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L’art de cohabiter avec le vivant, selon Baptiste Morizot

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Photo de loups prise le 17 octobre 2006 à Saint-Martin-Vésubie. Assisté des équipes du parc national du Mercantour et de l'Office nationale de la chasse, le trappeur américain Carter Niemayer est à pied d'oeuvre pour capturer les trois loups des Alpes-Maritimes qui seront équipés d'un collier émetteur dans le cadre d'un suivi scientifique. "Cette collaboration avec le parc du Mercantour est un défi, il va falloir que je me familiarise avec la situation locale pour voir dans quelle mesure je peux y appliquer mes connaissances", a expliqué Carter Niemayer, 59 ans, lors d'une rencontre avec la presse. AFP PHOTO VALERY HACHE (Photo by VALERY HACHE / AFP)

Le philosophe Baptiste Morizot s’intéresse particulièrement aux relations entre les êtres humains et non humains. Dans son nouveau livre, Sur la piste animale, il explique comment pister des animaux et pourquoi cela est nécessaire pour mieux les comprendre et donc les protéger. Dans cet extrait, il développe l’idée d’une cohabitation totale avec les autres êtres vivants dont les prédateurs. Il propose par exemple des pistes afin de ne plus considérer le loup uniquement sous l’angle du prédateur.

 

Un art de cohabiter

« Le pistage apparaît avant tout comme une pratique géopolitique. »

Si l’on désarticule comme on l’a fait ici le pistage de l’acte de prédation, il devient désormais une certaine forme de l’attention. Comme tel, on peut alors s’interroger sur la nature de ses usages fondamentaux pour les humains. Ces derniers ne sont pas à centrer d’abord sur les pratiques de chasse, bien que le pistage y trouve en grande partie son origine. Dans un monde où Homo sapiens a interagi pendant plusieurs centaines de milliers d’années avec une faune riche et omniprésente, le pistage apparaît avant tout comme une pratique géopolitique. Bien plus qu’une phase localisée de la prédation, c’est à mon sens une pratique omniprésente chez les habitants humains des communautés écologiques : une pratique orientée vers la question quotidienne et première de la cohabitation dans un monde pluriel. Ses questions constitutives sont : “Qui habite ici ? Et comment vit-il ? Comment fait-il territoire en ce monde ? Sur quels points son action impacte-t-elle ma vie, et inversement ? Quels sont nos points de friction, nos alliances possibles et les règles de cohabitation à inventer pour vivre en concorde ?”

On peut se demander ce que devient le problème politique fondamental de partager un monde commun avec des non-humains dans cette perspective. Si l’aménagement immatériel du territoire par les vivants, ce sont les habitudes, alors le problème politique devient de composer avec des habitudes dans des habitats entrelacés et superposés. Cela pose la question de ce qu’est une bonne habitude. Ce serait une cohabitude, une coévolution entre habitudes de plusieurs formes de vie, qui prend la forme d’une alliance objective, c’est-à-dire d’un mutualisme.

C’est cette dimension du pistage qu’on explore ici, comme pratique contemporaine de la nature. L’écofragmentation qui détruit massivement les habitats animaux n’est pas qu’un effet des grands projets d’infrastructures, elle est d’abord l’effet de notre ignorance quant aux configurations invisibles par lesquelles les animaux et végétaux habitent ces espaces que nous avons cru nous arroger.

« Habitables pour eux : c’est-à-dire leur donner l’espace et le temps pour qu’ils puissent évoluer (varier et être sélectionnés), et s’adapter à un monde qu’on a massivement transformé, et qui dans ses grandes lignes ne reviendra pas en arrière. »

C’est un des sens du projet de “l’écologie de la réconciliation” de Michael Rosenzweig : rendre les territoires qu’on habite habitables par d’autres espèces, à grande échelle, en se rendant sensibles à leurs invisibles exigences, en voyant par leurs yeux. Habitables pour eux : c’est-à-dire leur donner l’espace et le temps pour qu’ils puissent évoluer (varier et être sélectionnés), et s’adapter à un monde qu’on a massivement transformé, et qui dans ses grandes lignes ne reviendra pas en arrière.

