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Anaïs Rocci, sociologue à l’ADEME : « l’objectif de la sobriété est de trouver un modèle de société qui permette à la fois de respecter les limites des ressources planétaires et à chaque personne de vivre décemment »

sobrieté ademe besoin repenser

Marché en France © Yann Arthus-Bertrand

Depuis quelques années déjà, l’idée de sobriété rencontre un succès croissant. Longtemps associée à la décroissance, la sobriété séduit de plus en plus les Françaises et les Français et se répercute dans leurs habitudes de consommation. La sobriété peut s’exprimer de différentes manières, mais elle se caractérise par l’idée de consommer moins mais mieux afin de répondre aux défis environnementaux et à donner du sens à la consommation. L’ADEME (l’agence de la transition écologique) travaille sur la manière d’incorporer la sobriété dans la transition écologique. Anaïs Rocci, sociologue à l’ADEME, revient dans cet entretien sur ce qu’est la sobriété et ce qu’elle peut apporter.

Vous travaillez sur la sobriété, pouvez-vous d’abord expliquer ce qui se cache derrière ce terme ?

À l’ADEME nous considérons que la sobriété consiste à questionner nos besoins et à chercher à les satisfaire en limitant notre impact sur l’environnement. Dans un contexte où les ressources naturelles sont limitées, il s’agit donc d’interroger et de repenser nos modes de production et de consommation afin qu’ils aient moins d’impact sur les ressources et sur l’environnement. Il n’existe pas de définition consensuelle de la sobriété. La notion est mobilisée par de nombreux acteurs dans le débat public. L’idée de sobriété est souvent réduite à « mieux mais moins ». Mais plutôt que d’être une contrainte ou une privation, la sobriété conduit à se demander ce dont on a vraiment besoin.

« La sobriété consiste à questionner nos besoins et à chercher à les satisfaire en limitant notre impact sur l’environnement. »

Comment mesurez-vous son succès dans la population ?

Depuis une vingtaine d’années, l’ADEME conduit des enquêtes sur la prise de conscience du changement climatique, sur les aspirations et les pratiques des Français ainsi que sur la consommation responsable. On observe une vraie aspiration à une consommation plus responsable et à un changement de modèle économique. 83 % des Français souhaiteraient vivre dans une société où la consommation prend moins de place. Pour les Français, consommer responsable passe par la réduction de leur consommation et par la suppression du superflu. Ces aspirations rejoignent donc les idées de sobriété. De plus, 58 % des Français estiment qu’il faudra faire évoluer nos modes de vie face à l’urgence climatique. Cette prise de conscience s’avère très importante et loin devant la croyance dans le progrès technique puisque seuls 13 % des Français croient que la technologie permettra de faire face au défi climatique.

[À lire aussi Bertrand Piccard et la fondation Solar Impulse ont identifié plus de 1000 solutions écologiques : « il faut de nouvelles technologies pour ne pas demander à la population des efforts impossibles à tenir »]

Concrètement, comment la demande ou l’acceptation pour une société plus sobre peuvent se traduire dans les modes de vie ?

Selon nos enquêtes, de plus en plus de Français affirment être plus sobres. Par exemple, 61 % d’entre eux déclarent baisser la température du chauffage de leur logement ou limiter l’usage de la climatisation en été. 46 % déclarent limiter leur consommation de viande. La moitié recoud et répare leurs vêtements plutôt que d’en acheter des neufs. Globalement, un Français sur deux déclare éviter d’acheter du neuf.

« 83 % des Français souhaiteraient vivre dans une société où la consommation prend moins de place. »

Par contre, la sobriété dans la mobilité se montre beaucoup plus compliquée à mettre en œuvre. En effet, il n’y a que 36 % des Français qui disent se déplacer à vélo ou à pied plutôt qu’en voiture. On voit bien que tout ne dépend pas des individus mais que leurs marges de manœuvre sont directement liées aux infrastructures et services existants. Dans ce domaine, une démarche de sobriété consiste à se demander si ce déplacement est nécessaire, comment l’optimiser, s’il existe des alternatives à la voiture, et si l’automobile se montre indispensable, est-ce que le véhicule est approprié, le minimum étant d’adopter l’éco-conduite (réduire sa vitesse, conduire avec souplesse).

[À lire aussi Avion, mode, viande, vidéo en ligne ou voiture, à quoi les Français, les Européens, les Américains et les Chinois sont-ils prêts à renoncer pour lutter contre le changement climatique ?]

Mais, au vu de tant de difficultés, est-ce possible d’adopter un mode de vie entièrement sobre ?

