Le Britannique George Monbiot est l’un des journalistes écologistes les plus reconnus au monde. Depuis des décennies, il met en lumière les enjeux environnementaux. Il collabore notamment avec le quotidien The Guardian, la BBC et le magazine The Ecologist. GoodPlanet Mag’ a pu l’interviewer à l’occasion de la sortie en France de son dernier livre Nourrir le monde sans dévorer la planète aux éditions Les Liens qui Libèrent. Il y a quelques années, GoodPlanet Mag’ proposait des chroniques de George Monbiot.
Pourquoi avez-vous écrit le livre « Nourrir le monde sans dévorer la planète » consacré à l’impact écologique de la production de nourriture ?
Pendant longtemps, mon attention s’est portée sur des industries très polluantes comme les énergies fossiles, l’extraction minière, l’aviation ou le textile, puis j’ai réalisé, au fil du temps, que la production alimentaire est la plus grande cause de destruction de l’environnement. Mais, nous nous voilons la face sur ce sujet de bien des façons. Nous ne critiquons pas l’agriculture de la même manière que d’autres industries.
« La production alimentaire est la plus grande cause de destruction de l’environnement. »
Même si se nourrir est indispensable, cela ne veut pas pour autant dire qu’il faut rester aveugle sur l’impact de l’agriculture. La production de nourriture est la première cause de fragmentation et de destruction des habitats naturels, ce qui entraîne la disparation des espèces. C’est aussi une activité qui prélève beaucoup d’eau, dégrade les sols, rejette de nombreux polluants et contribue fortement aux émissions de gaz à effet de serre. De fait, même en parvenant à transformer tout le reste, si nous ne changeons pas la manière de produire notre alimentation alors le système Terre risque de s’effondrer.
« Si nous ne changeons pas la manière de produire notre alimentation alors le système Terre risque de s’effondrer. »
Qu’est-ce qui vous a le plus surpris en écrivant ce livre ?
Chaque hectare utilisé pour produire de la nourriture est un hectare qui n’est pas utilisé pour supporter la vie. Or, lorsque nous abordons le sujet du changement d’affectation et d’utilisation des sols, c’est souvent plutôt sous l’angle de l’urbanisation et de l’artificialisation. Les villes doivent bien sûr être compactes. Elles ne prennent que 1 % de la surface terrestre tandis que les terres agricoles en recouvrent 38 %.
« Chaque hectare utilisé pour produire de la nourriture est un hectare qui n’est pas utilisé pour supporter la vie. »
L’agriculture est donc bien la première utilisatrice des sols, le reste des surfaces disponibles étant majoritairement constitués de déserts et de montagnes. Quand on regarde dans le détail, il s’avère choquant de constater que la majeure partie de ces superficies agricoles servent à l’élevage. Seulement 12 % des terres agricoles servent à cultiver. Pratiquement la moitié des récoltes est employée pour nourrir les animaux d’élevage. En définitive, les cultures pour la consommation humaine n’occupent que 6 à 7 % des surfaces agricoles. Une grande partie des terres sert donc pour l’élevage et, finalement, la consommation excessive de viande d’une minorité, c’est un luxe que la planète ne peut pas se payer.
« Une grande partie des terres sert donc pour l’élevage, c’est un luxe que la planète ne peut pas se payer. »
Comment expliquez-vous le désintérêt, les malentendus et l’ignorance d’une grande partie de la population à propos de la production alimentaire ? Est-ce dû au fait que nous vivons majoritairement en ville et que la terre et le sol sont perçus comme sales ?
Je pense que c’est plus profond que ça. D’après mon expérience, beaucoup de personnes ne savent pas vraiment d’où leur nourriture provient. Il y a une forme d’ellipse culturelle sur ce sujet qui remonte à loin. L’Ancien Testament et les poètes grecques de l’Antiquité ont forgé cette image idyllique des animaux heureux de gambader plus ou moins librement dans la nature entre les arbres et les papillons dans un champs. Cette vision très puissante fait oublier que l’agriculture et l’élevage impliquent une transformation de l‘environnement. C’est un peu la même histoire en Amérique avec le mythe des cow-boys qui occulte le génocide des populations autochtones locales. Ces histoires reposent sur des principes d’innocence et de pureté très éloignés des réalités de l’agriculture. De plus, elles sont répétées dans les histoires et les livres pour enfants, ainsi que dans d’autres médias. Elles ont créé des fermes de fiction, qui ont façonné l’image qu’on en a, avec un cheval, un cochon, une poule, une vache, un chat et un fermier. Cette représentation tronquée ne correspond pas à la réalité d’une exploitation agricole, de ce qu’on y fait réellement.
