Alexandre K. Magnan, Sciences Po
Les nouvelles du front climatique ne cessent d’affluer et elles véhiculent souvent des messages, apparemment contradictoires, qui peuvent laisser l’observateur perplexe.
D’un côté, on évoque des températures d’une douceur record au pôle Nord, des estimations d’élévation du niveau de la mer revues à la hausse (du fait de la contribution possible de l’Antarctique), des risques accrus de grande sécheresse dans les villes européennes. Et des scientifiques renommés de conclure qu’au regard des efforts réels des pays en matière d’atténuation des émissions de gaz à effet de serre, l’ambitieux objectif de l’Accord de Paris en 2015 – limiter le réchauffement mondial à +2 °C – relève de l’illusion.
De l’autre côté, certaines analyses montrent que les émissions de gaz à effet de serre ont déjà commencé à atteindre leur niveau maximal dans près de 50 pays, grâce au déploiement efficace de technologies d’atténuation et de politiques nationales. Il y a aussi cette masse exponentielle de publications scientifiques faisant état des efforts d’adaptation aux risques climatiques dans les villes comme dans les zones rurales, au Nord comme au Sud.
Dans tout cela, que penser ? Est-on sur la bonne voie, ou pas ?
Aussi simple soit-elle, cette question témoigne d’une évolution majeure des 30 dernières années, tant en matière de connaissances sur le changement climatique que d’interface entre la science et les sphères de la décision.
La création du GIEC
À la fin des années 1980, les travaux initiés un siècle et demi auparavant sur l’effet de serre, puis sur le rôle du CO2 et l’augmentation progressive de la température moyenne de la basse atmosphère, ont fait émerger au sein de la communauté politique internationale une question centrale : le climat de la Terre change-t-il ? Et si oui, pourquoi ?
C’est le point de départ de la création en 1988 du Groupe intergouvernemental d’experts sur le climat (GIEC) par l’Organisation météorologique mondiale et les Nations unies. Les conclusions d’alors, publiées en 1990 sous la forme du 1ᵉʳ rapport d’évaluation du GIEC, statuaient que, oui, l’effet de serre s’intensifiait et que cela était en partie dû aux activités humaines depuis la révolution industrielle du XIXe siècle.
Il faudra attendre plus de vingt ans pour que le GIEC puisse affirmer, sur la base d’une synthèse de la littérature scientifique la plus récente présentée dans son 5e rapport d’évaluation (2013-2014), que le réchauffement global est sans équivoque et qu’il est extrêmement probable que l’homme en soit le principal responsable.
Cela a eu un impact majeur sur la politique climatique internationale, jusqu’à la signature en 2015 par (quasiment) tous les pays de la planète d’un document conjoint, l’accord de Paris sur le climat, et donc la reconnaissance d’un objectif partagé, le fameux « +2 °C d’ici 2100 ». Cet événement politique est une première dans l’histoire de l’humanité, ne l’oublions pas, et la science a ici joué un rôle capital.
Une influence déterminante
Or, contrairement à ce que certaines voix – plutôt outre-Atlantique et sur fond d’un regain de climatosceptisme – laissent entendre, les synthèses du GIEC restent fondamentales pour accompagner la prise de décision et l’action.
Cela est particulièrement vrai au niveau des négociations internationales sur le climat, où les diplomates doivent jongler entre des sujets extrêmement diversifiés, une connaissance scientifique à la fois exponentielle et éparse, et des combats diplomatiques qui reposent parfois davantage sur des positions de principes et des idées reçues que sur des faits scientifiquement établis.
Au niveau local également, le crédit accordé aux conclusions du GIEC joue un rôle dans la mise en œuvre de politiques publiques et de projets de territoire climato-compatibles, et qui entrent encore souvent en conflit avec d’autres perspectives, par exemple de développement industriel.
Sincèrement, se poserait-on autant la question aujourd’hui en France de notre consommation d’énergie, de nos déchets ou encore de notre alimentation si, en 1990, le GIEC avait répondu « non, l’homme n’est en rien responsable du changement climatique contemporain » ?
Les travaux du GIEC
Le GIEC a entamé son sixième cycle, lequel comprend la réalisation de trois rapports spéciaux : sur les impacts d’un monde à + 1,5 °C (paru en 2018) ; sur l’océan et la cryosphère ; sur les usages du sol (parus en 2019). S’y ajoutent un rapport méthodologique (sur les inventaires de gaz à effet de serre, paru en 2019) et, surtout, le 6e Rapport d’évaluation (dit AR6), à paraître en 2022.
Impliqué en tant qu’auteur dans le rapport spécial sur les océans et la cryosphère, et prochainement dans l’AR6, je m’interroge sur le sens à donner à ce travail, sur la manière de garantir son utilité sociétale.
Et cela me ramène à une autre grande conclusion du 5e rapport d’évaluation : du fait de phénomènes de latence dans l’atmosphère et dans l’océan, le changement climatique est désormais partiellement irréversible et une partie de ses impacts inévitables. Du point de vue de la décision et de l’action, cela signifie d’abord qu’il est crucial d’éviter que le problème ne s’aggrave davantage, en particulier en réduisant drastiquement nos émissions de gaz à effet de serre. Et ensuite, que nous nous devons de préparer nos sociétés à faire face aux impacts du changement climatique, même s’ils sont incertains.
Trois enjeux
Dans cette perspective, il me semble que pour que le GIEC continue à jouer son rôle de « boussole scientifique » pour les politiques climatiques, trois contributions majeures de l’AR6 pourraient être les suivantes.
D’abord, fort de sa légitimité historique sur la mesure du changement climatique, et à la lumière de récents travaux scientifiques sur l’accélération de certain processus (la fonte des glaces, par exemple), il est essentiel que l’AR6 actualise ses conclusions sur l’ampleur, les rythmes et les possibles points de rupture du système climatique à l’horizon de la fin de ce siècle, mais aussi des suivants.
Ensuite, un bilan est nécessaire sur les progrès et les manques en matière d’atténuation et d’adaptation à l’échelle globale. Pour ce qui concerne l’adaptation, par exemple, la littérature fait de plus en plus état d’initiatives de l’échelle locale à nationale, sur des sujets très variés (agriculture, risques côtiers, etc.) et dans des contextes territoriaux très différents (villes, petites îles, etc.). Mais cela veut-il dire que nous sommes réellement en train de nous adapter ? Les efforts sont-ils à la hauteur des enjeux ? Il nous faut des éléments de réponse robustes.
Enfin, la communauté scientifique commence à se mobiliser pour évaluer les solutions d’atténuation comme d’adaptation : quelles sont les options ? Pour quelle efficacité ? Sous quelles conditions précises ? Avec quels effets collatéraux ?
Sans argumentation nuancée, le risque est grand que le débat mondial en reste à des conflits idéologiques de type « géo-ingénierie vs. solutions fondées sur la nature », ou « décision nationale vs. action locale ».
Attendre 2022 pour disposer de conclusions sur ces sujets peut sembler lointain, c’est vrai. Mais celles-ci n’auront d’utilité que si elles s’appuient sur une large gamme de travaux scientifiques représentant des points de vue variés. Proposer une vision de synthèse, essentielle pour s’orienter dans ces questions complexes, c’est cela l’apport fondamental du GIEC.
Alexandre K. Magnan, Docteur en géographie, chercheur « Vulnérabilité et adaptation au changement climatique », Iddri, Sciences Po
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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