Olivier Gimenez, Centre national de la recherche scientifique (CNRS); Julie Louvrier, Leibniz Institute for Zoo and Wildlife Research et Sarah Bauduin, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
Cet article est publié dans le cadre de la prochaine Fête de la science (qui aura lieu du 2 au 12 octobre 2020 en métropole et du 6 au 16 novembre en Corse, en outre-mer et à l’international) dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition aura pour thème : « Planète Nature ». Retrouvez tous les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr.
Les grands carnivores font leur retour en Europe depuis une cinquantaine d’années. Après des siècles de déclin causé par des politiques d’éradication, la destruction de leur habitat et la réduction de leurs proies, le continent européen abrite aujourd’hui quatre espèces : l’ours brun, le lynx boréal, le loup gris et le moins connu glouton.
Cette « success story » pour la biodiversité s’explique notamment par la législation européenne qui protège les espèces sauvages et par l’expansion naturelle des ongulés sauvages, leurs proies favorites.
Toutefois, les grands carnivores évoluent dans des paysages ruraux où les humains font de l’élevage, de l’apiculture, chassent ou pratiquent tourisme et loisirs dans les montagnes et forêts. Ce partage de l’espace génère des tensions, voire des conflits, comme ceux concernant la prédation sur les troupeaux de moutons, que les États doivent gérer.
Alors, pour guider la prise de décision, des questions se posent, qui sont au cœur de l’écologie scientifique. Où ? Combien ? Des questions simples en apparence, mais qui nécessitent de quantifier la variabilité et les incertitudes qui caractérisent l’observation des populations sur le terrain. Comment situer ou compter des animaux qui ne se laissent pas voir ? Comment prédire la réponse des grands carnivores à des scénarios de conservation ou de régulation ?
Dans ce contexte, l’écologie statistique permet de collecter, organiser et analyser des données écologiques, pour ensuite tirer des conclusions utiles à la gestion des populations.
Le loup gris, l’ours brun et le lynx boréal sont présents en France, et l’écologie statistique apporte des connaissances scientifiques sur ces espèces grâce à des collaborations entre l’Office français de la biodiversité (OFB) et le Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Si, dans les médias, on parle moins du lynx que du loup ou de l’ours, les enjeux de conservation n’en sont pas moins importants.
Disparu au début du XXe siècle, ce grand félin fait son retour en France grâce à des réintroductions en Suisse dans les années 1970. Celles-ci ont favorisé la recolonisation du massif du Jura et du nord des Alpes. Des réintroductions ont également eu lieu dans les Vosges dans les années 1980-90. L’espèce est aujourd’hui présente dans ces trois massifs : les Vosges où elle décline depuis le début des années 2000, le Jura où elle est stable, et les Alpes où elle progresse lentement.
L’espèce est protégée et classée « en danger » dans la liste rouge nationale. Les collisions routières et le braconnage constituent les causes principales de mortalité.
Les conflits avec les activités humaines concernent la chasse, qui fait du lynx un compétiteur pour le gibier (chevreuils, chamois) et l’élevage, avec la concentration des attaques sur certaines exploitations.
Le lynx fait l’objet depuis peu d’un Plan national d’actions qui vise à rétablir l’espèce dans un bon état de conservation tout en minimisant les conflits.
Dans ce contexte, l’écologie statistique contribue à apporter des réponses scientifiques à trois questions essentielles : où se trouvent les lynx en France, combien sont-ils et comment réduire leur mortalité.
Où sont les lynx ?
Le lynx vit sur de grands territoires et se fait très discret. Pour le localiser, on collecte des signes indirects de sa présence : des traces dans la neige, des fèces, des photographies, ou encore des restes de proies. En France, un réseau participatif d’observation pour le lynx et le loup, piloté par l’OFB, mobilise plus de 4 500 correspondants (professionnels de la faune sauvage et particuliers) répartis dans près de 40 départements.
Si ce réseau permet de suivre l’espèce de manière réactive et à large échelle, les données sont récoltées sans protocole strict, pour permettre au plus grand nombre de participer. Revers de cette flexibilité : le risque de recueillir des données erronées.
Il est par exemple possible de rater l’espèce dans une zone et de conclure, à tort, que le lynx en est absent – on parle de faux négatifs. Il existe également un risque de confusion avec le chat sauvage ou la genette – on parle de faux positifs.
