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Le philosophe Olivier Remaud : « la distinction entre le vivant et l’inerte repose sur une illusion. Les mondes de glace ne sont pas dénués de vie. »

iceberg

Chalutier groenlandais, dans le Eriks Fjord (Tunugdliarfik) Bateau & Icebergs, Groenland - 2007 Bateau au milieu d’icebergs érodés dans le fjord d’Unartoq, Groenland (60°28’ N – 45°19’ O). © Yann Arthus-Bertrand

Le philosophe Olivier Remaud donne une autre perspective sur les icebergs dans son dernier livre Penser comme un iceberg (Actes Sud). Son travail sur ce qui se révèle être bien plus que des simples blocs de glace à la dérive, conduit à repenser ce qu’est le vivant et les différentes échelles d’interactions existantes dans la nature entre les écosystèmes et ceux qui les habitent.

Qu’est ce qui fait que les icebergs sont plus que des blocs de glace flottants ?

Les icebergs sont des fragments de glaciers qui véhiculent des significations puissantes et variées. Les voyageurs polaires d’autrefois leur associaient des images de solitude et de désolation. Comme ils sont promis à fondre, les blocs dérivants illustrent notre condition de mortels dans la plupart des récits d’exploration. Pour beaucoup de populations autochtones qui vivent près des calottes glaciaires du Grand Nord ou des hauts glaciers montagneux de la planète, la glace est en revanche bien vivante. Elle porte des mythologies collectives. Un seul exemple : lorsque les icebergs ont des sommets troués, ils deviennent des tunnels de réincarnation. Les âmes mortes passent à travers et s’élèvent vers les nuages, ou descendent dans les profondeurs de la mer si l’iceberg se retourne, afin de changer de forme et de d’inaugurer une vie nouvelle. Dans ces cosmologies où l’humain se métamorphose en oiseau ou en phoque, on cohabite avec la glace qui respire, fait du bruit et réagit aux moindres variations des milieux. Des rituels interdisent de grimper sur un iceberg ou de cuire de la viande à proximité des glaciers. Ces derniers sont considérés comme des entités dotées d’une biographie propre. Ce sont des partenaires d’interactions qui aident à réaménager les rapports entre les clans, des personnes qui ont des droits à part entière et qui comptent dans l’élaboration des normes humaines fondamentales. Quand la militante écologiste Sheila Watt-Cloutier évoque le « droit d’avoir froid » (The Right to be cold), elle affirme que la glace est une condition de l’autonomie économique, sociale et culturelle des Inuits. De ce point de vue, les glaciers et les icebergs sont bien plus que des cristaux étoilés qui tombent du ciel et se transforment en grains ronds tassés les uns sur les autres.

Quel rôle jouent les icebergs dans les écosystèmes ?

 

Les icebergs se détachent des glaciers et chutent dans l’eau. Ils transportent des sels minéraux qui se mélangent avec les nutriments marins. Des micro-algues s’accrochent à leurs parois. Elles alimentent le krill qui est le plat favori de nombreux poissons et des baleines. Indirectement, elles approvisionnent en oxygène l’ensemble des êtres vivants de la planète. Les icebergs sont des passeurs de vie, des petits biotopes sans lesquels on respirerait moins bien. Ils jouent un rôle primordial dans le réseau trophique des mondes polaires.

D’une manière générale, la glace est indispensable au cycle de l’eau sur la Terre. La banquise contribue à maintenir dans les océans un différentiel de densité entre les eaux de surface et les eaux de profondeur. Elle participe au bon équilibre de ce que l’on appelle la « circulation thermohaline ». En d’autres termes, les océans ont besoin de la glace pour répartir la chaleur dans leurs colonnes d’eau et brasser tous les composés organiques et inorganiques. S’ils sont bien stratifiés, ils absorbent mieux le taux de CO2 dans l’atmosphère.

Aujourd’hui, les calottes glaciaires se réduisent dramatiquement. Leur grande réactivité thermique n’est plus à démontrer. Or plus les glaciers fondent, plus il y a d’icebergs dans l’eau. Et moins il y a de glace, plus l’effet de serre se renforce. Résultat : les océans perdent leur oxygène. Les icebergs sont donc à la fois de véritables arches biologiques et les signes indubitables d’un réchauffement climatique accéléré.

Pourquoi est-il urgent, comme vous le proposez dans votre livre, de repenser notre rapport au vivant en prenant en compte ce qui nous semble inerte ?

