Imaginez un monde sans réchauffement climatique, sans marées noires, sans air contaminé… Imaginez un monde où l’énergie serait abondante, sans effets secondaires sur notre santé et notre environnement, bon marché, disponible pour tous, et partout… Ce monde plus riche, plus juste, plus sûr est possible, ici et maintenant, explique Amory Lovins, expert américain et inventeur du concept de « négaWatt ». C’est le sens de son dernier livre traduit en français, « Réinventer le feu », publié aux éditions de la Rue de l’échiquier, dont nous publions ici les pages d’introduction.
Et si combustible ne rimait plus avec nuisible ? S’il n’y avait plus de changement climatique, de marées noires, de coups de grisou, d’air encrassé, de paysages dévastés ni de biodiversité sacrifiée ?
Plus, non plus, de pauvreté énergétique. Plus de guerres, de dictatures ni de terrorisme liés au pétrole. Plus de pénuries ni de coupures d’alimentation. Plus d’inquiétudes à avoir. L’abondance énergétique et rien d’autre. Salutaire et abordable, pour tous et pour toujours.
Ce monde plus riche, plus juste, plus respirable et plus sûr est possible, réalisable et même rentable : car économiser et remplacer les combustibles fossiles donne aujourd’hui de meilleurs résultats et ne coûte pas plus cher que d’en acheter et de les brûler.
Nous avons simplement besoin d’une nouvelle forme de feu.
Le feu « ancienne manière » a permis à nos ancêtres de vivre durant les quelques millions d’années qui viennent de s’écouler. Tandis que les glaciers reculaient et que des mammouths couverts de laine erraient ça et là, les hommes, grossièrement vêtus de leurs peaux de bête, réchauffaient leurs proches et faisaient cuire leur nourriture grâce à des foyers à bois. Plus tard, certains d’entre eux ont récolté du charbon sur les plages et dans les affleurements de roches, recueilli du pétrole à partir d’infiltrations naturelles et, en Chine, il y a 2 400 ans de cela, ont creusé sur près d’un kilomètre et demi pour trouver du gaz naturel et des hydrocarbures liquides qu’ils ont acheminés au moyen de tuyaux de bambou. Mais la quasi-intégralité de l’énergie sur la planète venait du bois, du soleil, du vent, de l’eau, des animaux de trait et du dur labeur que les hommes accomplissaient à l’aide de leur force brute. La vie était courte et difficile. Les hivers étaient froids et les nuits très obscures.
À des degrés divers, près de la moitié de nos congénères vivent aujourd’hui encore dans ce monde ancestral. Un milliard et demi d’entre eux n’ont pas l’électricité ; ce sont eux qui peuplent les vastes étendues sombres des photossatellites de la Terre prises de nuit. Trois milliards d’humains cuisinent à partir de la combustion du bois, du fumier ou du charbon. En revanche, pour les quatre milliards d’entre nous qui ont eu plus de chance, les combustibles fossiles ont tout changé au cours des deux derniers siècles. De même que le feu a fait de nous des êtres humains à part entière et que l’agriculture a donné naissance aux villes et aux États, les combustibles fossiles font de nous des êtres modernes. Quête de tous les instants pour les hommes du passé, l’énergie est devenue aujourd’hui un produit omniprésent fourni en continu par des spécialistes hors pair, des dispositifs défiant l’entendement, des machines au gigantisme renversant, par les plus grandes entreprises de la planète et par le secteur industriel le plus démesuré que l’homme ait jamais engendré.
Cette industrie, invisible pour la plupart d’entre nous, est de nos jours immensément efficace et puissante. Elle creuse sur des kilomètres sous les continents et les océans. Elle renverse des montagnes. Elle fournit en continu des énergies hautement sophistiquées comme l’essence, le diesel, le kérosène, le gaz naturel et l’électricité à nos bâtiments, nos véhicules et nos usines. Elle est le fondement de notre richesse, le garant de notre toute-puissance, le moteur métabolique caché de notre vie moderne. Que nous conduisions une voiture, appuyions sur un interrupteur ou chauffions notre maison, nous apprécions sa puissance, sa commodité, sa polyvalence et sa fiabilité, toutes à portée de main. Sans les combustibles fossiles ou des alternatives jouissant du même potentiel, la plupart d’entre nous seraient rapidement confrontés à ce combat pour la survie que seuls les plus pauvres de la planète ont à livrer quotidiennement aujourd’hui.