« Elles ont créé des fermes de fiction, qui ont façonné l’image qu’on en a »
Dès lors, en remettant en cause l’image d’Épinal de l’agriculture, vous devenez l’ennemi car personne ne veut connaître ce qui se passe dans les fermes. Ce n’est pas seulement de l’ignorance. Ne pas savoir ou ne pas vouloir savoir représente une forme de refuge et déni parce qu’une grande partie de ce qu’on mange vient de la souffrance, de l’exploitation et de la destruction. Une grande majorité des animaux d’élevage n’entre jamais en contact avec la nature. La patte d’une poule en batterie ne foulera jamais de l’herbe.
Pourquoi défendez-vous la production de nourriture à partir de bactéries en laboratoire ?
Depuis l’invention de l’agriculture il y a 12 000 ans, nous avons essayé de nouvelles manières de produire nos aliments. Ces méthodes ont atteint leurs limites. Je pense qu’on peut explorer le potentiel des bactéries pour nous nourrir car il est gigantesque. Il y a en effet des millions d’espèces de bactéries, dont certaines disposent d’un potentiel nutritif très important. Elles peuvent servir à produire de la nourriture avec un impact très restreint sur l’environnement. Certaines de ces bactéries peuvent être produites avec des processus minimes, ce qui les rend accessibles. Je pense qu’avec de telles approches nous sommes peut-être à l’aube d’une révolution de l’alimentation aussi importante que l’a été celle de l’invention de l’agriculture. Cependant, cela implique des changements dans notre culture alimentaire.
« Il y a en effet des millions d’espèces de bactéries, dont certaines disposent d’un potentiel nutritif très important. »
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Que répondez-vous aux critiques à propos des nouveaux aliments perçus comme un bon moyen pour l’agrobusiness de déconnecter l’humain, la terre et l’alimentation ?
Je vois les possibilités offertes par les nouvelles technologies et les formes d’alimentation à base de bactéries comme un don important que la nature nous fait. Le danger que des firmes s’emparent de ce don pour faire du profit est réel. On ne peut pas se le permettre, c’est pourquoi il faut une législation pour favoriser la coopération plutôt que l’appropriation sur ces technologies. Il est donc nécessaire d’envisager une propriété intellectuelle plus faible sur ces technologies. C’est vital pour l’avenir d’autant plus que la concentration des acteurs économiques dans la chaine alimentaire est déjà massive. Il faut également veiller à ce qu’elle ne s’accentue pas et y mettre fin.
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Vous démarrez le livre en insistant sur le sol. Pourtant, dès le début de la mobilisation internationale sur les enjeux environnementaux, il y a eu une convention contre la dégradation des sols et la désertification, en parallèle de celle sur le climat et celle sur la biodiversité. Pourquoi ne prêtons-nous pas plus attention au sujet des sols ?
Le sol est de toute évidence un des écosystèmes les plus importants. Une grande majorité de ce que nous consommons provient du sol. Toutefois, nous ne le considérons pas comme un écosystème et nous le traitons comme une chose. Les sols sont pourtant un écosystème les plus abondants et divers sur Terre. La biodiversité d’un sol est comparable voire supérieure à celle qu’on trouve dans une forêt tropicale.
