« Les décisions fondées sur un ensemble limité de valeurs marchandes de la nature alimentent la crise mondiale de la biodiversité. La manière dont la nature est prise en compte dans les décisions politiques et économiques est à la fois un facteur clé de la crise mondiale de la biodiversité et une opportunité vitale pour y remédier », écrivent les 82 scientifiques auteurs du dernier rapport de l’IPBES (Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques, l’équivalent du Giec pour la biodiversité). Celui-ci est publié lundi 11 juillet et porte sur Les différentes valeurs et l’évaluation de la Nature. Les experts de l’IPBES se sont basés sur 13 000 références, dont des publications scientifiques et des sources d’information issues des savoirs autochtones et locaux, pour voir quelles valeurs sont associées à la nature et sa préservation. Leurs conclusions sont sans appel puisqu’ils pointent les limites de cantonner l’approche de la nature à la seule dimension économique.
Une remise en cause de la marchandisation de la nature
« La biodiversité est en déclin et la dégradation des contributions apportées par la nature aux populations connaît un rythme sans précédent dans l’histoire de l’humanité », affirme la présidente de l’IPBES Ana María Hernández Salgar. « Cela est largement dû au fait que notre approche actuelle des décisions économiques et politiques ne tient pas suffisamment compte de la diversité des valeurs de la nature. L’Évaluation des valeurs réalisée par l’IPBES paraît à un moment critique ; elle précède le cadre mondial de la biodiversité pour la prochaine décennie que devraient mettre au point les Parties à la Convention sur la diversité biologique avant la fin de l’année. »
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« Notre approche actuelle des décisions économiques et politiques ne tient pas suffisamment compte de la diversité des valeurs de la nature.
Le rapport mentionne en effet des progrès dans la prise en compte des différentes valeurs de la nature puisque les études qui intègrent ces dimensions ont augmenté de 10 % par durant les 40 dernières années. Ainsi sur la dernière décennie (2010 à 2020), les deux tiers (65 %) des études portent sur l’amélioration de l’état de la nature et un tiers (31 %) sur l’amélioration de la qualité de vie des êtres humains (31 %). Les auteurs de l’IPBES déplorent néanmoins qu’elles reposent encore trop souvent sur la valeur économique et utilitaire de la nature. Ils estiment que « 74 % des études d’estimation des valeurs se sont centrées sur les valeurs instrumentales, 20 % sur les valeurs intrinsèques et seulement 6 % sur les valeurs relationnelles. »
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En clair, l’approche économique n’est pas suffisante pour prendre des décisions efficaces en termes de préservation du vivant. Cela ne signifie pas pour autant que l’économie ne propose pas des instruments pertinents dans la prise de décision. Mais plutôt que l’économie actuelle porte en elle une vision de court terme basée sur la croissance qui se mesure avec des indicateurs comme le PIB. Or, ils ne parviennent pas à bien refléter les dégradations de l’environnement et de la qualité de vie. Le rapport rappelle explicitement que « de telles indicateurs macro-économiques [le PIB et la croissance] ne rendent compte ni de la surexploitation de la nature, des écosystèmes et de la biodiversité ni des impacts sur la durabilité à long terme. »
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Face à ce constat, les experts de la biodiversité appellent à adopter d’autres points de vue. « La reconnaissance et le respect des visions du monde, des valeurs et des connaissances traditionnelles des populations autochtones et des communautés locales, renforcent la dimension inclusive des politiques, ce qui se traduit également par de meilleurs résultats pour les êtres humains et pour la nature », déclare la scientifique colombienne Brigitte Baptiste qui a participé au rapport de l’IPBES. Selon eux, il y a plus de 50 méthodes différentes pour donner une valeur à la nature et, par conséquent, plusieurs alternatives possibles à la seule pensée économique. Il s’agit sans doute d’un des aspects les plus importants de ce rapport : cesser de penser le vivant sous le seul prisme de la rationalité économique et développer ainsi une pensée complexe sur la prise en compte de la biodiversité.
« Vivre avec la nature met l’accent sur la vie des « êtres vivants non humains », par exemple le droit intrinsèque d’un poisson à vivre librement dans une rivière, quels que soient les besoins des personnes. Vivre dans la nature renvoie à l’importance de la nature en tant que cadre contribuant à forger un sentiment d’appartenance et l’identité des personnes. Vivre comme la nature illustre la connexion physique, mentale et spirituelle des êtres humains avec la nature.
