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L’énergie fossile, cette drogue dont nous n’arrivons pas à nous sevrer

addiction pétrole

Raffinerie de pétrole au Koweit © Yann Arthus-Bertrand

Victor Court, IFP Énergies nouvelles

Notre opulence matérielle des 200 dernières années est directement imputable aux combustibles fossiles – charbon, pétrole et gaz. Mais, comme toutes les drogues, l’énergie fossile produit son lot d’effets secondaires, désormais trop visibles pour être ignorés.

Boosté par ce cocktail charbon-pétrole-gaz, le rêve moderne s’est peu à peu transformé en cauchemar. En cause, une perturbation sans précédent du système Terre qui affecte déjà l’espèce humaine.

D’après la communauté scientifique, cette menace aura dans le futur des conséquences encore plus désastreuses ; conséquences qui semblent pour l’instant inévitables au vu des maigres résultats des négociations climatiques.

Laisser les fossiles là où ils sont

Les réserves de combustibles fossiles correspondent à des émissions potentiellement colossales de gaz à effet de serre : il y a au moins trois fois plus de CO2 sous nos pieds que ce que nous pouvons nous permettre d’émettre pour avoir une chance raisonnable de contenir le réchauffement climatique sous les 2 °C. Au niveau mondial, un tiers des réserves de pétrole, la moitié des réserves de gaz et plus de 80 % des réserves de charbon doivent rester inutilisées.

Why we need to keep fossil fuels in the ground (The Guardian/Youtube, 2015).

Dans ce contexte, l’augmentation des productions d’hydrocarbures dits « non conventionnels » – pétrole et gaz de roches mères, sables bitumineux, offshore profond – et l’exploitation de nouvelles ressources, comme en Arctique, vont à contresens des efforts nécessaires pour limiter le dérèglement du climat si les émissions de CO2 engendrées par ces productions ne sont pas immédiatement captées et séquestrées.

Plus nous retardons le moment où nous amorcerons réellement la décarbonation de l’économie mondiale, plus les efforts nécessaires deviendront draconiens. Si la réduction des émissions mondiales de CO2 avait été engagée en 2018, l’humanité aurait pu se contenter d’une baisse annuelle de 5 % jusqu’en 2100 pour limiter le réchauffement à 2 °C. Amorcer ce travail colossal en 2020 demanderait de maintenir une réduction de 6 % par an jusqu’à la fin du siècle.

Patienter jusqu’en 2025 pour amorcer ce chantier, c’est s’obliger par la suite à réduire de 10 % par an les émissions mondiales de CO2. Or vouloir transformer durablement, tous les ans, 10 % de l’économie mondiale est une tâche proprement titanesque qui n’a aucun précédent dans l’histoire de l’humanité.

Russie : Arctique, la nouvelle frontière (Arte/Youtube, 2019).

L’inertie des infrastructures industrielles

Si l’apparition incessante de nouveaux gadgets dans la vie quotidienne donne l’impression d’un changement rapide des systèmes techniques contemporains, ce sont les infrastructures industrielles aux durées de vie très longues – centrales et réseaux électriques, pipelines, raffineries, routes, voies ferrées, canaux, ports, équipements lourds (sidérurgie et chimie) ou collectifs (hôpitaux, stations d’épuration) – qui sont les véritables marqueurs du paradigme technique dans lequel une société se trouve.

Tous ces « parcs » installés impliquent une inertie gigantesque quand il s’agit de changer l’existant et de réaliser une transition vers un monde plus écologiquement soutenable.

Cet effort a d’ailleurs bel et bien été engagé en 2020, mais de façon totalement involontaire puisque c’est la crise sanitaire de la Covid-19 qui nous y a contraints ! En obligeant un sixième de la population mondiale à se confiner, l’économie a ralenti au point de réduire les émissions de CO2 d’environ 6 % sur l’année.




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Pour limiter le dérèglement climatique à une valeur à peu près acceptable d’ici la fin du XXIe siècle, il faudrait donc qu’un nouvel effort de cette ampleur vienne s’ajouter tous les ans à ceux des années précédentes.

L’empilement des systèmes énergétiques

Toutes les transitions énergétiques du passé ne l’ont été qu’en termes relatifs – c’est-à-dire en parts de la production ou de la consommation totale. Au XXe siècle, l’usage relatif du bois, des terres arables et du charbon a baissé par rapport à celui du pétrole, du gaz, de l’hydroélectricité et du nucléaire… mais les consommations de toutes ces sources d’énergie ont augmenté au niveau global.

Comme le montre le graphique ci-dessous, les deux derniers siècles – et plus largement la totalité de l’histoire humaine – n’ont été qu’une succession d’empilements de ressources : il n’y a jamais eu de remplacement total d’un système énergétique par un autre.

