un premier temps, ces aides restaient couplées à la production (aide au lait, au blé, au sucre, etc.) mais cela a été de nouveau dénoncé par l’OMC, et nous les avons transformées en des aides indépendantes de la production. Or, ces aides directes n’ont plus aujourd’hui aucun caractère incitatif. En revanche, elles ont dissuadé les agriculteurs européens de produire des protéines végétales pour nourrir les hommes (lentilles ou haricots) ou les animaux (soja ou tourteau de soja importé des Etats-Unis, du Brésil et d’Argentine), pour lesquelles l’Europe aujourd’hui est largement déficitaire.
Pensez-vous que les discussions en cours à Bruxelles pour la réforme de la PAC vont dans la bonne direction ?
Pour l’instant le document issu de la Commission Européenne maintient les aides directes aux agriculteurs. Pour l’Europe, cela représente à peu près 50 milliards – 9,5 milliards pour la France. Il est également proposé une aide directe au revenu, sans caractère incitatif. Si elle n’est pas plafonnée, il s’agira d’une aide en fonction d’acquis historiques, c’est-à-dire que ceux qui avaient plus d’hectares de blé ou de sucre bénéficieront de plus de subventions, tandis que ceux qui pratiquent le maraîchage et qui n’ont jamais été protégés par les prix auront très peu accès à ces subventions.
Sont également proposées des aides conditionnées par le « verdissement », c’est-à-dire sous conditions environnementales. Mais pour qu’elles puissent s’appliquer aux terroirs des 27 pays de l’UE, par ailleurs très différents, ces conditions environnementales ont été assouplies, de telle façon qu’elles ne présentent que peu d’intérêts. Prenez une proposition qui aurait été très intéressante : mettre 4 cultures en rotation dont une légumineuse. Et bien la Commission n’a pas retenu cette proposition parce qu’elle ne peut être adaptée aux 27 pays. Les aides ont été conditionnées à 3 cultures dans l’assolement et on oublie les légumineuses. Ce qui devient insignifiant.
Il y a également le problème de la légitimité …
En effet. Pourquoi donner des aides à un secteur qui peut apparaître à certains comme ringard, alors qu’il y a des réductions dans le budget européen ? Il nous faut rediriger les moyens demandés aux contribuables vers d’autres secteurs, comme la recherche scientifique, explique James Cameron au Royaume Uni, ou d’autres dans les nouveaux entrants de l’Union Européenne, comme la République Tchèque, la Bulgarie, la Roumanie. Ils affirment que tous les agriculteurs d’Europe doivent s’aligner sur les prix internationaux et demandent que les pays de l’Europe de l’Ouest comme la France renoncent à soutenir une paysannerie moins compétitive.
Quelles sont les alternatives ?
Il pourrait être utile d’utiliser les aides de la PAC dans un sens complètement différent : premièrement, une partie des aides pourrait revenir à nos agriculteurs d’Europe de l’Ouest via la restauration collective à travers une démarche contractuelle. Imaginez que les usagers des écoles primaires, des collèges, des lycées, des restaurants universitaires, des cantines d’entreprises, etc. puissent avoir accès à de l’alimentation de qualité, à des produits de terroir bio dotés d’une grande qualité gustative, sanitaire et environnementale, sans avoir à débourser plus, ceci grâce aux subventions de la PAC. Cette restauration collective payerait plus cher des produits de haute qualité à des agriculteurs situés à proximité et pratiquant une agriculture de terroir, de saison et bio et qui seraient fiers de vendre de bon produits à des couches modestes qui n’auraient pas à dépenser plus.
Deuxièmement, les subventions de la PAC, plutôt que d’être des aides, pourraient devenir des rémunérations aux services environnementaux, qui ne seraient pas décidés de manière uniforme pour les 27 pays mais qui transiteraient par nos collectivités territoriales et retourneraient aux agriculteurs via une démarche contractuelle. On pourrait par exemple rémunérer la renaissance de haies, l’agroforesterie, les intrants naturels, etc.
Et il y a aussi la question des importations de soja et de tourteau de soja transgénique en provenance du continent américain.
Absolument ! Et à partir du moment où l’Europe courageuse renoncera à subventionner nos exportations et à exporter des produits bas de gamme, elle pourra demander à se protéger de l’importation de protéines végétales en provenance du Nouveau Monde et construire ainsi sa souveraineté alimentaire pour les protéines végétales.
Tout remonte à 1992, lorsque nous nous sommes interdits de mettre des droits de douanes à l’importation du soja, lors des accords internationaux de Blair House. Mais c’était pour de mauvaises raisons. Il s’agissait de maintenir le droit de subventionner directement nos exportations vers les pays du Sud. Mais les accords de Blair House ne sont que des « gentlemen agreements », c’est-à-dire des accords qui n’ont pas la vertu d’un traité.
Au moins au nom du protocole de Kyoto, afin d’atténuer les émissions de gaz à effet de serre en Europe, il est impératif de réintégrer des légumineuses dans nos rotations et nos assolements. En effet, cela nous permettrait de régénérer naturellement les sols et d’éviter l’utilisation d’énergies fossiles pour fabriquer des engrais azotés de synthèse et les épandre sur nos blés, nos sojas et autres, sachant que l’épandage de l’urée, de l’ammonitrate et des sulfates d’ammonium est très émetteur de protoxyde d’azote, un gaz 300 fois plus réchauffant que le gaz carbonique en unité de volume. Ce protoxyde d’azote représente plus de la moitié de la contribution de l’agriculture au réchauffement climatique. C’est urgent.
Propos recueillis par Cécile Cros
Marc Dufumier a publié « Malbouffe au nord, famine au sud, comment le bio peut nous sauver », aux éditions Nil, février 2012.
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