Jean-Lou Justine, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) et Leigh Winsor, James Cook University
Une centaine de nouvelles espèces, animales ou végétales, sont décrites chaque année en France métropolitaine. Dans la plupart des cas, il s’agit d’espèces autochtones, présentes chez nous depuis longtemps, mais qui avaient échappé jusqu’ici à l’attention des scientifiques. De manière bien différente, nous rapportons maintenant l’existence d’une espèce nouvelle trouvée en France, mais qui a été introduite, et même qui est potentiellement capable d’envahir nos jardins.
Cette espèce, c’est un ver plat, grande comme une phalange de votre petit doigt. L’espèce est allongée, avec une tête plus large, comme tous les vers plats à tête en forme de marteau. Alors que les autres vers plats tendent généralement vers le marron ou le jaune, sa couleur est tout à fait extraordinaire : totalement noire, elle fait penser à du « métal liquide ». Son nom : Humbertium covidum – nous reviendrons sur ce nom plus loin.
Comment différencier les espèces ?
Depuis une dizaine d’années, nous savons que des vers plats ont envahi les jardins de France. Notre équipe a ainsi rapporté et cartographié l’invasion par plusieurs espèces : le ver plat de Nouvelle-Guinée (Platydemus manokwari), les vers géants à tête en forme de marteau (surtout Bipalium kewense) et le bizarrement nommé Obama nungara, qui à lui tout seul a envahi plus de 70 départements métropolitains. Nous avons aussi rapporté des invasions récentes en outremer.
Pour donner un nom à une espèce, les scientifiques doivent convaincre qu’elle est nouvelle, et donc expliquer en quoi elle est différente des espèces déjà connues. Dans tous les cas, il faut décrire avec précision les formes et les couleurs. Très souvent, il faut aussi décrire avec une grande précision les organes sexuels des espèces, qui sont différents et caractéristiques. C’est là qu’un problème se pose pour les vers plats : certaines espèces se reproduisent seulement de manière asexuée, et donc n’ont tout simplement pas d’organes sexuels. On imagine le problème pour les différencier. C’est pour cela que nous avons utilisé les techniques modernes de la biologie moléculaire pour caractériser les génomes mitochondriaux de ces espèces.
Le génome mitochondrial
Le génome mitochondrial, en abrégé mitogénomes, est le code génétique qui fait fonctionner les mitochondries, des petits organites présents dans toutes les cellules et assurent leur fonctionnement énergétique. Ce génome mitochondrial est distinct du génome du noyau. Comme ce génome mitochondrial est présent en milliers de copies dans chaque cellule, il est donc techniquement plus facile – et moins coûteux – de l’obtenir que le génome du noyau.
Le génome mitochondrial est un ADN circulaire, long d’environ 15000 paires de bases nucléotidiques : c’est assez long pour donner beaucoup d’information, et assez court pour être obtenu facilement.
Nous avons donc obtenu le génome mitochondrial de plusieurs espèces de vers plats envahissants, comme celui du ver plat de Nouvelle-Guinée et des vers à tête en forme de marteau. Nous avons utilisé les caractéristiques de ces génomes pour différencier les espèces trouvées, même si elles n’avaient pas de caractères sexuels visibles.
La nouvelle espèce en France
Grâce à la science participative, c’est-à-dire des particuliers qui nous aident en répertoriant les espèces qui sont chez eux, nous avons trouvé la nouvelle espèce « noir métallique » dans deux jardins en France, tous les deux dans le département des Pyrénées-Atlantiques, dans des communes séparées par une centaine de kilomètres.
Il est maintenant bien connu que le département des Pyrénées-Atlantiques est un petit paradis pour les vers plats introduits depuis le monde entier, principalement à cause de son climat doux et toujours un peu humide. Dans les deux cas, il n’y avait que quelques individus de l’espèce noire. Au début de notre étude, nous nous sommes même demandés si ce n’était pas des simples variants de couleur noire d’une espèce plus grande, Bipalium kewense, aussi trouvée dans ces jardins. Mais en voyant de près les spécimens, et en comparant les génomes, pas de doute, l’espèce était différente. Nous avons alors cherché dans la littérature scientifique si l’espèce avait été décrite ailleurs, et surtout en Asie tropicale, qui est le continent d’origine principal de ces vers à tête en forme de marteau. Nous avons bien trouvé quelques mentions d’animaux qui y ressemblent, mais sans plus.
