Olivier Dangles, Institut de recherche pour le développement (IRD)
Alors que les records de température tombent les uns après les autres, nous sommes plus que jamais préoccupés par le sort des glaciers, ces victimes emblématiques des dérèglements du climat.
On s’inquiète d’un changement soudain de couleur de la glace ; on tente de les recouvrir de draps blancs pour limiter les effets du rayonnement ; on invite le président français au chevet de la Mer de Glace…
Une inquiétude totalement justifiée : en un demi-siècle, les glaciers du monde entier ont perdu 9000 milliards de tonnes de glace ; cela équivaut à perdre chaque année trois fois le volume de glace contenu dans les Alpes européennes.
Pourtant, il fut un temps, pas si lointain, où les glaciers inspiraient plutôt la crainte. Jusqu’à la fin du petit âge glaciaire (∼1300-1860), les habitants des vallées des Alpes se plaignaient régulièrement auprès des autorités civiles des dégâts qu’ils occasionnaient aux cultures et aux habitations. À l’époque, on comparait les glaciers à des dragons accrochés aux falaises, mâchoires ouvertes, serpentant dans les vallées étroites et menaçant de s’abattre sur les villages.
Dragons et glaciers ont en fait nombre de points communs dans leurs « rapports » avec les humains. Et, au-delà de l’anecdote, la parabole des dragons souligne la nécessité d’appréhender la disparition annoncée des glaciers de manière transdisciplinaire, pour faire dialoguer sciences physiques, écologiques et philosophiques.
Extinction programmée
Il faut se faire à l’idée. Après avoir utilisé ces dernières décennies les mots « retrait », « recul », ou encore « diminution » pour décrire la dynamique des glaciers, nous devons désormais fouiller un nouveau champ lexical : celui de l’« extinction ».
Ce processus a déjà commencé dans de nombreuses régions du monde, notamment dans les montagnes tropicales, où de petits glaciers situés à l’altitude limite de la glace (entre 4800 et 5000 m dans les Andes équatoriennes) ont déjà entièrement disparu. De même, les glaciers mythiques du Kilimandjaro (Tanzanie) ou le Puncak Jaya (Indonésie) auront totalement disparu d’ici une dizaine d’années.
Quelques siècles après l’extinction des derniers dragons, les glaciers vont eux aussi disparaître, terrassés par les humains et les conséquences funestes de leurs modes de vie.
La glace noire
Sur le plan physique, les glaciers sont, comme les dragons, d’immenses masses vivantes et mobiles, souvent couvertes de « séracs », de grands blocs de glace facturée, en forme d’écailles.
Composés de zone d’accumulation, de transport et d’ablation de la glace, leur survie se trouve menacée lorsque leur bilan en masse est déficitaire, c’est-à-dire que l’accumulation de la glace ne suffit plus à compenser son ablation.
Dans de nombreuses régions du monde, l’extinction des glaciers est accélérée par le noircissement de la glace. Ce phénomène est causé par le dépôt de carbone noir contenu dans des particules de suie émises lors de combustions incomplètes, provoquées par les moteurs à essence, les centrales électriques ou encore les incendies, parfois à plusieurs centaines de kilomètres des glaciers.
Ayant un moindre pouvoir réfléchissant que la glace vierge, et une plus grande capacité d’absorber l’énergie solaire, ce noircissement accélère la fonte de la glace. En certains endroits, notamment les zones planes, ces particules s’accumulent, formant de véritables trous, des cryoconites, colonisées par des biofilms, ces communautés de micro-organismes dont le métabolisme thermogène accentue la fonte.
Le rôle de ces cryoconites dans le processus d’extinction glaciaire est encore peu connu ; mais à l’image des « draconites », ces pierres magiques convoitées par les hommes et contenues dans la tête des dragons, probablement à l’origine de leur disparition, elles pourraient s’avérer être l’un des points faibles des glaciers.
« Hic sunt dracones »
Quelles sont les conséquences de l’extinction des glaciers pour la biodiversité ?
