Le changement climatique offre-t-il vraiment des opportunités de développement des routes maritimes en Arctique ? Hervé Baudu, membre de l’Académie de marine et professeur de Sciences nautiques à l’École Nationale Maritime Supérieure; apporte des éléments de réponse sur ces enjeux. Le développement de la navigation commerciale régulière en Arctique reste une perspective éloignée, mais sera un des enjeux du XXIe siècle et présente des risques environnementaux à ne pas négliger.
La région Arctique est un concentré des défis contemporains qui fait l’objet depuis quelques années d’une forte médiatisation, souvent exacerbée quant aux tensions entre Etats riverains, trop optimiste sur le potentiel d’une route maritime du Nord alternative concurrente aux routes actuelles et erronée sur une prétendue course acharnée aux ressources d’hydrocarbures.
Les pôles Arctique et Antarctique fonctionnent comme deux miroirs qui se réfléchissent. Le pôle Nord est un océan entouré de continents alors que le pôle Sud est un continent entouré d’océans. Le pôle Nord est un espace de ressources d’énergie fossile convoitées alors que le pôle Sud est un espace de sciences protégé de toute exploitation. Le pôle Nord est un espace margé et fréquenté par les plus grandes puissances militaires, le pôle Sud est une des dernières zones démilitarisées du globe. Si les contentieux entre Etats riverains sur le pôle Nord sont principalement d’ordres maritimes, ils sont d’ordres territoriaux au pôle Sud. Ce sont les conventions maritimes de l’ONU qui légifèrent le pôle boréal alors que c’est un traité terrestre – Traité de l’Antarctique – qui organisent celui du 6ème continent. 4 millions d’hommes peuplent les pays de la calotte boréale alors que seulement 5000 chercheurs hivernent à la périphérie du continent austral. De nouvelles routes maritimes traversent l’océan Arctique, alors qu’au Sud, elles le contournent largement.
Un phénomène est pourtant commun à ces deux hémisphères extrêmes ; ils sont tous les deux la proie au réchauffement climatique. Il est trois fois plus rapide aux pôles que sur le reste de la planète, les eaux polaires arctiques et dans une moindre mesure celles antarctiques sont de plus en plus accessibles au trafic maritime et aux ressources d’hydrocarbures jugées considérables, et ce sur de plus en plus longues périodes estivales. Citée comme sentinelle du réchauffement climatique par le GIEC[1], l’Arctique bat depuis 2019 des records de températures les plus élevées jamais enregistrées en Sibérie, et l’extension minimale de la banquise estivale vient d’égaler l’année exceptionnelle de 2012. Les trois derniers mois de juillet ont été les plus chauds jamais relevés.
De nouvelles route dont l’intérêt commercial est pour le moment à nuancer
Le réchauffement climatique laisse entrevoir dans les décennies à venir une navigation estivale entre mai et novembre libre de glaces, notamment le long des côtes russes. La période de pénombre hivernale entre décembre et mars au-delà du 60ème degré de latitude demeure sans rayonnement solaire, ce qui permet à la mer de geler pour reformer la banquise. Aucun modèle climatique n’envisage la fonte de la banquise en hiver même si sa reconstruction hivernale n’est pas systématique dans son étendue et dans son épaisseur.
Si le gain de temps, de distance et de coûts annoncé de l’ordre de 30 à 40% sur une route entre l’Europe du Nord et l’Asie du Nord-Est est fort médiatisé, l’optimisme de ce qui apparaît techniquement comme le nouveau « Panama blanc » doit être modéré par le marin qui est amené à emprunter ces routes. Les routes polaires ne sont réellement intéressantes en distance que si les transits envisagés sont réalisés à partir de la Chine du Nord, de la Corée du Sud et à destination des ports de l’Europe du Nord (figure 1). Pour le trafic à conteneurs juste à temps[2] à partir des plus grands ports du Monde que sont la Chine du Sud et Singapour, le transit par le canal de Suez demeure le plus court. Cependant, la route du Nord-Est le long des côtes russes est celle qui représente le plus grand potentiel pour écourter les distances entre l’Europe et l’Asie, donc d’économie de coûts : 30% de gain de distances entre les ports chinois et les ports européens, 30% de gain de temps sur le voyage, 30% de gain de coûts d’exploitation et de frais de soutes (carburant).
