Dans l’ouvrage Les Collapsologues et leurs ennemis, Bruno Villalba revient sur les critiques formulées à l’encontre de la collapsologie. Ce professeur de Science Politique à AgroParisTech et au laboratoire Printemps explique ce que révèlent le succès de la collapsologie et la virulence de sa critique.
Comment expliquez-vous le succès de la collapsologie et de ses thèses ?
La collapsologie s’inscrit dans une logique explicative assez ancienne puisque l’on retrouvait déjà l’ensemble des éléments dans le programme du premier candidat écologiste à la présidentielle, René Dumont, en 1974. L’idée que nous traversons une crise écologique sans précédent, du fait de la pression des activités humaines sur les écosystèmes, du poids de la démographie… était déjà là. Ces questions sont mobilisées et agencées différemment par l’écologie politique en fonction des époques. Elles sont tantôt associées avec une vision « plus optimiste » qui voit dans l’innovation technologique et la transformation des comportements individuels des moyens de dépasser la crise. Elles sont tantôt au service d’une critique plus radicale, comme la Décroissance, qui voit dans l’aggravation de la situation écologique l’impossibilité de concilier la poursuite d’un modèle productiviste avec la préservation de l’environnement.
La collapsologie amplifie ces approches, car elle s’appuie sur des sources scientifiques réactualisées, qui viennent étayer cette idée de la crise écologique. Entre les premiers rapports fondateurs comme le rapport Meadows, Halte à la croissance ?, de 1972 sur lesquels René Dumont se fondait et les plus récents du GIEC sur le climat et de l’IPBES sur la biodiversité, on constate que la crise écologique s’est aggravée. Les collapsologues vont alors accentuer et systématiser le discours catastrophiste.
Cependant, une des nouveautés apportées par la collapsologie est d’associer le constat de la crise à ce qu’ils appellent l’intuition. Une des clefs du succès de la collapsologie provient de l’appel à l’intuition qu’elle comporte, c’est-à-dire cette idée diffuse qu’il faudrait faire quelque chose, on ne sait pas forcément quoi, mais on s’octroie le droit d’imaginer d’autres solutions. C’est aussi l’idée que ce qui se passe touche à mon intimité, à ma relation sensible au monde et que cela doit servir de base pour construire un autre rapport au monde.
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Et, par ricochet, comment expliquez-vous la virulence des critiques qui lui sont adressées ?
J’ai été frappé de constater une convergence des critiques, qu’elles viennent de la droite ou de la gauche, mais aussi de nombreuses disciplines scientifiques, des sciences sociales comme des sciences appliquées. On peut se demander pourquoi ces contempteurs, issus de courants de pensées idéologiques et scientifiques différents, se retrouvent dans la critique d’un courant de pensée politique émergeant ? En fait, ils voient dans la collapsologie une vision catastrophiste qui porte atteinte à un certain nombre de leurs présupposés théoriques. Par exemple, remettre en cause le présupposé normatif que les solutions technologiques sont indispensables, qu’il y aurait toujours des solutions pour échapper aux mécanismes d’irréversibilité ou encore l’idée que la question sociale doit primer sur l’écologie… tout cela leur semble immature. Alors mêmes que certains « ennemis » proposent une critique du capitalisme actuel, ils demeurent dans l’imaginaire de la croissance (une croissance qualitative qui pourrait réaliser une compromis acceptable entre le progrès et l’écologie). Ils ne croient pas en la capacité du système à se réformer pour absorber les chocs écologiques et veulent poursuivre sur la même logique de production économique. Les collapsologues disent pourtant que ce modèle s’avère obsolète et qu’il faut y mettre fin. la collapsologie pose des questions intéressantes sur le rapport à la croissance, à l’innovation technique et à l’égalité sociale
« Une des clefs du succès de la collapsologie provient de l’appel à l’intuition qu’elle comporte, c’est-à-dire cette idée diffuse qu’il faudrait faire quelque chose, on ne sait pas forcément quoi, mais on s’octroie le droit d’imaginer d’autres solutions. C’est aussi l’idée que ce qui se passe touche à mon intimité, à ma relation sensible au monde et que cela doit servir de base pour construire un autre rapport au monde. »
Qui sont les adversaires de ce courant de pensée ?
Ils sont issus de l’ensemble des familles politiques traditionnelles (droite, gauche, anarchiste…). Leurs critiques sont facilement relayées par les journalistes qui s’en font l’écho. Eux aussi participent à cet imaginaire de la croissance comme modèle de développement. Du côté des scientifiques, la critique va être portée par les philosophes, par exemple Catherine Larrère et Raphaël Larrère dans « Le Pire n’est pas certain : Essai sur l’aveuglement catastrophiste » au nom d’une proposition philosophique différente. Certes, tous estiment que la situation écologique est dramatique, mais ils réaffirment leur conviction que l’innovation technique permettra à l’être humain de continuer à transformer le rapport au réel. Dans les sciences appliquées et sociales, la critique porte sur le fait que les collapsologues n’ont pas de fondement scientifique ou de légitimité académique avec l’idée de délégitimer leur parole.
Leurs arguments sont-ils fondés ?
