« Comment consommer avec sobriété ? », s’interroge Valérie Guillard dans son dernier livre dont c’est le titre. L’enseignante chercheuse en marketing à l’université Paris-Dauphine travaille sur la consommation, la possession et la non-possession des objets, la sobriété et le gaspillage. Elle a répondu à quelques questions autour de la sobriété et du marketing.
Pourquoi une personne qui enseigne le marketing s’intéresse-t-elle à la sobriété ? Marketing et sobriété ne sont-ils pas incompatibles voire antinomiques ?
Spontanément, les deux apparaissent antinomiques. Le marketing est là pour vendre des produits, des services ou des expériences. Il sert à créer de la valeur en développant l’offre destinée aux consommateurs en étudiant leurs besoins. Le marketing utilise des outils pour susciter le désir, ce qui fait que les consommateurs perdent de vue le besoin. La sobriété consiste à partir de ses besoins. Si le marketing portait sur les besoins plutôt que sur les désirs, alors les deux notions seraient cohérentes.
« La sobriété consiste à partir de ses besoins. »
Pourtant, le marketing peut être responsable, il peut aussi vendre des objets moins nocifs pour l’environnement voire vertueux.
Qu’est-ce que la sobriété peut apporter au marketing ?
La sobriété conduit à repenser le marketing pour qu’il soit plus durable, à concevoir et créer des produits en polluant moins. La sobriété doit aider à privilégier la prise en compte des cycles de vie des produits, à réfléchir sur les emballages, à aller vers l’utilisation de matériaux biosourcés ou encore à intégrer une réflexion sur la communication et la distribution. Au-delà de la production, la sobriété questionne les modèles d’affaires et porte le sujet de l’économie de la fonctionnalité : par exemple, louer plutôt que d’acheter.
Une des missions du marketing est aussi de rééduquer le consommateur sur la manière de consommer en privilégiant la qualité à la quantité, sur les achats durables qui font sens pour lui et sur le prix. En effet, un produit vertueux écologiquement et socialement coûte plus cher, mais, par contre, leur production sera limitée car nous n’avons pas besoin d’avoir tous ces objets qu’on possède aujourd’hui.
« Aujourd’hui, la sobriété reste encore perçue ou vendue comme quelque chose de sombre, de douloureux. »
Et inversement, comment la sobriété n’étant « pas facile à vendre », que peut apporter lui apporter le marketing ?
Le marketing peut servir à promouvoir des causes. Je pense qu’il existe un marketing de la sobriété qui réfléchit sur comment communiquer sur la sobriété. Aujourd’hui, la sobriété reste encore perçue ou vendue comme quelque chose de sombre, de douloureux. Il faudrait trouver des messages pour en faire un style de vie désirable.
[Lire aussi sur GoodPlanet Mag’ une interview de Matthieu Ricard : « J’avais l’idée de faire une campagne de pub dans le métro « N’achetez pas ce dont vous n’avez pas besoin » pour dénoncer l’idée que nous nous martyrisons pour des trucs totalement inutiles. »]
Quel regard avez-vous porté sur les débats de la Convention Citoyenne pour le Climat qui proposaient de réguler plus fortement la publicité voire de l’interdire ?
Faut-il interdire ou revoir la manière dont les publicités sont faites ? Avant d’entrer dans un tel débat, il faut conduire une réflexion sur la pub. La publicité est un outil très puissant, il faut sans doute la réguler sur les formes qu’elle emprunte comme Internet par exemple ou sur les publics qu’elle cible surtout s’ils sont vulnérables comme les enfants. Commençons déjà à réfléchir sur les supports. Avons-nous besoin d’écrans publicitaires dont la fabrication pollue, qui restent allumés 24/24 en consommant de l’énergie alors que l’on sait qu’il y a des heures où personne ne les verra. De plus, la plupart des publicités diffusées vendent des choses dont on n’a pas besoin.
« La plupart des publicités diffusées vendent des choses dont on n’a pas besoin. »
L’impression de gaspiller est un des déclencheurs de l’envie de sobriété. Dans le livre, vous écrivez que le gâchis entraîne une forme d’incompréhension et de colère d’autant plus qu’individuellement on ne parvient pas toujours à en saisir les origines. Pouvez-vous revenir sur cette idée ?
C’est compliqué de se rendre compte à quel moment on gaspille. Lorsque l’on achète quelque chose, on croit que cela répond à un besoin, pourtant on gaspille souvent sans le vouloir. Emporté par le plaisir lors de l’acte d’achat, on ne se le dit pas. La sensation de gaspillage vient après avec l’accumulation des choses, leur inutilisation ou le fait de les jeter alors que l’on pourrait encore s’en servir ou en leur trouver une utilité. On a tous été éduqué avec l’idée que le gaspillage est mal que ce soit pour la nourriture ou autre chose. Le mot a une charge morale très forte. Pour ces raisons, il y a une aversion au gaspillage dans l’inconscient collectif, car, c’est la perte. Or, on n’aime pas perdre, que ce soit du temps, de l’argent, des ressources. Même si les gens pensent rarement en premier aux ressources naturelles, on n’est pas forcément conscient du volume du gâchis car on ignore les quantités de matériaux derrières chaque objet.