« La biodiversité d’un sol est comparable voire supérieure à celle qu’on trouve dans une forêt tropicale. »
Les sols sont aussi des systèmes extrêmement complexes. La biodiversité des sols dépend des interactions entre de nombreuses espèces végétales, animales, bactériennes, insectes, champignons, vers de terre. Pendant longtemps, nous ne l’avons pas compris. Nous ne respectons pas le sol. Notre incompréhension du fonctionnement des sols est une des parties du problème. Les scientifiques soulignent d’ailleurs la nécessité de mieux comprendre cet écosystème unique. Nous ne savons en effet pas encore ce que sont vraiment les sols, cela demeure un vrai mystère. C’est aussi ce qui rend le sol fascinant.
« Nous ne respectons pas le sol. »
[À lire aussi Lydia Bourguignon, au chevet de la terre et des sols]
Selon vous, quel mythe devons-nous déconstruire à propos de l’agriculture ?
Je pense qu’il est important de déconstruire le mythe selon lequel l’agriculture permet à l’être humain de vivre en harmonie avec la nature. La production alimentaire possède toujours un coût pour l’environnement. Certaines formes d’agriculture ont un impact important sur l’environnement, d’autres ont un moindre impact. Malheureusement, ces dernières nécessitent plus d’espace pour produire un volume équivalent de nourriture. En plus de repenser nos régimes alimentaires, nous avons besoin de trouver rapidement des méthodes de production alimentaire avec un impact très faible et de grands rendements. Actuellement, nous savons produire beaucoup avec beaucoup d’impact ou peu avec peu d’impact. Il faut parvenir à concilier produire beaucoup et impact restreint. Une des approches est, selon moi, la culture de bactérie et surtout une meilleure compréhension du fonctionnement des sols.
« Il est important de déconstruire le mythe selon lequel l’agriculture permet à l’être humain de vivre en harmonie avec la nature »
Percevez-vous l’invention de l’agriculture comme le commencement de l’anthropocène ?
Je pense que l’anthropocène a démarré avant le développement de l’agriculture. L’extinction de la mégafaune provoquée par la seule espèce humaine en témoigne. Elle est survenue en quelques milliers d’années avant l’invention de l’agriculture. Elle s’est produite quand les humains modernes sont retournés en Europe à la fin de la dernière ère glaciaire. Le même phénomène a été observé quand les humains se sont installés en Amérique ou en Australie. La disparition de la mégafaune a aussi eu des répercussions importantes sur l’environnement planétaire.
Le regard du journaliste spécialiste de l’environnement
Comment expliquez-vous notre échec collectif face aux défis environnementaux ?
Je pense que c’est une question de temps. Quand les gens se réunissent, sont informés et en ont les moyens, ils tendent à prendre des décisions en faveur de l’environnement. Le problème est que nous vivons dans des sociétés dans lesquelles une grande concentration des pouvoirs économiques et politiques existe. Un petit nombre de personnes prend la plupart des décisions. À intervalle régulier, tous les 4 ou 5 ans, nous élisons le président ou le premier ministre. Il va décider pour les années qui suivent sans que nous ayons trop de moyen d’influer ses choix. Durant son mandat, il est influencé par les journaux, les télévisions, par les partis politiques, par les financeurs des partis, par les lobbyistes, par ses amis hauts-placés…. etc. toutes ces influences sont bien plus importantes pour lui que nous les électeurs. Du moins jusqu’à l’élection suivante. Ces intérêts puissants désirent maintenir un système qui leur profite avant tout en les enrichissant bien qu’il tue la planète. C’est pourquoi pour préserver une planète vivante, nous devons changer la démocratie et renforcer la participation, car nous, le peuple, savons mieux quelles sont les bonnes décisions pour l’intérêt commun.
« Pour préserver une planète vivante, nous devons changer la démocratie et renforcer la participation »
Vous couvrez l’écologie depuis des décennies. Aujourd’hui, comment vous sentez-vous face aux crises environnementales et à l’avenir ? Êtes-vous plutôt pessimiste ou optimiste ?
Chaque année, la situation empire. Mais je demeure optimiste. Nous oublions que les choses changent grâce notamment à la lutte. Ca a été le cas pour l’émancipation des droits des femmes, les droits sociaux, la luttre contre la ségrégation, le tabagisme… La situation peut évoluer rapidement à partir du moment où celle-ci atteint un certain nombre de critiques dans l’opinion. Le point de bascule est atteint quand 25% de la population est convaincue par une idée. Il n’est donc pas nécessaire de persuader l’ensemble de la population, mais surtout, en premier lieu, son entourage proche, comme sa famille, ses amis, ses voisins, ses proches… Quand le changement s’opérera, ils auront été informés et surtout ils croiront en sa nécessité.