À mon sens non. Souvent, ils ne font référence qu’à deux ouvrages, à savoir « Comment tout peut s’effondrer » de Pablo Servigne et Raphael Stevens et « Devant l’Effondrement » de Yves Cochet alors que la collapsologie regroupe toute une galaxie d’auteurs. Ces derniers se montrent plus ou moins catastrophistes, plus ou moins partisans d’une vision d’effondrement de la société thermo-industrielle, plus ou moins préoccupés par la question de la biodiversité ou la question sociale. La collapsologie n’est pas une pensée stabilisée ni une doctrine intellectuelle construite, comme l’est le marxisme, parce que la pensée collapso est émergente. De fait, les critiques à son encontre se montrent simplistes puisqu’elles portent sur quelques éléments et non pas sur une doctrine bien structurée. Ainsi la proposition collapsologique est segmentée. Elle est découpée en différents éléments qu’on va déconstruire en disant que tel ou tel aspect n’est pas suffisant ou assez bien étayé, pour enfin dire que la globalité de la proposition n’est pas pertinente. Ce processus classique se retrouve dans la construction de nombreuses polémiques.
« La critique de la collapsologie, au lieu de faire l’effort de comprendre ce qu’elle propose, va la réinterpréter. Ainsi, on va taxer ses partisans de « réactionnaires » »
Enfin, la critique de la collapsologie, au lieu de faire l’effort de comprendre ce qu’elle propose, va la réinterpréter. Ainsi, on va taxer ses partisans de « réactionnaires », qui seraient contre le progrès et l’humanisme, parce qu’ils remettraient en cause les schémas de pensées dominants. Vous êtes donc un amish comme l’a dit Emmanuel Macron ou favorable au retour à la bougie comme le disent les technophiles. Une mécanique implicite se met en place. Mais si on rentrait dans un dialogue honnête et constructif avec les thèses collapsologistes, il conviendrait aussi d’interroger ses propres référentiels et de se demander pourquoi les collapsologues pourraient avoir raison ou jusqu’où ils pourraient avoir raison.
Peut-on interpréter ces attaques sur le pendant catastrophiste de l’écologie comme la preuve qu’une partie des idées écologistes (dont celle de la nécessité de préserver l’environnement) sont devenues consensuelles et entrées dans les mœurs ? Mais, que la concrétisation des mesures ne fait ni consensus ni ne semble prendre forme assez rapidement au vu des urgences rappelées régulièrement par la communauté scientifique comme dans le prochain rapport du GIEC ?
Aucun des adversaires de la collapsologie ne critique l’existence même de la crise écologique. Il y a l’expression de l’idée d’une intériorisation de la préoccupation environnementale. Tous partagent ce constat.. Mais « le pire ne serait pas certain », il n’y aurait pas de certitude sur l’irréversibilité, les seuils de basculement etc…. La mise à distance et la relégation sont très présentes ; elles témoignent de la réaffirmation des solutions déjà existantes. Celles-ci sont techniques ou comportementales. De surcroit, ils sont nombreux à estimer que la transition écologique serait déjà enclenchée, dans les négociations internationales sur le climat ou avec l’intégration du développement durable dans les politiques publiques… Pour ces détracteurs des théories de l’effondrement, il ne faut pas basculer dans l’extrémisme catastrophiste puisque des solutions négociées démocratiquement sont déjà en cours d’élaboration. Sous-entendu, il ne sert à rien de basculer dans d’autres propositions politiques plus radicales et les collapsologues ne seraient pas démocrates.
[À lire aussi L’humanité à l’aube de retombées climatiques cataclysmiques, selon le prochain rapport du GIEC]
Pour conclure, que nous dit la notoriété de la collapsologie sur la manière dont les questions et controverses écologiques traversent la société ?
Il faut déjà relativiser ce succès. Car, c’est d’abord un succès d’estime. Le livre de Pablo Servigne et de Raphael Stevens s’est vendu à 80 000 exemplaires, ce qui est un beau succès surtout pour un ouvrage de cette qualité et complexité de présentation. Leurs conférences font de nombreuses vues sur Internet et témoignent du succès des idées d’effondrement dans les réseaux militants. De nombreux livres sur le sujet ont été publiés depuis. Toutefois la collapsologie parle encore peu dans l’opinion publique en général. Par exemple, le thème de l’effondrement n’a absolument pas été mobilisé dans le débat public et les médias lors des dernières élections. En France, peu d’intellectuels se sont saisis des questions des effondrements, excepté Dominique Bourg qui est le seul à produire une réflexion sur les effondrements depuis de nombreuses années.
Avez-vous un dernier mot ?
Je lis le rapport d’Olivier Blanchard, ancien chef économiste du FMI, et du prix Nobel d’économie, Jean Tirole, remis au Président Macron sur les grands défis à relever pour l’avenir de la France. Ils écrivent que nous vivons « une crise existentielle », il est encore « temps mais c’est urgent ». On ne peut pas moins catastrophiste ! Pourtant, ils récusent toutes les idées décroissantes comme ils l’ont exprimé sur France Inter. Et la solution qu’ils proposent c’est de renforcer la recherche et de l’innovation technique, autrement dit d’amplifier ce qui est à l’origine de la situation dramatique que nous connaissons… Tout cela manque d’imagination pour bifurquer tant qu’il est temps.
Propos recueillis par Julien Leprovost
Villalba Bruno, Les Collapsologues et leurs ennemis, ed. Le Pommier, 2021.
Le laboratoire Printemps
Les grands défis économiques, par la commission internationale Blanchard-Tirole
Pour aller plus loin autour de la collapsologie sur GoodPlanet Mag’
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