Adopter un mode de vie 100 % sobre s’avère difficile car soit les solutions matérielles et organisationnelles ne facilitent pas ce mode de vie là, soit on n’a pas envie de se contraindre. Dans les baromètres, « ne pas renoncer à se faire plaisir » figure parmi les 3 principaux arguments avancés par les sondés pour expliquer les difficultés à ne pas aller plus loin dans le changement des habitudes de consommation avec « le sentiment que ça coûte cher » et « le sentiment que ça ne sert à rien puisque les autres ne font pas d’efforts pour changer ». On constate qu’il existe un vrai désir de pouvoir consommer et de se faire plaisir, cependant tout ne dépend pas des individus. Même s’il existe des marges de manœuvre, il est aujourd’hui plus facile de consommer que de chercher à adopter des pratiques de sobriété. Notre société pousse clairement à consommer par la publicité, la fiscalité avec les frais réels…. 88 % des Français pensent que la société pousse à acheter sans-cesse.

L’aspiration à la sobriété n’est-elle pas un luxe ou un signe de différenciation que les plus aisés se réservent bien qu’ils aient souvent une empreinte écologique plus élevée de par leurs modes de vie du fait d’une plus grande capacité à consommer ?

Il y a un risque de clivage dans la société entre une partie de la population, celle qui consomme le plus mais se dit prête, au moins dans les discours, à changer son mode de vie et une autre partie de la population pour laquelle les enjeux liés au niveau de vie restent prioritaires. Ces derniers aspirent à consommer plus. On se retrouve donc avec d’un côté des personnes qui voudraient consommer plus et de l’autre des personnes avec un mode de vie ostentatoire qui pourraient objectivement limiter leur consommation.

« Il est aujourd’hui plus facile de consommer que de chercher à adopter des pratiques de sobriété. »

Bien que plus de gens aspirent à la sobriété, une majorité de personnes reste attachée à la consommation. L’accès à la consommation de masse représente un puissant vecteur d’inclusion sociale, il est alors normal que beaucoup de Français aspirent à consommer afin de vivre dignement, voire comme tout le monde. Acheter, c’est exister. La consommation structure la société et demeure associée à un imaginaire de réussite. Nous sommes formatés pour trouver du plaisir à acheter, consommer et posséder.

Le sujet de la sobriété reste sensible car on ne peut pas demander à quelqu’un qui a peu de consommer moins. On ne peut envisager de réduire sa consommation qu’à condition d’avoir déjà suffisamment pour vivre dignement. L’enjeu devient alors de faire évoluer les mentalités, les imaginaires collectifs et les normes sociales afin de ne plus faire de la consommation de masse un modèle de société.

[À lire aussi « Nous ne pouvons pas attendre de 8 milliards d’humains qu’ils disent qu’ils ne veulent pas d’une vie agréable pour sauver la planète », Carsten Schradin, directeur de recherche au CNRS]

Que pourrait alors être une traduction politique fondée sur la sobriété ?

Une politique de sobriété doit être associée à une politique de lutte contre les inégalités. L’enjeu est de montrer comment l’inclusion sociale peut se dissocier de l’accumulation de richesses, montrer que la sobriété peut améliorer la qualité de vie, renforcer les liens sociaux tout en réduisant la pression sur les ressources et en les répartissant mieux. La sobriété doit conduire à dépasser les logiques d’accumulation et valoriser d’autres formes de richesse comme le bien-vivre, les relations sociales, le contact avec la nature, l’engagement, l’épanouissement personnel.

« Une politique de sobriété doit être associée à une politique de lutte contre les inégalités. »

L’objectif de la sobriété est de trouver un modèle de société qui permette à la fois de respecter les limites des ressources planétaires et à chaque personne de vivre décemment. On peut imaginer que la sobriété amène les plus aisés à réduire leur empreinte écologique et revalorise les modes de vie plus respectueux de l’environnement.

[À lire aussi Nicholas Stern : « il faut cesser d’avoir une vision parcellaire et étriquée de l’économie qui ignore les dégâts que nous causons »]

Comment les entreprises peuvent-elles répondre aux aspirations de sobriété ?

Les entreprises peuvent jouer de différentes manières un rôle déterminant dans la sobriété. C’est une attente des Français qui sont 87 % à considérer qu’elles devraient revenir à l’essentiel et faire preuve de bon sens plutôt que de chercher sans cesse à innover. Elles peuvent proposer des biens durables, adapter leur offre en limitant les volumes, revoir leurs modèles économiques afin d’avoir comme objectif la satisfaction du client et un modèle de production respectueux du social et de l’environnement au lieu de la croissance économique. Par exemple, une entreprise textile peut cesser de proposer des collections pour concevoir des vêtements qui durent de par leur robustesse mais aussi de par leur coupe en proposant des vêtements indémodables. Cela permet d’éviter que les clients aient envie de renouveler leur garde-robe chaque saison. C’est par exemple le cas de Loom et d’autres entreprises du textile. De plus en plus d’entrepreneurs se lancent dans ce type de modèle d’affaire.

