À la croisée de la biologie, des sciences du langage et de l’anthropologie, des scientifiques se sont demandés si, en parlant de nature, l’espèce humaine, dans la diversité des langues, parlait bien de la même chose. Leurs résultats publiés dans la revue Conservation Biology montrent que les visions de la nature diffèrent selon les langages et donc que les visions pour la préserver le peuvent aussi. Fréderic Ducarme, docteur en écologie et chercheur associé au Muséum National d’Histoire Naturelle nous explique la portée de cette recherche How the diversity of human concepts of nature affects conservation of biodiversity (comment la diversité des concepts de nature au sein de l’espèce humaine affecte la conservation de la biodiversité) à laquelle il a pris part.
La « nature » est un terme proverbialement difficile à définir, que même Diderot et d’Alembert ont soigneusement contourné [1]. Par chance, ce terme, ou des dérivés proches, est le même dans quasiment toutes les langues européennes : natur, nature, natura, natureza, naturaleza, natuur, nádúr, natyra, natură, náttúran… Même les isolats non indo-européens comme le basque ou le maltais ont adopté cette racine latine, et sa signification vaporeuse.
Sortir d’une vision unique de la Nature
Cependant, la protection de la nature est, on le sait, une affaire globale. Il convient donc de s’assurer d’une bonne traduction de ce terme dans toutes les langues du monde, l’enjeu étant d’harmoniser objectifs et politiques. Mais c’est ici que l’affaire se corse : comme l’a montré l’anthropologue Philippe Descola [2], l’Occident chrétien se fait une idée très particulière de la nature, et les autres cultures en ont soit une idée plus ou moins différente, soit carrément pas du tout – pour qu’un tel concept ait un sens, il faut imaginer du « non-nature », idée bien exotique à de nombreux peuples peu urbanisés.
La globalisation de l’enjeu conservationniste nécessite donc d’abord de se mettre d’accord sur l’objet de cette conservation, et ainsi de vérifier que le terme habituellement utilisé par les dictionnaires et traducteurs pour transposer « nature » correspond bien à ce que les scientifiques ont en tête. Une équipe d’écologues, linguistes et philosophes du Muséum National d’Histoire Naturelle, avec l’aide de linguistes du monde entier (et notamment de l’INALCO) a donc entrepris de recenser ces mots, et d’éclaircir leur bagage sémantique et étymologique afin d’identifier de possibles difficultés dans la transposition de l’idée de protection de la nature [3]. Le premier constat a été qu’à l’image de l’Europe, la plupart des grands ensembles civilisationnels sont relativement homogènes sur le terme utilisé, en général tiré de la langue liturgique locale (latin, arabe, pāli, etc). Ainsi, 7 milliards d’humains de tous les continents n’utilisent en fait que 20 morphèmes différents pour dire ce mot, dont voici les principaux :
- 自然 (zì rán): ce mot chinois est composé de deux caractères, qui signifient « soi-même » et « ainsi ». Il y a donc une idée de spontanéité, d’autonomie, d’inaltéré, qui n’est pas sans rappeler certaines définitions d’Aristote. Ce terme, plus ou moins modifié, est également présent dans toute l’aire tao-confucéenne : Corée, Japon, Vietnam, et toutes les langues sino-tibétaines de Chine.
- ធម្មជាតិ (dhammajāt) : ce mot provient du pāli, langue ancienne de l’Inde devenue langue liturgique du bouddhisme theravada, répandu dans toute l’Asie du sud-est. Ce mot a donc été adopté par la quasi-totalité des langues de la péninsule indochinoise, comme le thaï, le khmer, le lao, le birman, le cinghalais, et même en vietnamien dans certains usages (en compétition avec le mot chinois). Profondément lié au bouddhisme, il signifie que quelque chose est conforme aux règles de l’univers. Il s’agit cependant de règles mobiles d’un univers en changement permanent, il n’y a donc rien de fixiste dans ce sémantisme.
- प्रकृति (prakṛti-) : ce mot indien, issu du sanskrit (langue liturgique de l’hindouïsme), est utilisé dans le monde indien hindou, c’est-à-dire l’essentiel des langues de l’Inde comme l’hindi et le telugu mais aussi le népali et le bengali. La racine indo-européenne permet une translittération assez pratique : il s’agit de pro-création, c’est-à-dire l’idée très dynamique d’une prolifération, d’une créativité permanente, qui peut faire penser à Darwin.
