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Les circuits courts alimentaires pour réduire l’exclusion en milieu agricole


Les circuits courts alimentaires sont souvent présentés comme une solution aux difficultés économiques du monde agricole et pour réduire l’impact environnemental de la production alimentaire et de sa distribution. La crise des gilets jaunes et des territoires ruraux ont remis au centre des débats le lien social et l’accès pour tous à des produits de qualité. Les circuits courts alimentaires jouent également un rôle dans le vivre-ensemble et la lutte contre l’exclusion social. C’est ce que montre l’ingénieur agronome et sociologue à l’INRA (Institut National de la Recherche Agronomique) Yuna Chiffoleau en dressant 3 portraits de personnes, que les circuits courts ont aidé à tisser du lien social dans leurs activités agricoles, dans son livre Les circuits courts alimentaires Entre marché et innovation sociale publié aux éditons Érès dont nous republions un extrait.

J’ai commencé à étudier les circuits courts à travers l’écoute de personnes en situation difficile. Identifiés également à travers l’expertise nationale en 2009 (production de références), ces « invisibles » sont considérés comme « hors du champ ». Je cherche pourtant, depuis 2005, à suivre leurs trajectoires pour voir en quoi et à quelles conditions les circuits courts peuvent permettre de réduire leur exclusion. Les invisibles illustrent en effet trois processus d’exclusion décrits par ailleurs (Karz et coll., 2004) : la disqualification, en tant que processus lie principalement à l’affaiblissement des liens avec l’emploi ; la désinsertion, soulignant des trajectoires individuelles marquées par des accidents de vie et qui entraînent la perte du lien identitaire ; enfin, la désaffiliation, faisant référence à la perte du lien sociétal, à « l’absence d’inscription du sujet dans des structures qui portent un sens » (Castel, 1991).

Dans une première lecture, pourtant, les invisibles semblent relever de catégories d’acteurs spécifiques : les petits producteurs, les pluriactifs, les femmes, les néoruraux… Leur activité professionnelle n’est pas reconnue voire marginalisée, par leurs pairs, leurs voisins, l’administration française, parfois même par leur conjoint, ce qui entraîne, chez certains, le sentiment d’un statut dévalorisé et une identité négative. C’est ainsi que, à partir de récits de vie et d’une analyse longitudinale de réseaux égocentrés, je mets en évidence trois types de dynamiques relationnelles en circuits courts, contribuant à l’intégration sociale d’invisibles qui ont ainsi rejoint des collectifs visibles, liés au modèle Durabilité en particulier. Je propose ici trois portraits, représentatifs de tendances observées plus largement.

Raymond est issu du milieu agricole mais a fait un assez long détour par d’autres métiers avant de s’installer sur des terres « dont personne ne voulait », pour élever des animaux rustiques en plein air intégral. En cohérence avec les valeurs qu’il défend, son choix porte sur des races originales, impossibles à vendre dans les circuits longs, habitués à des conformations standards. Il vend alors sa viande par le bouche-à-oreille, mais les premières années sont « plus que difficiles ». La fragilisation est économique, tout d’abord, car il ne dégage pas de revenu. L’exclusion est aussi sociale car il est aussitôt marginalisé par les éleveurs locaux, l’accusant de « faire souffrir ses animaux en les laissant dehors tout l’hiver ». Il en vient à douter de ses choix, se repliant alors d’autant plus sur lui-même que les organismes agricoles ne le soutiennent pas non plus : il ressent un profond sentiment d’injustice au travail. Au milieu des années 2000, une relation change la donne : le lien avec des consommateurs se revendiquant « défenseurs du goût », appréciant une viande qui a « le goût d’antan ». Les relations deviennent amicales avec certains consommateurs, auxquels il parle de ses problèmes, et notamment de l’exclusion dont il se sent victime. Certains vont jusqu’à l’aider en achetant à l’avance sa production, dans l’esprit des AMAP. Renforcé économiquement, il l’est surtout socialement, parce que le lien avec ces consommateurs, en plus de permettre une reconnaissance de la qualité de ses produits, lui redonne la confiance en soi qu’il avait perdue.