La distinction entre le vivant et l’inerte repose sur une illusion. Les mondes de glace ne sont pas dénués de vie. Les chaînes vitales s’y conjuguent autrement qu’aux latitudes tempérées et a fortiori tropicales. L’illusion consiste à penser que la vie doit être profuse et immédiatement visible. Mais le plongeur qui longe les parois immergées d’un iceberg découvre une myriade d’organismes, un écosystème dynamique et complexe. Quant au marcheur qui arpente la toundra du Grand Nord, il suffit qu’il se penche vers le sol tourbeux pour distinguer des arbres nains qui poussent à l’horizontale et des milliers de buissons mousseux qui offrent un refuge à des insectes de toutes sortes. La fable de la solitude des glaces est contredite par ces mondes où règnent les êtres minuscules.

Reconnaître la vie dans les zones polaires et ne plus les considérer comme des étendues désertiques, c’est aussi refuser que leurs sous-sols riches en minerais soient livrés à une exploitation illimitée et destructrice. Au lieu d’en faire de simples ressources, il conviendrait de laisser ces milieux se développer à leur propre rythme. Le ré-ensauvagement des mondes de glace exigerait bien sûr d’inverser les priorités actuelles. Il faudrait dépasser le jeu des intérêts exclusivement économiques et mettre au premier plan la préservation du cycle global de l’eau dont nous dépendons tant.

Il est également urgent de prendre au sérieux d’autres usages du monde. Qui estime que les glaciers et les icebergs sont des êtres « animés » ne cède à aucune superstition. Le problème n’est pas en effet de savoir s’il a raison ou s’il a tort. L’important est de reconnaître que toute société ménage de la place pour des savoirs qui organisent la perception du monde et produisent des effets de cohésion. Les humains qui se sentent observés par des glaciers comprennent qu’ils font partie d’un collectif plus vaste et qu’ils sont membres d’une espèce parmi d’autres espèces. Alors, les mêmes glaciers qui disparaissent sont comme des êtres chers qu’ils perdent. Ils les regrettent et les pleurent. Si l’on éprouve de tels sentiments, c’est peut-être la preuve que les masses en question ne sont pas vraiment inertes. Cet autre regard nous concerne au plus intime de nous-mêmes. Il nous invite à reformuler nos relations avec le vivant en général.

Propos recueillis par  Julien Leprovost

Olivier Remaud, Penser comme un iceberg, Actes Sud, coll. Mondes sauvages, 2020

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3 commentaires

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    • Jean Grossmann

    Vous avez raison Mr Remaud les mondes de glace ne sont certes pas dénués de vie. L’intense rapport au vivant de ces régions apparemment désertiques sera dévoilé dans une publication de planetvisible qui devrait sortir prochainement en France dans la revue Canoë Kayak Magazine. Voir
    http://planetvisible.com/

    • Guy J.J.P. Lafond

    Mise en exergue:
    « Il faudrait dépasser le jeu des intérêts exclusivement économiques et mettre au premier plan la préservation du cycle global de l’eau dont nous dépendons tant. »
    Tellement vrai!
    Et tout comme Dupond et Dupont, je dirais même plus:
    Il faudrait dépasser aussi les jeux malsains de l’exploitation excessive des énergies fossiles et du gaspillage d’hydrocarbures dans des embouteillages monstres en chaque matin du monde et dans toutes les mégapoles de la planète.
    Ici au Québec (au Canada), nous croyons que l’être humain peut retrouver une place plus humble et plus respectueuse de cette si fragile planète bleue.
    À nos vélos, à nos espadrilles de course, à nos bottes de marches, à nos kayaks, à nos canots, à nos chevaux, …, à nos vêtements de plein air s’il vous plaît!
    Gardons la forme et aussi un esprit sain devant l’adversité qui nous guette.
    Merci.
    t: @FamilleLafond @GuyLafond

    • Guy J.J.P. Lafond

    Mise en exergue:
    “Il faudrait dépasser le jeu des intérêts exclusivement économiques et mettre au premier plan la préservation du cycle global de l’eau dont nous dépendons tant.”
    Tellement vrai!
    Et tout comme Dupond et Dupont, je dirais même plus:
    Il nous faut rapidement adopter un moratoire sur l’exploitation excessive des hydrocarbures. Et c’est à force de le répéter encore et encore qu’on pourra enfin nous débarrasser de tous ces embouteillages monstres et polluants observés à chaque matin du monde dans toutes les mégapoles de notre si fragile planète bleue.
    À nos vélos, à nos espadrilles de course, à nos chevaux, à nos kayaks, à nos sacs à dos!
    T: @FamilleLafond @GuyLafond
    @;-)