Et pourtant, ce catalyseur de civilisation, cet élixir magique qui a permis à des milliards d’individus de s’enrichir et de voir plus grand a d’ores et déjà commencé, et de façon de moins en moins insidieuse, à rendre nos vies plus difficiles, plus précaires, plus coûteuses, plus destructrices et plus dangereuses. Les coûts et les risques qu’il engendre, sans cesse croissants, sapent et semblent parfois même dépasser ses avantages manifestes. Il introduit l’asthme dans les poumons de nos enfants et le mercure dans le thon qu’ils mangent à la cantine. Ses sautes d’humeur peuvent détruire des économies entières. La richesse et le pouvoir qu’il véhicule corrompent les hommes politiques et font la loi auprès des États. Il est la cause de nombre de rivalités, de corruptions, de despotismes et de guerres sur cette planète. Il modifie la composition de notre atmosphère plus vite qu’elle n’a évolué ces soixante derniers millions d’années.
Bref, notre riche héritage de combustibles fossiles est en train de mettre à mal la sécurité même qu’il avait jusque-là garantie. L’inquiétude est palpable chez les responsables militaires, qui comptent parmi les gestionnaires de risques les plus clairvoyants de nos sociétés. En février 2010, le principal article de fond du Joint Force Quarterly, la revue du Conseil des chefs d’état-major états-uniens, commençait ainsi :
L’énergie est le pivot des sociétés modernes et un des piliers de la bonne santé et de la prospérité de l’Amérique. Elle est pourtant aussi une importante source d’instabilité, de conflits, de pollution et de risques au niveau mondial. Nombre des menaces les plus graves à l’encontre de notre sécurité nationale sont intimement liées à l’énergie : interruptions de l’approvisionnement en pétrole, terrorisme financé par l’argent du pétrole, conflits et instabilité liés au pétrole, prolifération nucléaire, vulnérabilité des grandes infrastructures nationales et changement climatique (qui se répercute sur tout).
Un an plus tard, le président de ce conseil en appelait à une action énergétique en faveur de la sécurité et de la prospérité, mission que le Pentagone s’efforce de plus en plus de mener à bien.
Une autre menace pèse sur le système énergétique mondial : la certitude, à terme, de l’épuisement physique et économique des combustibles fossiles. Seule l’échéance fait débat. Malgré les progrès prodigieux que nous avons accomplis dans la découverte de gisements et l’extraction de combustibles fossiles – les géologues chargés des explorations disposent aujourd’hui de l’équivalent numérique d’yeux à rayons X – la planète bleue refuse de s’agrandir. Le pétrole facile est en rapide diminution et se concentre dans un nombre toujours plus restreint de pays ; le charbon facile n’en a plus que pour quelques décennies ; quant aux énormes gisements américains de gaz naturel, prisonniers de roches schisteuses denses, ils commencent tout juste à être exploités, mais le gaz est contenu dans des bulles plus fines qu’un cheveu. À mesure que les économistes (et certains géologues) comprennent pourquoi les données sur les réserves en pétrole ont été à ce point mal interprétées et transmises, les prises de position sur l’abondance des combustibles fossiles observent un rapide changement. Fin 2010, l’Agence internationale de l’énergie déclarait que la production mondiale de pétrole brut avait atteint un pic en 2006 ; au Pentagone, le commandement des forces interarmées américaines avertissait que les réserves en surplus pourraient avoir disparu en 2012 et réclamait la mise en place d’une force militaire sans pétrole pour 2040. Et le même phénomène se produit avec le charbon, qu’on a pourtant longtemps cru trop abondant pour devoir être mesuré avec précision. Qu’il soit vu sous l’angle de la géologie économique, de l’accessibilité de la matière, de la sécurité ou de ses effets secondaires, l’Âge des combustibles fossiles ne représente donc, à l’échelle de la civilisation humaine, qu’un mauvais moment à passer d’environ deux siècles.