Madeleine, de son côté, est une femme seule avec des enfants, qui déclare avoir « échoué sur un bout de terre qu’on avait dans la famille », après un parcours professionnel et personnel « parsemé de galères ». Début des années 2000, Madeleine produit quelques légumes et élève quelques poules ; elle vend une partie de sa production aux parents de l’école où vont ses enfants, ce qui permet « une petite rentrée d’argent qui fait qu’on n’a plus la honte d’avoir aucun sou en poche ». RMIste avec des allocations de parent isolé, elle est cotisante solidaire, ne disposant pas d’une surface suffisante pour être reconnue comme exploitante agricole, et vit dans un logement social. L’élevage de poules et sa petite activité de maraîchage ne lui posent pas trop de problèmes, elle a appris sur le tas. Personne ne l’aide, selon elle parce que localement, le bout de terre où elle s’est installée était très convoité, mais aussi parce qu’ « une femme, en agriculture, c’est jamais bien vu, surtout quand on vient pas du coin ». Toutefois, un jour, un de ses voisins agriculteurs, qui jusque-là ne lui avait jamais adressé la parole, « si ce n’est un bonjour poli de temps en temps », lui propose de rejoindre le marché de producteurs : le producteur d’œufs quitte le marché, or les œufs issus de petits élevages sont un produit d’appel essentiel en circuits courts. Le voisin de Madeleine s’arrange avec la mairie pour qu’elle obtienne une dérogation de façon à pouvoir vendre sur le marché. Discrète, Madeleine se fait pourtant très vite remarquer par les autres producteurs sur le marché, à la façon dont elle présente ses produits et les met en valeur : boîtes d’œufs décorées, légumes présentés dans de jolis paniers… Ce qui lui plaît, c’est d’avoir « un bel étal » pour la vente, et « passer du temps à faire des activités avec les enfants, ça a donné des idées ! ». Avoir une place fixe sur le marché la rassure et lui permet également d’améliorer son contact avec ses clients. Apparemment, les autres producteurs ne savent pas faire aussi bien. C’est ainsi qu’un premier lien se noue au sein du marché, forme par un producteur qui vient discuter avec elle de sa façon de vendre. Madeleine intègre par la suite un petit groupe de producteurs du marché qui coopèrent depuis quelques années, « dont mon voisin ! », pour échanger des produits et surtout des conseils, en matière de production mais aussi de vente. À travers ce groupe, Madeleine apprend beaucoup sur le plan technique, ce qui l’aide à améliorer et à développer sa production.

Enfin, Martin, non issu du milieu agricole, s’est installé en milieu rural par « projet de vie » au début des années 2000, son licenciement économique l’ayant aidé à prendre une décision dont il discutait avec sa femme depuis un moment. S’intégrer localement et au sein du groupe professionnel n’est pas simple, ils ont choisi de se lancer dans l’agriculture biologique, en combinant l’élevage de quelques animaux pour la viande et un peu de maraîchage, mais ils sont considérés comme des « amateurs » par leurs voisins producteurs. Sa femme a trouvé un travail d’assistante à l’école du village, ce qui « permet de survivre » ; ils restent cependant des « nouveaux venus » et ont du mal à vendre leurs produits. En 2008, la femme de Martin entend dire que la mairie a décidé d’introduire des produits biologiques et locaux à la cantine de l’école. Ce projet leur plaît, ils ont des enfants encore jeunes et « le bio, le local, faisait partie de nos valeurs, on se serait pas installés sinon ». Martin est le premier à proposer ses produits, les autres producteurs du village sont alors sceptiques envers ce « marché à la mode » représentant de faibles volumes, peu rémunérateur et difficile à gérer. Martin montre pourtant sa capacité à valoriser d’un côté les bas morceaux de ses animaux, à des prix certes peu élevés mais d’une façon régulière qui lui assure un revenu minimum, et de l’autre côté, les morceaux de choix à des restaurateurs locaux ou à des particuliers. La mairie communique sur son exemple pour motiver d’autres producteurs à rejoindre le projet, et ce lien avec l’institution locale, avec le territoire et, indirectement, avec un « projet de société », donne enfin du sens à des choix et à des pratiques qu’il n’a jamais su faire reconnaître auprès de ses collègues.

Ces trajectoires rendent ainsi compte de trois dynamiques relationnelles, activées dans le cadre des circuits courts, et qui permettent de modifier le profil relationnel d’acteurs auparavant exclus, ce qui est à la fois source d’intégration sociale et de renforcement de l’activité économique. Pour Raymond, la trajectoire est d’abord celle d’une réinsertion ; pour Madeleine, d’une requalification ; enfin, pour Martin, d’une réaffiliation. Toutefois, pour l’ensemble des exclus rencontres, l’aboutissement recherche est de (re)nouer des relations de collaboration avec leurs pairs. En effet, même si d’autres liens, notamment avec des consommateurs ou des institutions, contribuent à la reconnaissance sociale, de l’avis des enquêtes eux-mêmes, cela ne suffit pas : la requalification à travers les liens avec les pairs dont on est issu ou, pour les nouveaux venus, qu’on s’est choisis, est essentielle, non seulement parce qu’elle est source d’apprentissages mais aussi parce qu’elle donne un statut au sein du champ de l’agriculture, et pas seulement dans celui des circuits courts. Raymond reconnait utiliser ses relations avec les consommateurs pour apprendre à expliquer ses façons de faire, et construire l’argumentation nécessaire pour convaincre les autres producteurs de la validité de son système original.

Les circuits courts ont montré leurs capacités à requalifier, réinsérer, réaffilier des néoruraux : jusqu’où et comment peuvent-ils intégrer d’autres exclus, cette fois générés par le modèle agro-industriel lui-même, sans déstabiliser les réseaux et les collectifs qui portent ces circuits ? Cette même question peut être posée pour l’agriculture urbaine, très diverse, difficile à cerner encore, mais au succès médiatique croissant.

 

Extrait de Les circuits courts alimentaires Entre marché et innovation sociale
par Yuna Chiffoleau, ingénieur agronome et sociologue, est directrice de recherche à l’Institut national de la recherche agronomique (INRA).
176 pages, édition Eres, 2019

Un commentaire

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    • dany Voltzenlogel

    Le circuit court à besoin de main-d’œuvre car produit à petite échelle.
    Il crée richesse et emploi.