La sobriété implique de nouvelles manières de consommer qui se basent sur le service, le partage, la coopération plutôt que sur la propriété de biens matériels. C’est l’économie de la fonctionnalité et de la coopération par exemple qui mise sur l’usage plutôt que la propriété afin de s’adapter aux besoins.

« Revoir nos habitudes et nos automatismes pour se détacher du conditionnement induit par le marketing, par la publicité et par la société de consommation. »

Les entreprises ont aussi un rôle à jouer dans la publicité pour ne pas toujours inciter à acheter. Au lieu d’être incités à consommer davantage, les Français attendent des marques et distributeurs qu’ils les guident dans leurs choix pour consommer mieux.

[À lire aussi Gilles Vernet, le financier devenu instituteur, questionne la prépondérance de l’argent dans nos vies dans son dernier livre Tout l’or du monde : « plus on consacrera de temps à l’argent, moins on disposera de temps pour ce qui est essentiel »]

Auriez-vous un conseil pour toutes les personnes intéressées par faire de la sobriété une réalité dans leur quotidien ?

Je leur suggèrerais de questionner leurs besoins. Avons-nous besoin de renouveler notre smartphone tous les deux ans ? Avons-nous besoin d’avoir autant de vêtements ? Avons-nous besoin d’acheter autant de jouets à nos tout-petits ? Et après avoir revu nos besoins, je leur dirais de revoir nos habitudes et nos automatismes pour se détacher du conditionnement induit par le marketing, par la publicité et par la société de consommation.

Propos recueillis par Julien Leprovost

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Pour aller plus loin autour de la sobriété sur le site de l’ADEME
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Panorama sur la notion de sobriété

Osez changer ! un site de l’ADEME pour trouver des pistes afin de vivre dans le respect de l’environnement

La sobriété expliquée en vidéo pour les collectivités

5 commentaires

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    • Sergio Svistoonoff

    Intéressant mais il manque un volet souvent oublié: l’agriculture. C’est pourtant une source majeure de gaz a effets de serre, de pollutions de nitrates et de phosphates, et une des principales sources de la destruction de la biodiversité. Rendre l’agriculture frugale en créant des variétés sobres en intrants (pesticides, engrais, herbicides) et en augmentant l’efficience des pratiques agricoles est un enjeu majeur pour sauvegarder la planète.

    • Claude Courty

    L’ajustement des besoins de l’humanité et de ses ressources, telles que la nature les met à sa disposition, passe incontournablement par une régulation de sa démographie. À quoi peut en effet mener la frugalité des consommateurs, si leur nombre augmente ?
    La lutte contre les inégalités par la frugalité et une vision tout aussi utopique, pour des raisons structurelles, résultant que richesse pauvreté existent l’une par l’autre. Plus la population augmente, plus la pyramide sociale se développe et son sommet s’éloigne de sa base. Se creuse ainsi inexorablement l’écart exprimant ces inégalités.

    • Claude Courty

    L’ajustement des besoins de l’humanité par rapport à ses ressources telles que la nature les met à sa disposition, passe incontournablement par une régulation de sa démographie. À quoi peut en effet mener la frugalité des consommateurs si leur nombre augmente ?
    La lutte contre les inégalités par la frugalité et une vision tout aussi utopique, pour des raisons d’ordre encore structurel, résultant du fait que richesse et pauvreté existent l’une par l’autre. Plus la population augmente, plus la pyramide sociale se développe et son sommet s’éloigne de sa base. Se creuse ainsi inexorablement l’écart exprimant ces inégalités, comme c’est le cas depuis toujours. Pour des raisons encore d’ordre structurel, le seul remède aux inégalités sociales réside dans l’instauration d’un revenu minimum minimum et inconditionnel (RUMI).

    • michel CERF

    Je partage les commentaires ci-dessus , de toute façon l’objectif à atteindre est irréalisable dans la situation actuelle .

    • Balendard

    Si 83 % des Français souhaitent véritablement vivre dans une société où la consommation prend moins de place les fichiers associés au lien ci-dessous devraient les intéresser

    http://www.infoenergie.eu/riv+ener/essentiel.pdf