En Italie aussi
Vers la fin de 2019, nous avons été averti qu’une espèce noire proliférait dans un champ en Vénétie. Des centaines de vers noirs, bien actifs tôt le matin, et très mobiles. D’autres signalements ont ensuite été faits de ce ver noir près de Rome. Nous avons comparé le génome mitochondrial d’individus trouvés en France avec celui d’individus trouvés en Italie : ils étaient très peu différents, ce qui montre qu’il s’agit de la même espèce, qui donc était déjà présente dans deux pays en Europe.
Et donc, il fallait décrire l’espèce, c’est-à-dire lui donner un nom latin.
Le nom de la nouvelle espèce
Attribuer un nom à une espèce est une étape clé primordiale et indispensable à toute étude ultérieure. Quand on s’adresse à des espèces potentiellement envahissantes, et qui donc peuvent attirer l’attention du législateur, il est encore plus indispensable de pouvoir les nommer : les lois et décrets utilisent les noms latins, parce que ces noms garantissent qu’on désigne bien la bonne espèce.
Chaque nom latin d’espèce est binomial, avec un nom de genre et un nom d’espèce. Pour le nom de genre, c’est « Humbertium », simplement parce que l’animal a les caractères de ce genre décrit en 2001. Pour le nom de la nouvelle espèce, nous avons choisi « covidum », un nom bien évidemment basé sur « covid ». Pourquoi ? D’abord parce que nous avons commencé ce travail en 2020, quand nos laboratoires étaient fermés du fait du confinement. Ensuite, au fur et à mesure que la pandémie progressait, nous avons voulu nommer l’espèce en hommage à toutes les victimes. Et finalement, il nous a semblé que « covidum » était un nom approprié pour un organisme capable d’envahir le monde et venant d’Asie, comme la pandémie de Covid-19 elle-même.
Espèces envahissantes
En dehors de la description de cette seule espèce, que nous apprend cette découverte d’une nouvelle espèce de ver plat en Europe ? Surtout, que des espèces étrangères viennent sans arrêt envahir nos contrées (la même chose existe ailleurs dans le monde, avec des espèces européennes qui envahissent d’autres continents). Faut-il leur reprocher et les tenir responsables ? Ces espèces n’y sont pour rien, bien sûr. C’est l’humanité qui est responsable, et en particulier le phénomène moderne de mondialisation, par lequel on fait circuler des marchandises à un rythme effréné dans toutes les directions.
Quelques individus d’un ver plat, qui ne se rendent compte de rien, se retrouvent ainsi à traverser le monde entier en quelques jours, probablement dans la terre d’un lot de plantes. Ils arrivent dans un nouvel environnement où leurs ennemis naturels sont absents, trouvent une nourriture abondante, et prolifèrent. Dans le cas d’Humbertium covidum, en analysant l’ADN de leurs proies, nous avons ainsi pu montrer que l’espèce mange des petits escargots, mais elle consomme peut-être aussi d’autres proies.
En quoi cette arrivée de Humbertium covidum est-elle un problème ? Parce que les espèces animales qui vivent sur le sol et dans le sol sont en équilibre avec leur environnement européen depuis longtemps, et que l’arrivée d’un prédateur opportuniste peut changer cet équilibre, et donc altérer la biodiversité de nos sols. Altérer la biodiversité a un coût écologique, et même, un coût économique. Par exemple, on peut calculer que les espèces envahissantes diminuent les productions agricoles. Le coût des espèces exotiques envahissantes en France est énorme, de l’ordre de centaines de millions d’euros par an.
Humbertium covidum est donc un exemple de plus d’espèce exotique introduite, qui à terme menace la biodiversité. Espérons qu’à la différence du virus qui lui a donné son nom, elle n’envahisse pas le monde.
Jean-Lou Justine, Professeur, UMR ISYEB (Institut de Systématique, Évolution, Biodiversité), Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) et Leigh Winsor, Adjunct Senior Research Fellow, James Cook University
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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