Évolution de la consommation mondiale d’énergie primaire, 1850–2019. À noter qu’on peut trouver des estimations différentes en fonction des conventions de calcul retenues pour convertir l’électricité provenant du nucléaire, des barrages hydrauliques, des éoliennes et des panneaux photovoltaïques en équivalents primaires.
Production de l’auteur à partir des données de Etemad & Luciani (1991) numérisées par The Shift Project (2019), Smil (2016), et British Petroleum (2020), CC BY-NC-ND

Seule la transition énergétique que l’humanité amorce aujourd’hui avec beaucoup de difficultés mérite pleinement ce nom, car elle doit impérativement engendrer une transformation radicale et non pas relative des sources d’énergie.

Le problème, c’est que, justement, les renouvelables ne font pour l’instant que s’additionner aux fossiles.

84 % de l’énergie primaire commercialisée

En 1960, à l’échelle mondiale, les combustibles fossiles fournissaient 94,4 % de l’énergie primaire commercialisée (c’est-à-dire extraite de l’environnement avant d’être transformée en formes consommables et échangeables sur des marchés). Leur part n’est passée qu’à 87,4 % trente ans plus tard ; elle est encore d’environ 84,3 % aujourd’hui.

En comptant les formes traditionnelles de biomasse – bois et résidus agricoles – qui sont consommées hors marchés, la part des fossiles dans le mix mondial prend même une tendance inverse : 75 % en 1960, 78 % en 1990, et 79 % en 2019.

Les machines qui ont suppléé le travail humain tournent donc en quasi-totalité grâce à l’énergie fossile.

Sur les 15,7 % d’énergie primaire commercialisée non carbonée du mix mondial, le nucléaire compte pour 4,3 %, l’hydroélectricité pour 6,4 % et les nouvelles technologies renouvelables (éolien, photovoltaïque, géothermie, agrocarburants et combustion des déchets) pour 5 %.

Répétons-le : un effort énorme doit encore être fourni pour accélérer la décarbonation de l’économie mondiale.

Nous sommes toujours à l’ère des fossiles !

Certes, les données montrent que sur les deux dernières années l’augmentation de la consommation mondiale d’énergie primaire (hors biomasse traditionnelle) s’est autant faite par les énergies renouvelables modernes que par les combustibles fossiles. Mais depuis 1990, les énergies fossiles ont contribué 7 fois plus à l’accroissement de la demande que les nouvelles technologies renouvelables. De fait, d’après un rapport publié récemment par un consortium d’ONG environnementales, l’investissement dans le secteur fossile continue de croître au niveau mondial.

Nous sommes donc toujours à l’ère du charbon – qui demeure la première source d’électricité –, du pétrole et du gaz. Nul mystère donc à ce que les émissions de CO2, et plus largement de gaz à effet de serre, continuent d’augmenter chaque année – excepté en 2008 et 2020 pour cause de contraction économique. Malgré les annonces triomphantes de nouvelles installations renouvelables et la surenchère des objectifs de décarbonation, force est de constater que pour l’instant le compte n’y est pas.

A Short History of Global Emissions from Fossil-Fuel Burning, 1750-2010 (Aurélien Saussay/Youtube, 2015).

De l’énergie carbonée pour de l’énergie bas carbone

Une des raisons de notre incapacité à stopper rapidement notre addiction aux énergies fossiles vient d’une caractéristique fondamentale de l’histoire : l’apparition de nouvelles formes d’approvisionnement énergétique a toujours engendré un surcroît d’utilisation des énergies qui existaient auparavant.

Ce recours plus intense aux formes d’énergies déjà connues a toujours été nécessaire pour déployer les nouvelles, et ainsi doper d’autant plus l’activité économique et l’accroissement de la population. Il y a 10 000 ans, la domestication des plantes et des animaux a intensifié le travail des muscles humains et la combustion du bois. Il y a 200 ans, le recours de plus en plus massif au charbon a quant à lui stimulé le travail des animaux de trait dans les champs et à la ville. De la même manière, sur le dernier siècle, le développement du pétrole et du gaz a augmenté la demande en charbon.

La situation présente ne déroge pas à cette règle puisque la construction et l’utilisation des panneaux photovoltaïques, des éoliennes et des voitures électriques ne pourraient pas se faire aujourd’hui sans le charbon, le pétrole et le gaz.

C’est en effet majoritairement l’emploi d’énergie fossile qui permet l’extraction de toutes les matières premières requises pour produire et utiliser les nouvelles énergies bas carbone.