La glorieuse époque des combustibles fossiles touche à sa fin. Il est temps de passer à quelque chose d’entièrement différent.
À quoi pourrait ressembler cette nouvelle forme de feu ?
Le feu « ancienne manière » était puisé sous nos pieds. Le nouveau vient d’au-dessus de nous. Le premier était rare, le nouveau est abondant. Le premier était local, le nouveau est universel. Le premier était éphémère, le nouveau est inépuisable. Et à l’exception des biocarburants, du biogaz et de la biomasse, tous durables, le nouveau feu ne produit pas de flamme. Il fournit tous les services pratiques et fiables du feu « ancienne manière », sans combustion.Cela semble difficile à croire. Et pourtant, comme l’avait souligné avec justesse John Gardner, secrétaire républicain à la santé, à l’éducation et aux services sociaux, au moment de rejoindre l’administration du président Lyndon Johnson en 1965, « nous sommes en présence de possibilités extraordinaires travesties en problèmes insolubles ».
Les difficultés liées aux combustibles fossiles ne sont pas une fatalité, ni sur le plan technologique ni sur le plan économique. Nous pouvons les éviter par des moyens qui tendent à réduire les coûts énergétiques, car le progrès technologique a lentement mais sûrement rendu les combustibles fossiles obsolètes.
Environ 78 % de toute l’activité humaine sont alimentés en extrayant et en brûlant les résidus décomposés de marécages datant de temps immémoriaux. Mais nous disposons aujourd’hui de solutions plus modernes que celles qui consistent à brûler des déchets vieux de centaines de millions d’années. Cette même ingéniosité et ce même esprit d’entreprise qui servent aujourd’hui à racler le fond du fond aux quatre coins du monde pourraient en effet être employés à alimenter et à améliorer nos propres vies ainsi que celles des milliards d’habitants qui peuplent la planète, et ce pour un coût supplémentaire modeste, voire nul et parfois même, quand ce n’est pas le cas le plus fréquent, inférieur.
Cette nouvelle forme de feu enrichira en réalité la société de plusieurs milliers de milliards de dollars nets d’espèces sonnantes et trébuchantes. Les pages qui suivent expliquent comment et détaillent la façon dont vous pouvez récolter votre part de ce gâteau qui ne se présente qu’une fois dans l’évolution d’une civilisation. Car il va s’agir dans cet ouvrage, non pas d’énergie et de peur, mais d’énergie et d’espoir, non pas de restrictions et de réglementations, mais de choix et d’esprit d’entreprise, non pas de danger et de paupérisation, mais de sécurité et de création de richesse.
La nouvelle forme de feu décrite dans ces pages a une double facette : elle utilise l’énergie de façon très efficace sur le plan énergétique et la puise dans des sources renouvelables diverses et majoritairement dispersées. Mais cette double transition vers l’efficacité et le renouvelable, qui est déjà en marche et s’intensifie, ne se cantonne pas aux vieilles solutions technologiques ni aux vieilles méthodes de mise en œuvre par des politiques publiques. Certes, elles sont importantes et sources d’innovations, c’est pourquoi nous avons beaucoup à dire à leur sujet : celles qui existent doivent être adoptées, celles qui émergent doivent être affinées et celles qui se profilent à l’horizon doivent être développées. Mais elles sont loin d’être majoritaires dans toute cette histoire. La transition énergétique d’aujourd’hui, ce sont aussi et surtout de nouvelles solutions – la conception par approche globale qui associe les technologies de façon novatrice – et de nouvelles méthodes – des stratégies concurrentielles et des modèles économiques innovants. Dans chacun de ces quatre domaines, d’importantes innovations convergent pour créer ce qui constitue sans doute le plus grand flux de solutions révolutionnaires de l’histoire, dont les effets seront d’une ampleur comparable à ceux de l’ère de l’information, mais s’inscriront plus en profondeur encore.