Ces gains sont à nuancer. Ils ne sont valables que pour une période de moindre glace, de 4 à 5 mois de l’année uniquement. L’essor constaté du trafic maritime en Arctique est lié directement à l’exploitation des ressources d’hydrocarbures russes, GNL et pétrole notamment et dans une moindre mesure à celle des minerais. La route maritime du Nord[3] (RMN ou NSR) est la portion de route qui gèle complément en hiver et, à ce titre, est réglementée par l’Administration russe de la NSR, la NSRA. La RMN devient beaucoup moins attractive voire pas du tout pour les voyages à temps comme le transport par conteneurs en raison des nombreux facteurs limitatifs liés à la navigation en zone polaire ; de nombreux détroits doivent être franchis dont le moins profond n’excède pas 13 mètres ; des zones encore mal hydrographiées ; le transit le long de la route du Nord-Est est soumis à autorisation ; l’escorte d’un brise-glace russe est obligatoire pour les navires qui n’ont pas une catégorie Glace leur permettant de transiter seuls ; le coût rapporté à un transit est estimé de l’ordre de 5$ la tonne, ce qui revient à peu près à un coût global légèrement inférieur qu’un transit par le canal de Panama ou de Suez ; surprimes d’assurances en zones polaires ; une vitesse de transit plus faible en raison de la glace dérivante et des conditions météorologiques souvent médiocres ; la largeur du chenal laissé par le brise-glace d’escorte n’excède pas 30 mètres limitant la taille à des navires de charge de 100.000 tonnes.
L’attitude différentes des puissances de la région Arctique face à l’exploitation commerciale de la région
Autant les Canadiens s’efforcent de limiter la promotion d’une route maritime le long de leurs côtes pour des raisons évidentes de protection de l’environnement, autant la Russie encourage les investisseurs étrangers à venir bénéficier de l’ouverture du passage du Nord-Est et des infrastructures développées pour sécuriser cette voie maritime. La priorité pour la Russie est d’assurer toute l’année un transit sûr pour les tankers brise-glaces spécialisés en transport de gaz liquéfié en provenance de leurs usines en péninsule de Yamal et à destination de l’Europe et de l’Asie. Elle s’en donne les moyens avec un programme de construction de brise-glaces nucléaires d’escorte sans précédent qui permettra d’assurer un trafic toute l’année. Son ambition est de consolider l’organisation de cette route maritime du Nord dont elle veut en conserver le strict contrôle.
Très clairvoyante sur le potentiel qu’offre la RMN pour la fin de cette décennie, la Russie coordonne de nombreux projets, souvent accompagnés d’investissements chinois, pour mettre en place des Hubs aux extrémités de la RMN pour, dans un premier temps, décharger les cargaisons d’hydrocarbures provenant des péninsules de Yamal, Gydan et Taymyr mais également pour construire des quais pour le transport aux conteneurs lorsqu’il deviendra rentable. Les grandes compagnies de transport conteneurisé comme Maersk, MSC ou la CMA-CGM ne manifestent pas pour l’instant un grand intérêt pour ces routes en raison de leur saisonnalité et du modèle actuel d’optimisation du transport massifié sur les porte-conteneurs géants. CMA CGM a d’ailleurs déclaré à l’été 2019 qu’elle n’empruntera pas la route maritime du Nord et avoir fait le choix résolu de la protection de l’environnement et de la biodiversité mondiale malgré l’avantage concurrentiel que cette route représenterait pour les compagnies maritimes. De plus en plus de chargeurs de grandes enseignes comme Ikéa s’engagent également à ne pas faire transiter leurs marchandises par les routes maritimes polaires.