En effet, les valeurs déterminent la vision du monde, et réciproquement cette dernière contribue à la formation des valeurs. Au final, valeurs et visions du monde servent de fondement à la prise des décisions. L’un des 82 auteurs du rapport de l’PBES, Unai Pascual résume les avancées que ce changement de paradigme induit : « notre analyse montre que diverses voies peuvent contribuer à la réalisation d’un avenir juste et durable. Le rapport accorde une attention particulière aux voies d’avenir liées à l' »économie verte », la « décroissance », la » gouvernance de la Terre » et la « protection de la nature ». Bien que chaque voie soit soutenue par des valeurs différentes, elles partagent des principes alignés sur la durabilité. Les voies découlant de diverses visions du monde et systèmes de connaissances, par exemple celles associées au bien vivre et à d’autres philosophies du bien vivre, peuvent également mener à la durabilité. »
Repenser le lien entre les activités humaines et la nature
La vision utilitariste et économique de la nature est remise en cause. L’IPBES considère qu’il faut dorénavant baser les décisions économiques et sociétales sur des fondements autres que le seul calcul économique qui prédomine. Les scientifiques proposent donc de repenser la manière de décider en prenant en compte 4 axes. Ces 4 axes devant servir de matrice de décision sont : « vivre de la nature, avec la nature, dans la nature et comme la nature. Vivre de la nature met l’accent sur la capacité de la nature à fournir des ressources pour assurer les moyens de subsistance, les besoins et les désirs des êtres humains comme la nourriture et les biens matériels. Vivre avec la nature met l’accent sur la vie des « êtres vivants non humains », par exemple le droit intrinsèque d’un poisson à vivre librement dans une rivière, quels que soient les besoins des personnes. Vivre dans la nature renvoie à l’importance de la nature en tant que cadre contribuant à forger un sentiment d’appartenance et l’identité des personnes. Vivre comme la nature illustre la connexion physique, mentale et spirituelle des êtres humains avec la nature. » Cela veut dire passer d’une vision anthropocentrée dans laquelle la nature sert à la prospérité économique humaine (vivre de la Nature) à une vision plus large (vivre comme la nature) dont la vision incorpore la diversité du vivant, ce qui implique d’avoir des valeurs de respect du vivant, de prendre soin de ce dernier afin de parvenir à une forme d’harmonie entre les activités humaines et la nature.
Leur réflexion aboutit à 4 préconisations principales dont la finalité est un changement profond sur le plan des idées et la manière d’intégrer la prise en compte de la biodiversité dans les décisions. Les auteurs avancent 4 « leviers centrés sur des valeurs qui peuvent contribuer à créer les conditions nécessaires au changement ». Le premier est de reconnaître que la nature possède une diversité de valeurs qui ne peuvent pas se résumer à la dimension purement économique. Le second est de prendre en compte ce paramètre dans les décisions futures, ce qui amène au troisième levier qui est une réforme dans ce sens des politiques et des institutions. Ce qui, à termes, doit se traduire, quatrième levier, par une modification des normes fondées sur la durabilité. Il reste maintenant à voir si ces préconisations, qui appellent à de profonds changements dont l’effectivité prendra des années, seront prises en compte dans les années à venir, tant par les décideurs que par les individus, les sociétés et les entreprises. Car, si le monde fait face à l’urgence écologique, le changement lui doit se faire dans la durée.
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Julien Leprovost
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Claude Courty
Une vision purement économique de la nature est une utopie mortifère. Depuis l’avènement de l’être humain, il faut penser à l’indissociable binôme économie-population, celle-ci conditionnant celle-là et non l’inverse.
Comme chaque représentant du vivant, « avant toute autre considération, l’être humain est un consommateur » Gaston Bouthoul (1896-1980). Parce qu’il doit impérativement ne serait-ce que se nourrir, se vêtir, se loger et se soigner, il l’est depuis sa conception jusqu’après sa mort – les marchés du prénatal et du funéraire en attesteraient s’il en était besoin – et il se double d’un producteur dès qu’il est en âge de travailler. Il est ainsi un agent économique au service de la société, aux dépens de son environnement. Et plus le nombre de ces agents augmente, plus leurs besoins s’accroissent – outre ceux qu’ils s’inventent toujours plus nombreux – ; plus ils produisent, consomment, échangent et s’enrichissent, avec l’aide du progrès scientifique et technique, quelles que soient les conditions du partage de leurs richesses.
Qu’il s’agisse de gestion de ressources non renouvelables comme de déchets, ou de pollution, les atteintes à l’environnement augmentent d’autant et s’ajoutent aux effets des caprices d’une nature jamais avare de catastrophes inopinées ou cycliques.
Tous les malheurs du monde que l’homme a la capacité de maîtriser en découlent et sont aggravés par le caractère incontournablement pyramidal de sa société, dû aux faits : 1° – que richesse et pauvreté existent l’une par l’autre, dans leur relativité – sans riches point de pauvres et réciproquement ; 2° – que les hasards de sa naissance assignent à chacun sa place au sein de cette pyramide sociale, quels que soient les aléas heureux ou malheureux de son existence par la suite ; et 3° – que pour des raisons purement structurelles, toujours liées au caractère pyramidal de toute société fondée sur l’interdépendance hiérarchisée de ses membres, comme l’est celles de l’humanité, les pauvres s’y multiplient à une cadence qui est moyennement 6 fois celle des riches. C’est dans ces conditions, que sous la pression de 220 000 êtres humains qui viennent de nos jours s’ajouter quotidiennement à la population mondiale, la pyramide sociale s’atrophie toujours plus et que son sommet s’éloignant incessamment de sa base, les écarts de richesse entre ses occupants se creusent inéluctablement d’autant.
Or les êtres humains, en dépit de la conscience qu’ils ont d’eux-mêmes – à moins que ce soit précisément pour cette raison – prêtent peu attention à ces réalités. Sous l’emprise croissante de sentiments et d’émotions que leur dictent d’obscures peurs ataviques et une angoisse existentielle croissant avec le nombre et les difficultés de gouvernance qui en découlent, ils préfèrent, à l’observation de faits et chiffres incontestables, les dogmes lénifiants de croyances religieuses fondées sur le mystère et les certitudes de doctrines politiques et sociales qui en tiennent lieu pour les laïcs. Ceci d’autant que depuis qu’ils existent, certains d’entre eux ont compris ce qu’ils pouvaient tirer, ne serait-ce qu’en termes de gouvernance, de la spiritualité de leurs semblables – cette faculté dont ils ont su se doter pour tenter de s’expliquer ce qui leur est inaccessible et que seule une patiente démarche scientifique semble en mesure de révéler.