- Природа (priroda) : le monde slavo-orthodoxe utilise une racine slave, de la Croatie à l’Ukraine, et de Prague à Vladivostok. Le roumain (langue orthodoxe mais romane) et le polonais (langue slave mais catholique) font exception en préférant le mot latin, même si les deux racines coexistent en polonais. Ce terme vient du dieu slave Rod, dieu archaïque créateur, de la naissance, de la vie et de la génération (rod signifie encore « lignée, héritage » en russe). On a donc encore ici une idée de prolifération créatrice, un peu comme dans les langues indiennes.
- طبيعة / טֶבַע (tiv’a / tabî’a) : les langues sémitiques (hébreu, araméen, arabe…) utilisent une racine très originale pour dire la nature : issue de l’artisanat, cette racine verbale désigne l’action d’imprimer une forme, notamment pour frapper une monnaie. On a donc affaire à une représentation très passive et inerte de la nature, résultat de l’action d’un artisan : nous sommes donc bien dans des langues liées au monothéisme abrahamique, qui voient dans la nature le résultat matériel d’un plan divin métaphysique – ce sens passif a beaucoup influencé l’évolution sémantique du terme européen, très dynamique à la base et très fixiste après la christianisation. Le terme arabe s’est disséminé dans la plupart des langues du monde musulman, du Maroc à la Chine occidentale en passant par le monde persan, et notamment dans toute l’Asie centrale (où il est écrit en cyrillique, табиат). Etonnante exception, les langues musulmanes indiennes (ourdou, punjabi) préfèrent un autre mot arabe, qudrat, qui signifie « pouvoir », dans le sens cosmique des lois de l’univers.
Quand la langue détermine la manière dont la Nature et sa protection sont perçues
Nature, zi-ran, dhammajat, prakrti, priroda et tabia : vous savez maintenant comment six milliards et demi d’humains disent « nature ». Mais fort de votre nouvelle érudition, vous êtes aussi conscient des subtiles variations, différences et écarts qui existent entre ces mots : certains sont très dynamiques quand d’autres sont fixes, certains actifs et d’autres passifs, certains concrets et d’autres abstraits, certains sont des causes et d’autres des résultats…
Historiquement, la conservation de la nature en Occident s’est concentrée sur des « objets » : ce furent d’abord des espaces (parcs nationaux, monuments naturels, sites inscrits), puis des espèces (espèces menacées, espèces patrimoniales, espèces charismatiques [4]). Cette vision de la protection de la nature était tout à fait cohérente avec la vision abrahamique de la création, déjà incarnée par le mythe de Noé. Cependant, le XIXe siècle a remis en cause cette vision fixiste [5], avec la naissance des sciences de l’évolution sous l’impulsion de Lamarck et Darwin, puis de l’écologie avec Haeckel et Tansley. Les écologues contemporains s’intéressent désormais moins aux objets qui incarnent la nature à un instant t qu’aux processus qui contrôlent leurs fluctuations. La conservation de la nature se concentre donc désormais beaucoup plus sur les causes que sur les effets, c’est-à-dire sur la biodiversité, les processus naturels, les chaînes trophiques ou fonctionnelles, les cycles biogéochimiques ou encore les « services écosystémiques ».
Résultat, les conceptions les plus éloignées de cette représentation écologique de la nature sont paradoxalement l’européenne et la sémitique, les seules à dénoter une nature fixe, passive et inerte ! L’idée d’une nature animée par des flux de matière et d’énergie est assez intuitive en ourdou, hindi ou en thaï, langues dans lesquelles la nature est spontanément dynamique et proactive. Hélas, la globalisation médiatique tend pourtant à aligner progressivement tous ces mots sur le sens occidental, appauvrissant ainsi la diversité sémantique de l’humanité : les peuples qui avaient la vision la plus fine et la plus « moderne » de ce qu’est la nature risquent de régresser vers un créationnisme américain au moment même où il est crucial que les occidentaux modernisent leur vision de la nature. Il est donc primordial de préserver cette subtilité sémantique si l’on veut pouvoir préserver la nature qu’elle embrasse, et la faire percoler dans les langues et culture dont la vision est encore trop fixiste.
