Le coût des violences au sein du couple et de leurs conséquences sur les enfants est évalué à 3,6 milliards d’euros en France pour l’année 2012, selon une étude publiée en juillet dans le Bulletin Epidémiologique Hebdomadaire (BEH). Seul un cinquième de ces coûts concerne les frais médicaux et de police/justice. Tout le reste est constitué de coûts indirects. Catherine Cavalin, qui a conduit cette étude, revient avec nous sur les questions de quantification économique de la violence au sein du couple. Les femmes sont les premières victimes de ces violences.
L’étude que vous dirigez évalue les coûts des violences exercées au sein du couple à 3,6 milliards d’euros en 2012 en France. Qu’est-il contenu dans ce chiffre ?
Il faut distinguer deux types de coûts. Nous avons évalué, tout d’abord, les coûts directs, c’est-à-dire ceux qui découlent immédiatement de la violence, comme les frais hospitaliers ou les soins en général, ou encore l’intervention des services de police et de justice. Ensuite, il y a les coûts indirects, qui sont bien plus importants puisqu’ils représentent 67 % du total. Ils sont liés, par exemple, à l’absentéisme au travail résultant des violences, mais aussi à la valeur de la vie. Il s’agit de la valorisation des souffrances, du préjudice subi, par exemple lié aux viols et aux décès.
Que signifie justement cette prise en compte de la douleur et des souffrances dans les coûts indirects ?
La valeur de la vie, c’est l’évaluation en termes monétaires de la vie humaine comme telle. Ce montant permet d’évaluer, entre autres, l’efficacité des politiques publiques lorsqu’il est formulé par les économistes à travers la notion de «valeur de la vie statistique » (VVS). On peut résumer cette notion en disant que la VVS vise à déterminer combien la collectivité consent à dépenser pour essayer de sauver des vies, le plus possible de vies, et le plus possible de manière équitable entre les différents domaines concurrents de la dépense publique (aménager des routes, construire des hôpitaux, etc.) qui peuvent avoir un impact sur la mortalité et la morbidité. Pour la France, le Commissariat général à la stratégie et à la prospective calcule cette valeur de la vie (VVS). Depuis 2013, celle-ci est chiffrée à 3 millions d’euros en France, un chiffre en constante augmentation. La collectivité considère en effet qu’une vie vaut plus cher que ce qui était précédemment établi. L’augmentation des coûts des violences au sein du couple n’est donc pas provoquée par une hausse de la fréquence des violences dans le couple, mais surtout par l’augmentation du prix de la vie.
Dès lors, que retenir de ces données ?
Ces données s’avèrent de fait compliquées à chiffrer. En définitive, l’important n’est pas tant le montant même du coût des violences au sein du couple, mais le débat que ces chiffres entraînent, ainsi que les raisons qui l’expliquent.
Pourquoi présenter la question des violences conjugales sous l’angle du coût plutôt que sous celui du fait divers ou de la fatalité sociale ? Cela peut-il inciter les pouvoirs publics à agir ?
Les faits divers se succèdent, se ressemblent hélas et sont aussi souvent oubliés. Ils créent de l’émotion mais enclenchent difficilement de vraies actions. Parler de coûts, c’est déjà parler indirectement de politiques publiques et non de cas particuliers. Depuis 1995, avec la 4ème Conférence mondiale sur les femmes organisée par l’ONU à Pékin, les organisations internationales ont déclaré que les violences interpersonnelles étaient un problème de santé publique prioritaire, notamment celles dirigées contre les femmes. En 2004, l’OMS a publié un guide pour aider les États à mesurer le coût des violences interpersonnelles. Cette évolution marquante suggère que ces violences ont un coût. Elles doivent donc être prises en compte par les politiques publiques, au même titre que la pollution ou les accidents de la route. Le raisonnement sous-jacent est celui des coûts d’opportunité : les ressources humaines ne sont pas utilisées de manière optimale, on peut l’objectiver par des montants monétaires, et il faut agir pour alléger ce fardeau que font peser les violences.
Vous dites qu’il y a des lacunes dans les données, mais que « les manques sont plus patents encore en ce qui concerne les enfants ». Pourquoi un tel désintérêt ?