« Il y a une aversion au gaspillage dans l’inconscient collectif. »
Vous mettez aussi en garde contre l’épuisement à vouloir changer trop rapidement et radicalement. Des conseils pour se lancer sur la voie de la sobriété sans l’abandonner car elle représente trop d’efforts ?
La sobriété doit se vivre comme un cheminement qui implique de revoir notre rapport au temps. Le piège pour les nouveaux convaincus par les idées de la sobriété est de vouloir tout faire tout de suite. Or, on ne change pas tout du jour au lendemain. Il ne faut surtout pas s’épuiser avec la charge mentale des actions à entreprendre pour transformer son mode de vie, mais plutôt apprendre à prendre le temps de faire et accepter que les transformations ne se fassent pas du jour au lendemain. On n’est pas tout seul, il faut persuader son entourage, c’est pourquoi le cheminement vers la sobriété s’effectue progressivement. Il faut s’informer, se réorganiser, prendre de nouvelles habitudes, cela prend du temps. Commencer par une pratique même mineure enclenche des choses et cela devient une habitude. Par exemple, je n’achète plus de lessive en magasin, mais une lessive locale naturelle livrée dans des contenants consignés, ça demande un peu d’organisation, mais une fois le changement fait, c’est devenu une routine aussi simple que d’acheter un baril de lessive qui va polluer. On en tire une petite fierté et on est content de faire autrement et mieux.
Il faut d’abord s’attaquer aux choses qu’on ne veut plus cautionner. Puis dérouler les pratiques les unes après les autres. Pour éviter les clashs avec son entourage et ne pas s’épuiser, il convient d’aller doucement dans ce cheminement de sobriété.
N’existe-t-il pas un risque que la sobriété perçue sous le prisme de la réduction des biens matériels éclipse l’impact du numérique qui est perçu comme dématérialisé ?
On commence en effet à parler de sobriété numérique, il y a encore tout une éduction à faire là-dessus. La sobriété revêt plusieurs dimensions, il y a une vraie pédagogie à avoir sur la sobriété dans de nombreuses activités en valorisant celles plus sobres au niveau énergétique.
« La sobriété doit se vivre comme un cheminement qui implique de revoir notre rapport au temps. »
[À lire aussi La réduction de l’impact écologique du numérique passe d’abord par l’allongement de la durée de vie des appareils]
Enfin, au-delà du consommateur, comment promouvoir la sobriété ?
Aujourd’hui, la sobriété est avant tout une démarche volontaire qui concerne ceux qui gagnent le plus afin qu’ils réduisent l’impact de leur consommation. Pour s’inscrire dans une logique macro-économique au-delà du choix individuel, la sobriété demande une approche systémique sur 3 niveaux : territoires, entreprises et consommateurs. Ils sont de plus en plus nombreux à s’y intéresser. Et cela ouvre la perspective à des questionnements sur les impératifs de production comme produire moins mais mieux, produire et consommer localement, miser sur une production de qualité, vendues plus chère mais en payant décemment et mettre ou remettre en valeur les savoir-faire locaux qui ne concernent pas que la production, mais aussi la réparation, l’entretien ou la valorisation des produits.
Propos recueillis par Julien Leprovost
Pour aller plus loin
Comment consommer avec sobriété ?, Valérie Guillard, édition de Boecks, 2021
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3 commentaires
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Olaf de Hemmer Gudme
Il est tout à fait possible de former les gens -y compris des marketeurs- à la sobriété (c’est fait avec succès depuis des années dans de nombreuses entreprises, écoles d’ingénieurs, de management) :
1er puissant moteur de motivation : aider à prendre conscience des vrais besoins que chacun souhaite combler, souvent inconscients derrière les envies et demandes de solutions.
2e moteur de motivation : aider à y répondre en utilisant le moins de ressources possibles, facteur le plus souvent limitant à la réponse de tous nos besoins.
La démarche est simple et « en même temps » contre-intuitive
A votre disposition pour un atelier de démonstration !
Hernan
Félicitations à Valérie. Une bonne partie du problème climatique vient du fête de la surconsommation.
Et bravo à Olaf. Oui…. continuez. Je fais de mon mieux et transmets ces textes intelligents à tous mes amis / amies.
Claude Courty
Rien de sérieux ni de durable ne se fera, sans prendre en compte la dimension démographique planétaire du problème.
Voir à ce sujet « Pyramidologie sociale ».