« Ce que nous devons faire, comme militants de l’écologie, c’est d’élargir le cercle de l’engagement autour de ces nouvelles idées. »
C’est donc plus une question de comportement ?
Ce que nous devons faire, comme militants de l’écologie, c’est d’élargir le cercle de l’engagement autour de ces nouvelles idées. Il faut le faire jusqu’à atteindre ce seuil de 25 %. C’est la vision optimiste. Il convient néanmoins de prêter une grande attention à la question des inégalités et la richesse. Il faudra être très clair auprès des plus riches sur la nécessité de réellement transformer le système.
Avez-vous un dernier mot ?
Changer est toujours plus facile qu’on ne le croit. L’Histoire montre que des changements importants et inattendus surviennent encore et encore. La société dans laquelle nous vivons maintenant n’est pas forcément celle dans laquelle nous aurons à vivre demain. Parce que nous disposons de la capacité de changer le système, nous conservons toutes les raisons d’être optimistes à condition de parvenir à travailler ensemble avec une vision claire des changements politiques à apporter.
« La société dans laquelle nous vivons maintenant n’est pas forcément celle dans laquelle nous aurons à vivre demain. »
Propos recueillis par Julien Leprovost
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Pour aller plus loin
Nourrir le monde sans dévorer la planète, George Monbiot, éditions Les Liens qui Libèrent
Les chroniques de George Monbiot publiées sur GoodPlanet Mag’ de 2008 à 2013
Le site Internet (en anglais) de George Monbiot
À lire aussi sur GoodPlanet Mag’
Marc André Selosse : « les champignons sont nos plus proches parents dans l’évolution »
2 commentaires
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Revelin Michel
Il y a beaucoup de vérités, mais aussi beaucoup d’approximations, voire d’inexactitudes ou de silences, dans ce que dit Georges Monbiot.
La réalité est beaucoup plus complexe. Le dernier rapport du GIEC, dont j’ai traduit 1400 pages, alerte sur le maintien nécessaire de la productivité alimentaire mondiale pour nourrir la planète, et une dernière étude-test de l’INRAE montre que la production de certaines céréales (blé notamment) en agriculture biologique produit deux fois moins que la méthode traditionnelle. C’est désolant nous sommes d’accord, mais c’est ainsi.
Concernant l’élevage l’approche de G. Montbiot est avant tout militante, car une étude a montré que les annonces habituelles sur le méthane digestif du bétail n’ont pas pris en compte des erreurs, aujourd’hui reconnues, qui ne l’impliquerait qu’à hauteur de 5% (et non pas 18%). De plus l’ajout de compléments alimentaires naturels, comme les algues rouges, peuvent faire baisser cette production de méthane entérique jusqu’à 80%.
Enfin les prairies naturelles fauchées et/ou broutées produisent 2 à 7 fois plus de biodiversité à l’unité de surface que les forêts.Et les cultures grâce à l’albédo, sont plus efficaces que les forêts pour limiter le réchauffement climatique.
Je ne suis pas agriculteur, plutôt citadin militant anti-productiviste depuis toujours, mais les raccourcis douteux, plus militants que scientifiques, sont légions en matière d’écologie (à partir d’une réelle dégradation environnementale qu’il serait fou de nier).
De nombreux chercheurs dans tous les domaines, montrent bien cela, à travers une expression culturelle citadine, parfois « millénariste », déconnectée de la nature et influencée par le conservationnisme environnemental intégriste américain (d’origine religieuse).
J’ai beaucoup travaillé sur ces sujets, je ne prétends pas tout savoir, mais j’ai lu des milliers d’études.
Bien cordialement
Francis
A qui fera-t-on croire que les chasseurs-cueilleurs n’avaient pas d’empreintes sur leur environnement ? Aux écolo-bobos racistes anti-paysans ?