Pour remettre en perspective la fréquentation actuelle de la RMN, le nombre de transit sur la totalité de la route demeure encore très faible, une trentaine de navires par saison, soit à peine le volume quotidien emprunté par le canal de Suez. Même s’il est communiqué une très forte croissance du volume du trafic, elle est due à l’augmentation des voyages à destination de la flotte de tankers et de méthaniers de la péninsule de Yamal vers l’Europe ou l’Asie. La route transpolaire, celle qui est la plus courte entre l’océan Pacifique et celui Atlantique n’est pas envisagée avant 2050 où les projections de fonte de la banquise peuvent entrevoir un été sans glace. Elle pourrait être ouverte dans les prochaines décennies et serait, dans ces conditions, d’un nouvel intérêt pour le trafic au voyage à temps (figure 2).
Les risques liés à l’essor des routes maritimes polaires
Même s’il reste modeste, cet intérêt pour les routes maritimes n’est pas exempt de risques. Les risques environnementaux liés au trafic maritime sont nombreux, pollution aux hydrocarbures en cas d’échouement ou de collision, bruits rayonnés ayant un impact sur la biodiversité etc. C’est la raison pour laquelle notamment, l’Organisation maritime internationale a voté l’interdiction d’utiliser le fuel lourd en Arctique comme carburant de propulsion pour le trafic maritime à partir de 2024[4]. Afin de contenir ces risques, un Code polaire a été mis en place en 2017 pour tous les navires transitant dans les eaux couvertes par les glaces, contraignant les compagnies à former leur personnel et à embarquer des matériels de sécurité supplémentaires. La zone arctique bénéficie d’une attention particulière des Etats arctiques. Toutes les actions de coordination, de préservation et de défense de l’environnement sont coordonnées au sein du Conseil de l’Arctique. C’est un forum intergouvernemental de promotion de la coopération dans l’Arctique composé des pays du cercle arctique polaire, d’associations des peuples autochtones ainsi que 38 observateurs dont la France, admise en 2009. Au sein du Conseil, ne sont débattus que les problématiques environnementales et celles liées à l’affirmation des peuples autochtones. Les sujets d’ordre des Affaires étrangères et militaires demeurent une prérogative souveraine de chaque pays de l’espace arctique. Les travaux sont réalisés sous forme de projets coordonnés à travers six groupes de travail.
NOTES ET RÉFÉRENCES
[1] GIEC : Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat ; Rapport spécial sur l’océan et la cryosphère dans un climat en évolution mis à jour en août 2021 ; https://www.ipcc.ch/ar6-syr/
[2] Le voyage juste à temps concerne les lignes régulières où les horaires de transit doivent être tenus impérativement – slots à quai réservés, créneaux dans les écluses de Panama ou passage à Suez. On y oppose le voyage au transit qui concerne les navires de charge aux vracs liquides ou solides affrétés pour des destinations variables moins contraints sur les délais.
[3] Le passage du Nord-Est s’étend du détroit de Béring à la mer de Norvège pour un transit complet au large des côtes russes. La portion qui gèle pendant la période hivernale (du détroit de Béring au détroit de Kara) est nommée Route maritime du Nord ou encore Northern Sea Route – NSR.
[4] Un délai supplémentaire est cependant laissé aux navires des pays de l’Arctique jusqu’en 2029.
La réalité des routes maritimes en Arctique
Par Hervé Baudu, membre de l’Académie de marine et professeur de Sciences nautiques à l’École Nationale Maritime Supérieure
Texte – courtoisie de l’auteur
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2 commentaires
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MichelCerf
Ne soyons pas naifs , l’économie aura toujours le dernier mot .
Balendard
Merci à Goodplanet pour toutes ces précisions
En ce qui concerne les portes conteneurs, la route maritime passant par l’Arctique pourrait bien être à terme une alternative à celle passant acruellement par le canal de Suez. Voir page 36 de
http://infoenergie.eu/riv+ener/6cartographie.pdf