L’écologie statistique est ici mobilisée pour cartographier la répartition des grands carnivores en France en corrigeant ces biais. Pour les pays alpins où le lynx est présent, on a ainsi montré qu’au cours des 20 dernières années, l’aire de répartition du félin s’est étendue à un rythme moyen de 4 % par an.
Combien de lynx ?
Il est impossible d’effectuer un décompte exhaustif des animaux. Mais pour s’en approcher, l’écologie statistique a recours aux méthodes de “capture-recapture”. Le principe : corriger le nombre d’individus observés par la probabilité de détection.
Celle-ci est estimée grâce à l’identification et la recapture répétées des individus, un principe qui remonte au XVIIIe siècle et au mathématicien Pierre Simon Laplace.
Pour les animaux sauvages, on a recours à un suivi non-invasif qui évite la capture physique. Deux techniques existent. Pour le loup par exemple, on utilise la génétique, qui permet d’identifier les individus via l’ADN contenu dans leurs crottes.
Pour le lynx, la méthode consiste à disposer des appareils photographiques aux endroits de passage des animaux pour tirer leur portrait. L’identification se fait sur la base des patrons uniques sur leur pelage.
En appliquant ces techniques dans le massif du Jura, nous avons obtenu une densité qui variait entre 0.24 et 0.91 lynx/100 km² sur la période 2011-2016.
Si l’on extrapole à la présence du lynx estimée à 9000 km² en 2018, il y aurait moins d’une centaine de lynx en France. Une estimation grossière à prendre avec des pincettes, puisqu’on fait l’impasse sur le fait qu’aucun lynx n’a été photographié dans les Vosges. Pour obtenir des estimations fiables, le suivi par piégeage photographique doit être pérennisé et étendu sur toute la zone de présence du lynx.
Réduire les risques de collisions avec les voitures
L’écologie statistique permet également d’aider à réduire la mortalité des lynx en quantifiant les risques de collision avec les voitures (responsables de presque 60 % des cas de mortalité en France) et en évaluant des scénarios de gestion de ces risques.
Une des solutions pour enrayer ce problème est la mise en place de passages à faune. Ces ponts ou souterrains traversant les routes sont aménagés pour faciliter la circulation des animaux sans qu’ils aient à la traverser.
Ces aménagements routiers étant coûteux, il faut, avant de les mettre en place, évaluer le bénéfice pour la biodiversité afin d’ajuster leur nombre et leur position.
C’est là que l’écologie statistique entre en jeu ! Avec le Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (CEREMA) et le Centre de Recherche et d’Observation sur les Carnivores (CROC), nous avons développé un logiciel d’aide à la décision.
À destination des aménageurs et acteurs des territoires où le lynx est présent, ce logiciel repose sur des modèles co-construits avec eux pour répondre au mieux à leurs besoins en respectant leurs contraintes.
Cet outil permet de passer nos connaissances sur l’écologie du lynx (sa reproduction, ses déplacements…) au crible de la statistique, grâce à un modèle informatique dit individu-centré.
Quel avenir pour le lynx ?
L’écologie statistique permet enfin de projeter le devenir de l’espèce en fonction de scénarios d’aménagements des routes ou de modification du paysage.
Le tout quantitatif ne saurait cependant résoudre les conflits entre les humains et la faune sauvage, et l’écologie statistique ne prétend pas apporter des solutions clés en main pour protéger le lynx. La discipline vise plutôt à fournir des indicateurs écologiques fiables, en rendant compte des incertitudes qui accompagnent les prédictions sur le devenir de l’espèce.
L’avenir du lynx passe par une réduction de la mortalité due aux collisions routières et aux destructions illégales, et la facilitation des mouvements entre les différentes populations françaises, suisses et allemandes. Fluidifier ces mouvements nécessite d’améliorer la connectivité entre les massifs forestiers.
Pour quantifier ces mouvements, l’écologie statistique a là encore un rôle à jouer, par exemple dans l’analyse des trajectoires de lynx équipés de colliers GPS.
Olivier Gimenez, Statisticien écologue, directeur de recherche, Centre national de la recherche scientifique (CNRS); Julie Louvrier, Postdoctoral researcher in ecology, Leibniz Institute for Zoo and Wildlife Research et Sarah Bauduin, Chargée de recherche dans l’équipe Loup-Lynx à l’Office Français de la Biodiversité (OFB), travail en partenariat avec le Centre d’Écologie Fonctionnelle et Évolutive (CEFE), Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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