Le tout, constitué par ces quatre outils de la transformation énergétique, est bien plus important que la somme de ses différentes parties. Ensemble, comme nous le verrons, ils peuvent faire naître les plus formidables perspectives économiques de notre époque, et même de tous les temps. L’espèce humaine a entamé l’évolution la plus importante de son histoire en matière d’infrastructures, mêlant énergie, technologie de l’information et idées neuves, progrès techniques et avancées sociales, provoquant étonnement sur étonnement et les associant pour en déclencher de nouveaux encore. Et c’est au cours de la prochaine décennie, capitale, voire des toutes premières années qui s’annoncent, que seront faits les paris les plus importants, que seront jetées les bases de leur réussite et que leurs résultats seront exploités pour mieux se déployer au milieu du siècle.
Le scénario de statu quo n’est plus possible : tout change trop vite. La nouvelle ère énergétique est déjà en marche tout autour de nous. Nous devons observer avec attention, comprendre avec acuité, planifier avec humilité et agir avec courage.
[Nous] pouvons embrasser ce changement vers une nouvelle forme de feu, l’accélérer, l’intégrer et contribuer à le guider sur des voies salvatrices vers des destinations réfléchies. Ce changement ne sera pas facile, mais il peut l’être davantage que le statu quo. Il peut être plus sûr aussi. Car à ces perspectives sans précédent s’opposent des incertitudes, des risques et des dangers tout aussi importants. Les dirigeants d’entreprises doivent ainsi se poser les questions suivantes :
– Comment fonctionnerait mon entreprise sans pétrole si je n’étais prévenu que quelques semaines ou quelques jours à l’avance ?
– Que ferait mon entreprise si, demain ou l’année prochaine, elle était privée d’électricité ?
– Est-ce que je comprends les répercussions de coûts énergétiques considérablement plus élevés et de la volatilité des prix sur mon entreprise, mes clients et mes fournisseurs ?
– Comment puis-je gagner en éliminant les coûts d’exploitation énergétiques avant mes concurrents ?
– À quelle part de la nouvelle économie énergétique, qui se compte en centaines de milliers de milliards de dollars, ai-je l’intention de prétendre ?
Il ne s’agit par là de questions en l’air. Elles reflètent à la fois les perspectives que ce livre décrit et les risques réels, déjà visibles, qui augmentent insidieusement chaque jour où nous ne faisons rien. Les dirigeants disposant de ressources et d’imagination pour les exploiter différemment endossent ainsi la responsabilité de faire preuve d’une audace raisonnée. Et ce n’est pas seulement de gestion dont nous avons le plus besoin, c’est aussi d’autorité morale.
Aujourd’hui, un système énergétique et économique se meurt, un autre lutte pour voir le jour. Au milieu de telles turbulences, il peut semblerconfortable de rester fermement campé sur ses positions. On a toujours de bonnes raisons de ne pas changer. T. S. Eliot a écrit : « Entre l’idée / Et la réalité / Entre le mouvement / Et l’acte / Tombe l’ombre. » Mais le sol est mouvant. Nous ne pouvons plus être immobiles. Il ne fait aucun doute qu’entre le système énergétique actuel et celui de demain se profilent des points d’inflexion où de colossales sommes d’argent seront gagnées ou perdues.
Qu’allez-vous laisser derrière vous ?
Lorsque vos actionnaires, dans les années à venir, ou vos petits-enfants vous demanderont ce que vous avez fait pour relever le défi énergétique ultime de l’humanité, que leur répondrez-vous ?
Quel prix accordez-vous à l’avenir de votre arrière-petite-fille ?
Réinventer le feu a été publié le 6 juin 2013 aux éditions de la Rue de l’échiquier.
Le livre a été traduit par Agnès El Kaïm
Pour en savoir plus sur le livre d’Amory Lovins :
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Fabrice
Très intéressant
Merci pour cet article très intéressant et très positif.