Des énergies pas si vertes

Prenons un exemple inspiré du documentaire de Jean‑Louis Perez et Guillaume Pitron, La Face cachée des énergies vertes. Il nous conduit au Chili, plus grand détenteur de réserves de cuivre au monde et premier producteur de ce métal indispensable au secteur électrique.

Pour extraire chaque année les 5,6 millions de tonnes de cuivre qu’elles mettent à disposition sur le marché mondial, les mines chiliennes utilisent des milliers de tonnes de pétrole raffiné pour faire avancer leurs bulldozers, mais aussi de l’électricité qui est produite à 40 % à partir de charbon. Ce dernier est importé par bateau depuis la Colombie et la Nouvelle-Zélande, dans une chaîne d’approvisionnement qui repose elle aussi sur du pétrole et du gaz consommés par des camions, des trains et des bateaux. Une partie du cuivre chilien arrive en Norvège, figure de proue de la transition écologique – une voiture neuve sur deux y est électrique – mais aussi quinzième exportateur mondial de pétrole.

 

On pourrait multiplier les exemples de ce type, en se focalisant notamment sur le lithium de Bolivie ou les métaux rares de Chine, indispensables aux nouvelles technologies bas carbone. On observerait à chaque fois que, pour l’instant, les énergies dites « vertes » stimulent le métabolisme fossile des sociétés humaines au lieu de le ralentir.

Un outil comme l’analyse du cycle de vie devrait être plus systématiquement utilisée pour établir l’existence d’une transformation réelle et durable du système énergétique mondial.

Face à l’addiction

Pour l’instant, nous ne parvenons pas à trouver de réelles solutions pour nous débarrasser de notre addiction aux énergies fossiles.

En pratique, cela se voit facilement puisque les technologies bas carbone consistent essentiellement à changer la nature de la production d’électricité, sans réellement toucher aux autres secteurs recourant à l’énergie fossile. Le charbon, le pétrole et le gaz sont respectivement indispensables à la production d’acier, de plastique et d’engrais ; sans oublier le secteur des transports où le pétrole reste roi.

Des technologies sont à l’étude pour consommer les énergies fossiles là où elles présentent le plus d’intérêt tout en évitant de rejeter dans l’atmosphère leurs produits de combustion. Des projets pilotes permettent la capture du dioxyde de carbone sur des processus industriels tels que la sidérurgie, la pétrochimie ou la production d’hydrogène.

De même, des prototypes sur la capture du CO2 directement depuis l’atmosphère pourrait faire partie de l’ensemble des solutions à mettre en œuvre pour lutter contre le changement climatique.

Cependant, l’essor de telles technologies à l’échelle industrielle nécessite des investissements colossaux, et donc une volonté politique forte.

Dépasser l’indépassable croissance ?

En raison de la dépendance de nos sociétés aux énergies fossiles et de la recherche permanente d’une croissance économique infinie dans un monde fini, la probabilité de maintenir le réchauffement climatique sous les 2 °C paraît extrêmement faible – elle serait précisément de l’ordre de 5 % d’après une étude.

De plus, le problème de l’« effet rebond », notamment dans la sphère digitale, et le fait que le déploiement des énergies alternatives doit se faire sans s’appuyer sur les combustibles fossiles, sont autant d’éléments qui sont pour l’instant mal intégrés dans les analyses de prospective.

En tenant compte de tous ces mécanismes, et encore une fois dans un monde où la croissance économique reste un objectif prioritaire, il semble quelque peu illusoire de penser que le climat de demain ne sera pas beaucoup plus chaud qu’aujourd’hui.

Victor Court, Enseignant-chercheur en économie à IFP School, IFP Énergies nouvelles

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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2 commentaires

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    • Balendard

    Il est clair que le comportelent d’homo sapiens qui d’obstine à l’heure du réchauffement climatique à vouloir passer par les hautes températures de la combustion et du nucléaire pour assurer ses besoins en énergie est difficile à expliquer, Ceci particulièrement lorsqu’il s’agit de son confort thermique qu’il pourrait satisfaire en refroidissant notte planète plutôt qu’en la réchauffant comme cela est exposé dans le fichier ci-dessous
    http://www.infoenergie.eu/riv+ener/essentiel.pdf

    Cette situation est d’autant plus regrettable que notre besoin en énergie pourrait valablement etre assuré par les deux « Solar Water Economy »: celle de l’enthalpie associé a celle de l’hydrogène plutot que par la combustion et le nucléaire comme cela est expliqué dans le fichier
    http://infoenergie.eu/riv+ener/introduction.pdf

    • michel CERF

    Article plein de bon sens et de vérité .

2024 en France ou le visage humide du changement climatique

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