« Toute une géopolitique diplomatique de la communauté biotique. »

La question du pistage finit par ressembler aujourd’hui à ce qu’elle a pu être pendant le long Pléistocène, époque régie par une vulnérabilité mutuelle entre les humains et les vivants, vulnérabilité mutuelle qui nous est restituée par le changement climatique et les métamorphoses environnementales. Un monde où la coexistence avec une vie abondante exigeait que nous sachions comment cohabiter avec elle, quelles habitudes ne pas brusquer et quelles habitudes transformer, quelles puissances composer et quelles frontières respecter : toute une géopolitique diplomatique de la communauté biotique.

Mais il n’y a rien de primitiviste dans cette attitude : ce qui exige de la diplomatie, ce n’est pas que nous soyons revenus au Pléistocène, c’est au contraire les spécificités contemporaines de ce que certains appellent l’Anthropocène (et peu importe ici le nom qu’on lui donne) : cette nouvelle donne qui est la nôtre, cette nouvelle forme de cohabitation entre espèces différentes à la surface d’une Terre devenue bondée, intriquée, connectée. Une ère de vulnérabilité mutuelle où les plus sauvages cohabitent parmi nous, impactés par les effets de nos activités, par l’urbanisation et le changement climatique, en intégrant comme ils le peuvent ces transformations à leur forme de vie, sur lesquelles on n’a pas vraiment de prise.

« Recomposer des relations nouvelles aux autres espèces, aux humains, de nouveaux comportements, de nouvelles directions évolutives. »

Il ne s’agit pas d’une nature vierge ou intacte au fond de la forêt, loin des villes. Il ne s’agit pas d’une nature pleinement organisée, artificialisée, mise au travail par l’industrialisation et l’économie capitaliste. Il s’agit d’autre chose que l’ancienne nature : des territoires vivants profondément constitués et transformés par les activités humaines, mais où les vivants n’ont pas perdu leur pouvoir vivant de reprendre la main, c’est-à-dire de recomposer des relations nouvelles aux autres espèces, aux humains, de nouveaux comportements, de nouvelles directions évolutives. Et ce quel que soit l’héritage de destruction issu de notre histoire. La nouvelle donne revient donc à pister dans les tissages de l’Anthropocène, ou, suivant la formule plus joyeusement apocalyptique d’Anna Tsing, à pister dans “les ruines du capitalisme”.

Nous avons plusieurs fois suivi les pistes d’une meute de loups qui s’était installée tout contre le chantier du réacteur à fusion nucléaire de Cadarache en Provence. Le centre CEA, au confluent du Verdon et de la Durance, est le produit d’une histoire géopolitique complexe : il associe trente-cinq pays, ceux de l’Union européenne ainsi que l’Inde, le Japon, la Chine, la Russie, la Co-rée du Sud, les États-Unis et la Suisse. C’est lors du sommet de Genève, en novembre 1985, que Mikhaïl Gorbatchev propose une alliance internationale pour construire la nouvelle génération de tokamaks, ces réacteurs qui doivent reproduire le fonctionnement du soleil dans une chambre à vide. Le budget du projet est récemment passé à 19 milliards d’euros, et le site abrite une base secrète. Les traces des loups, quant à elles, couraient le long des clôtures barbelées qui sécurisent le site, arpentées par des gardes armés et, juste derrière ces pistes lupines, les réacteurs, mastodontes immobiles qui travaillent à enfermer des soleils dans une boîte, s’imposaient dans un même paysage. Parfois les passages des sangliers avaient percé des trous dans les grillages, et les animaux s’engouffraient volontiers dans cet espace interdit aux humains. Pourquoi les loups, symboles du sauvage, étaient-ils allés se coller à ce site nucléaire ? Est-ce que la forêt était plus tranquille parce que les touristes répugnent à faire leur randonnée du dimanche dans ce genre de paysage ? Ou plus giboyeuse parce que les chasseurs craignent que les chevreuils n’y soient devenus légèrement radioactifs ? C’est un mystère, mais les loups étaient là, tout contre l’installation nucléaire, dans les interstices qu’elle induit. Un été, un piège photographique a même isolé qu’ils avaient eu une portée de cinq louveteaux, vigoureuse. On les voit jouer sur la piste de terre qui mène aux installations de Cadarache. Il faut croire qu’on prospère aussi à l’ombre d’un réacteur à fusion nucléaire.