Les glaciers jouent un rôle majeur dans la genèse et le maintien d’une remarquable diversité – espèces animales et végétales, aquatiques et terrestres dont certaines sont endémiques des zones périglaciaires, comme plusieurs espèces de mouches aquatiques.
En particulier, les glaciers fournissent de l’eau et des sels minéraux indispensables à la vie et engendrent des conditions environnementales hétérogènes et instables favorables à la coexistence d’espèces.
Depuis quelques années, les scientifiques ont également découvert que la vie était abondante à la surface même des glaciers : virus, levures, bactéries, algues, tardigrades, collemboles, crustacés minuscules et insectes, dont le plus grand représentant est… un dragon. Sur les glaciers de l’extrême sud des Andes, le dragon de Patagonie (Andiperla willinki), un plécoptère de 2 cm de long, effectue la totalité de son cycle biologique dans la matrice glaciaire, la larve vivant dans l’eau et l’adulte à la surface de la glace ou dans de petites crevasses.
Cette cryobiodiversité a développé un incroyable arsenal d’innovations physiologiques pour s’adapter à la vie sur la glace, comparable à certains pouvoirs magiques de dragons : résistance à des températures extrêmes (-272 °C), à d’importantes radiations UV ou même au vide sidéral.
Si cette biodiversité commence à être mieux décrite dans les régions tempérées, ce n’est pas le cas pour les glaciers tropicaux qui restent, pour la plupart, des terres inconnues ; des territoires où vivent les dragons, « Hic sunt dracones » comme le mentionnaient les cartes médiévales. Il est probable que cette cryobiodiversité disparaîtra avant d’avoir livré tous ses secrets.
Tout un monde spirituel
Si glaciologues et écologues écrivent depuis plusieurs décennies la chronique d’une mort annoncée des glaciers, les sciences humaines sont restées plus discrètes sur le sujet. Mais, à l’image des dragons craints des habitants des Alpes, les mythes et croyances liés aux glaciers sont répandus partout dans le monde.
Au Pérou par exemple, des centaines de pèlerins visitent chaque année les glaciers sacrés (ou ce qu’il en reste) de la région de Cuzco pendant la fête religieuse du Quyllurit’i.
Les glaciers sont devenus de puissants symboles culturels, liés aux dimensions philosophiques et morales du changement climatique. Au-delà des effets sur l’approvisionnement en eau, l’alimentation humaine et animale, l’extinction glaciaire aura d’importantes conséquences sociales sur les communautés de montagne, y compris en matière d’identité culturelle, de spiritualité, d’esthétique ou encore de loisirs. Des études anthropologiques ont d’ailleurs suggéré que la perte de glacier peut affecter les identités communautaires et individuelles, les compréhensions subjectives de la relation homme-nature ou encore entraîner un sentiment généralisé d’insécurité ou d’éco-anxiété.
Depuis des siècles, les hommes sont fascinés par les dragons et les glaciers. Si, en dépit de leur disparition, les premiers conservent une place importante dans nos cultures, quelles seront les conséquences physiques, écologiques et spirituelles d’une vie sans glace ?
Dans le cadre du projet de recherche « Life without Ice », nous cherchons à répondre à cette question en proposant une étude intégrative et transdisciplinaire de l’extinction des glaciers, et en privilégiant une approche de science de la durabilité. Cette approche efface les frontières entre les disciplines, promeut l’enrichissement mutuel de différents modèles de pensées et de raisonnement, combine les faits et les valeurs, afin de construire des systèmes de savoir plus adaptés aux défis du changement climatique.
Et si les glaciers venaient à disparaître à jamais dans quelques siècles, on pourra toujours se réconforter par les prédictions de scientifiques reconnus : le réchauffement climatique devrait conduire à la renaissance des vrais dragons…
Le projet de recherche « Life without ice » dans lequel s’inscrit cette publication a bénéficié du soutien de la Fondation BNP Paribas dans le cadre du programme Climate and Biodiversity Initiative.
Olivier Dangles, Écologue, Institut de recherche pour le développement (IRD)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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