Et si les langues étrangères nous permettaient aussi de progresser en sciences ?
La « nature » à travers les langues : protège-t-on bien tous la même chose ? par Frédéric Ducarme, docteur en écologie et chercheur associé au Muséum Nationale d’Histoire Naturelle
RÉFÉRENCES
[1] Frédéric Ducarme et Denis Couvet, « What does « nature » mean ? », Nature Humanities & Social Sciences Communications, vol. 6, no 14, 2020 (DOI 10.1057/s41599-020-0390-y).
[2] Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 2005, 640 p. (ISBN 2-07-077263-2).
[3]Frédéric Ducarme, Fabrice Flipo et Denis Couvet, « How the diversity of human concepts of nature ffects conservation of biodiversity », Conservation Biology 34 (6), 2020 (DOI 10.1111/cobi.13639).
[4] Frédéric Ducarme, Gloria Luque, Franck Courchamp, « What are “charismatic species » for conservation biologists”, BioSciences Master Reviews 1, 1-8, 2013.
[5] Alexandre Robert et al., « Fixism and conservation science », Conservation Biology 31 (4), 781-788, 2017.
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5 commentaires
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Grossmann
Concernant le réchauffement climatique et l’importance de nos chaînes énergétiques pour y remédier j’ai souvent ressenti de grande difficultés pour commuiquer
Pourtant mon message est adressé aux français dans leur langue maternelle…….. voir
http://infoenergie.eu/riv+ener/8synthese.pdf
Alan Stivell
Depuis longtemps j’insiste sur la nécessité d’à la fois défendre les espèces naturelles et les espèces culturelles aussi importantes et indispensables, que l’état français depuis toujours a combattu plus que beaucoup d’autres.
Guy J.J.P. Lafond
Magnifique réflexion. Merci!
Il nous faut donc, nous aussi, prendre un certain recul en Amérique du Nord et ailleurs en Occident. Il nous faut donc réfléchir davantage sur la signification du mot “commerce” afin que nos échanges économiques redeviennent plus raisonnables, plus durables, plus équitables, plus respectueux de la Nature et de ses rythmes qui nous baignent. L’espèce humaine peut en effet s’adapter et devenir encore plus éveillée à la préservation de millions d’années d’évolution. Ne brisons pas la communication entre les peuples. Orient, nous vous suivons aussi.
T: @GuyLafond @FamilleLafond
À nos vélos, à nos espadrilles de course, à nos vêtements de plein air!
@:-)
Autre source de réflexion:
https://luxediteur.com/catalogue/leconomie-de-la-nature/
Bousquet
De toutes parts, les étrangers disent la difficulté de la langue française. Et ? prennent pour exemple les multiples sauts, sceaux, sots et autres…. Nos linguistes, phonistes (çà, c’est de moi puisque ce bien-aimé Google me fait le plaisir de souligner en rouge. Tant il est vrai que Google pourrait m’apprendre le français). Nos experts, donc en verbiages multiples et divers, ont donc ce nouveau pin(?) pain(?) peint(?) sur la planche.
De fait? La nature de cette nature dénaturée est de nature, naturellement à moult réflexion pour un anglais, un allemand ou autre espagnol et italien.
Cette mayonnaise ne prendra QUE si l’on se réfère à ce regretté Umberto ECO dans sa recherche de la langue parfaite. de même que c’est le contexte qui marque l’action, la temporalité: un peu comme un roi faisant le ménage (si! si!) lorsque sous le seau, tombât son sceau. Quel sot …. Et donc, pour cette nature qui désigne tout et n’importe quoi, peut-être que si on lui attribuait une place dans ce qu’elle voudrait désigner, la compréhension s’en trouverait facilitée. Comme natureau ou naturaterra ou naturanima ou naturaflora et naturescarpa. Il en a encore de la peinture rouge ce Google?
Claude Courty
L’approche et l’analyse scientifique de cette question fondamentale, ne mettent-elle pas tout simplement en évidence, le masquage, voire l’ensevelissement, des vérités fondamentales concernant la vie, par les affabulations superstitieuses des religions et notamment du monothéisme biblique ?