« C’est l’histoire environnementale des activités humaines et des réponses des vivants qui se donne à voir dans les comportements qu’on piste. »

Ce qu’on piste dans le monde contemporain, ce ne sont jamais les vivants à distance dans un monde naturel “dehors”, c’est le tissage de nos histoires et des leurs, c’est l’imbroglio biotique qui est le nom caché des écosystèmes, dès lors qu’on leur restitue l’historicité contingente, faite de rencontres imprévues, qui les constitue. Il n’y a pas, il n’y a plus de vivants intacts qui se meuvent “dans la nature” monotone et répétitive, mais des formes de vie parmi nous et simultanément par elles-mêmes. La buse variable (Buteo buteo) entre dans d’étranges mutualismes avec les autoroutes, se nourrissant des carcasses qu’elles centrifugent sur leurs marges, et jouant ce faisant un rôle dans l’entretien de leur fonction de circulation fluide. C’est l’histoire environnementale des activités humaines et des réponses des vivants qui se donne à voir dans les comportements qu’on piste. Les mésanges postmodernes donnent à lire des indices nouveaux : elles recherchent activement les mégots de cigarette pour tapisser leur nid (la nicotine constitue un antiparasitaire puissant qui protège les œufs). Elles inventent des formes de vie nouvelles dans l’imbroglio commun, en infléchissant l’histoire de transformations et de dégradations qui est la nôtre. Serpenter parmi les imbroglios écologiques, c’est le vecteur bien peu direct, bien peu souverain du pisteur.

 

Récemment, j’ai passé plusieurs nuits d’affût dans le Sud de la France pour observer la vie nocturne d’une meute de loups dans le cadre d’un projet de recherche-action. Posté en silence sur un promontoire au milieu de la plaine, on braque une caméra thermique sur la nuit, qui capture le différentiel de chaleur entre les corps dans le paysage, et le restitue en contrastes dans le viseur. Alors, des silhouettes lupines faites de lumière crue apparaissent dans les clairières, jouent, répètent les rituels qui sont leur existence, partent chasser ou patrouiller leur territoire. Mais le malaise de cette expérience, c’est que la caméra en question est un objet militaire interdit à la vente : du matériel de guerre, dit “sensible”. Il a été conçu pour les postes frontières de l’armée, et a pour vocation de repérer, entre autres, les migrants qui voudraient illégalement entrer sur le territoire. Cet objet matérialise par l’anecdote la porosité des modes de relation : même si le but n’est pas le même, utiliser pour observer les loups des caméras faites pour surveiller les migrants laisse songeur. Le dispositif technique matérialise ce qu’il y a de commun dans nos relations aux altérités qui vivent tout contre nous. Par ailleurs, c’est dans un camp militaire que nous observons ces animaux : alors que les hélicoptères nous survolent et que les obus éclatent au loin, on surprend quatre louveteaux en train de jouer dans des tanks désaffectés. Une nuit, les hurlements des loups se sont superposés aux rafales d’un fusil-mitrailleur. Entre les tanks et les troupeaux de moutons, toute cette faune humaine et technique, les loups s’installent et reprennent la main, au sens minimal où ils apprennent à vivre et à transformer ces environnements qui héritent d’un passé long et complexe, qui héritent des ruines d’un passé dans lesquelles les vivants se retissent en des assemblages nouveaux.

 

« Pister dans le monde actuel n’est pas une expérience bucolique : c’est une expérience ambiguë, tissée de la conscience aiguë des crises de cohabitation que l’activité économique aveugle induit. »

Pister dans le monde actuel n’est pas une expérience bucolique : c’est une expérience ambiguë, tissée de la conscience aiguë des crises de cohabitation que l’activité économique aveugle induit, tissée de notre héritage d’emprise sur le vivant, tissée d’un désir de réactiver des alliances dans un monde qui a changé, d’inventer des modus vivendi plus vivables pour tous – tissée d’un pari, aussi, sur la puissance des vivants à reprendre la main malgré tout.

Extrait de Sur la piste animale de Baptiste Morizot (Babel 2021)

https://www.actes-sud.fr/node/63413

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