Pour expliquer ce désintérêt, des spécialistes de la question des maltraitances et violences subies par les enfants considèrent qu’il existe un quasi-tabou sur cette question : la famille est sacrée. Il est compliqué pour les pouvoirs publics de faire des enquêtes statistiques sur le sujet et de déterminer ce qui relève de la violence ou de l’autorité parentale. Des données plus complètes sont élaborées progressivement, notamment grâce au dispositif statistique de l’Observatoire national de protection de l’enfance (ONPE), mais le processus reste très long. Il est néanmoins évident que lorsque cette donnée sera réellement prise en compte, elle fera grimper de façon importante le coût des violences au sein du couple.
Les populations spécifiques (femmes enceintes, âgées ou encore handicapées) sont-elles davantage exposées à des violences ?
Une des conclusions majeures de l’ENVEFF (Enquête Nationale sur les Violences Envers les Femmes en France), une enquête statistique menée en 2000, est que les violences dans le couple sont très transversales. Elles concernent toutes les catégories socio-économiques de la population, bien qu’elles touchent plus particulièrement des tranches jeunes. Cela ne signifie pas que la violence dans les couples plus âgés n’existe pas. Là encore, nous manquons de données pour explorer des formes de violence plus spécifiques à ce type de couples. À ces âges avancés il existe des violences qui relèvent davantage de formes de négligences ou de maltraitances. Les écarts dans les couples, comme l’âge ou le niveau d’études, favorisent aussi les violences, avait montré l’ENVEFF. Enfin, les difficultés hors du couple, comme la maladie, la pauvreté, ou les ruptures familiales peuvent aussi être associées à des situations d’exposition à des violences. Le caractère accidenté des parcours biographiques (difficultés affectives, relationnelles, exposition précoce à des violences…) offre une caisse de résonance au fait de devenir une victime – notamment dans son couple – à l’âge adulte. En un mot : subir des violences se cumule souvent avec de nombreuses autres difficultés sociales, économiques et affectives au cours de la vie.
Avez-vous une idée du gain économique possible en investissant dans la lutte contre les violences au sein du couple ?
Cette question est fondamentale. Pour y répondre, il faudrait faire la différence entre ce que coûte la violence et ce que coûte la lutte contre ces mêmes violences. Ce calcul permettrait de savoir si les politiques publiques sur la question sont efficaces. Jusqu’à maintenant, il n’y a pas vraiment de chiffrage sur le sujet, mais c’est en théorie possible, par des études coûts-avantages. Ce que l’OMS recommandait en 2004, c’était déjà, urgemment, de montrer que le coût lui-même était si considérable qu’on aurait peu de doutes sur le fait que la lutte contre les violences serait économiquement « payante ».
Sur le plan pénal et au vu du coût de ces violences pour la société, est-ce que créer la circonstance aggravante du « féminicide » en cas de meurtre, comme c’est le cas en Argentine et ailleurs, pourrait se justifier ?
En effet, certains pays ont déjà pris la voie d’une reconnaissance légale du féminicide, meurtre d’une femme « à cause de son genre », « à raison de son sexe ». L’Espagne est allée dans ce sens depuis la « loi organique sur la violence de genre » de décembre 2004. Dans ce registre, des choses ont été faites en France puisque des peines ont été modifiées par des lois récentes sur les violences conjugales en 2006, en 2010 et plus récemment en 2014, qui posent ou confirment la définition de circonstances aggravantes pour les violences entre ex-conjoints et au sein des couples pacsés. Pour ce qui est du féminicide à proprement parler, des discussions sont en cours, avec des débats à ce sujet à l’Assemblée nationale en 2016 pour la loi Égalité et citoyenneté. Les procès de Jacqueline Sauvage et Bernadette Dimet, dans lesquels une redéfinition possible de la « légitime défense » des femmes victimes a été discutée, jouent un rôle d’activation de ces questions sur le féminicide. La question est : les homicides de femmes sont-ils spécifiques ? Si oui, comment la loi doit-elle prendre en charge cette spécificité et doit-elle adapter les sanctions pénales ?
Justement, où en est la France de ces réflexions ?
La France se met progressivement sur ce chemin. Elle ouvre des discussions, mais la question légale est très complexe. La question du féminicide est également posée pour le droit international. Laurence Rossignol a, par exemple, soulevé cette question au printemps 2016 à propos des violences subies par les femmes yézidies en Irak. Pour boucler la boucle : si l’on pouvait chiffrer le coût des violences envers les femmes en incluant aussi les sociétés dans lesquelles des violences dans l’intimité s’ajoutent à des violences collectives à grande échelle, on aurait encore beaucoup plus de motifs économiques de s’apercevoir que les violences subies par les femmes pèsent très lourd.
Propos recueillis par Julien Leprovost et Chloé Schlosser
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