Le philosophe Olivier Remaud donne une autre perspective sur les icebergs dans son dernier livre Penser comme un iceberg (Actes Sud). Son travail sur ce qui se révèle être bien plus que des simples blocs de glace à la dérive, conduit à repenser ce qu’est le vivant et les différentes échelles d’interactions existantes dans la nature entre les écosystèmes et ceux qui les habitent. Olivier Renaud est l’invité du Book-Club de la Fondation GoodPlanet à Paris samedi 18 novembre 2023 (entrée libre et gratuite). C’est pourquoi nous republions l’entretien qu’il avait accordé à GoodPlanet Mag’ en 2021.
Qu’est ce qui fait que les icebergs sont plus que des blocs de glace flottants ?
Les icebergs sont des fragments de glaciers qui véhiculent des significations puissantes et variées. Les voyageurs polaires d’autrefois leur associaient des images de solitude et de désolation. Comme ils sont promis à fondre, les blocs dérivants illustrent notre condition de mortels dans la plupart des récits d’exploration. Pour beaucoup de populations autochtones qui vivent près des calottes glaciaires du Grand Nord ou des hauts glaciers montagneux de la planète, la glace est en revanche bien vivante. Elle porte des mythologies collectives. Un seul exemple : lorsque les icebergs ont des sommets troués, ils deviennent des tunnels de réincarnation. Les âmes mortes passent à travers et s’élèvent vers les nuages, ou descendent dans les profondeurs de la mer si l’iceberg se retourne, afin de changer de forme et de d’inaugurer une vie nouvelle. Dans ces cosmologies où l’humain se métamorphose en oiseau ou en phoque, on cohabite avec la glace qui respire, fait du bruit et réagit aux moindres variations des milieux. Des rituels interdisent de grimper sur un iceberg ou de cuire de la viande à proximité des glaciers. Ces derniers sont considérés comme des entités dotées d’une biographie propre. Ce sont des partenaires d’interactions qui aident à réaménager les rapports entre les clans, des personnes qui ont des droits à part entière et qui comptent dans l’élaboration des normes humaines fondamentales. Quand la militante écologiste Sheila Watt-Cloutier évoque le « droit d’avoir froid » (The Right to be cold), elle affirme que la glace est une condition de l’autonomie économique, sociale et culturelle des Inuits. De ce point de vue, les glaciers et les icebergs sont bien plus que des cristaux étoilés qui tombent du ciel et se transforment en grains ronds tassés les uns sur les autres.
Quel rôle jouent les icebergs dans les écosystèmes ?
Les icebergs se détachent des glaciers et chutent dans l’eau. Ils transportent des sels minéraux qui se mélangent avec les nutriments marins. Des micro-algues s’accrochent à leurs parois. Elles alimentent le krill qui est le plat favori de nombreux poissons et des baleines. Indirectement, elles approvisionnent en oxygène l’ensemble des êtres vivants de la planète. Les icebergs sont des passeurs de vie, des petits biotopes sans lesquels on respirerait moins bien. Ils jouent un rôle primordial dans le réseau trophique des mondes polaires.
D’une manière générale, la glace est indispensable au cycle de l’eau sur la Terre. La banquise contribue à maintenir dans les océans un différentiel de densité entre les eaux de surface et les eaux de profondeur. Elle participe au bon équilibre de ce que l’on appelle la « circulation thermohaline ». En d’autres termes, les océans ont besoin de la glace pour répartir la chaleur dans leurs colonnes d’eau et brasser tous les composés organiques et inorganiques. S’ils sont bien stratifiés, ils absorbent mieux le taux de CO2 dans l’atmosphère.
Aujourd’hui, les calottes glaciaires se réduisent dramatiquement. Leur grande réactivité thermique n’est plus à démontrer. Or plus les glaciers fondent, plus il y a d’icebergs dans l’eau. Et moins il y a de glace, plus l’effet de serre se renforce. Résultat : les océans perdent leur oxygène. Les icebergs sont donc à la fois de véritables arches biologiques et les signes indubitables d’un réchauffement climatique accéléré.
Pourquoi est-il urgent, comme vous le proposez dans votre livre, de repenser notre rapport au vivant en prenant en compte ce qui nous semble inerte ?
La distinction entre le vivant et l’inerte repose sur une illusion. Les mondes de glace ne sont pas dénués de vie. Les chaînes vitales s’y conjuguent autrement qu’aux latitudes tempérées et a fortiori tropicales. L’illusion consiste à penser que la vie doit être profuse et immédiatement visible. Mais le plongeur qui longe les parois immergées d’un iceberg découvre une myriade d’organismes, un écosystème dynamique et complexe. Quant au marcheur qui arpente la toundra du Grand Nord, il suffit qu’il se penche vers le sol tourbeux pour distinguer des arbres nains qui poussent à l’horizontale et des milliers de buissons mousseux qui offrent un refuge à des insectes de toutes sortes. La fable de la solitude des glaces est contredite par ces mondes où règnent les êtres minuscules.
Reconnaître la vie dans les zones polaires et ne plus les considérer comme des étendues désertiques, c’est aussi refuser que leurs sous-sols riches en minerais soient livrés à une exploitation illimitée et destructrice. Au lieu d’en faire de simples ressources, il conviendrait de laisser ces milieux se développer à leur propre rythme. Le ré-ensauvagement des mondes de glace exigerait bien sûr d’inverser les priorités actuelles. Il faudrait dépasser le jeu des intérêts exclusivement économiques et mettre au premier plan la préservation du cycle global de l’eau dont nous dépendons tant.
Il est également urgent de prendre au sérieux d’autres usages du monde. Qui estime que les glaciers et les icebergs sont des êtres « animés » ne cède à aucune superstition. Le problème n’est pas en effet de savoir s’il a raison ou s’il a tort. L’important est de reconnaître que toute société ménage de la place pour des savoirs qui organisent la perception du monde et produisent des effets de cohésion. Les humains qui se sentent observés par des glaciers comprennent qu’ils font partie d’un collectif plus vaste et qu’ils sont membres d’une espèce parmi d’autres espèces. Alors, les mêmes glaciers qui disparaissent sont comme des êtres chers qu’ils perdent. Ils les regrettent et les pleurent. Si l’on éprouve de tels sentiments, c’est peut-être la preuve que les masses en question ne sont pas vraiment inertes. Cet autre regard nous concerne au plus intime de nous-mêmes. Il nous invite à reformuler nos relations avec le vivant en général.
Propos recueillis par Julien Leprovost
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Pour aller plus loin
Rencontrer Olivier Renaud samedi 18 novembre 2023 16H Book Club : Rencontre avec Olivier Remaud à la Fondation GoodPlanet
Olivier Remaud, Penser comme un iceberg, Actes Sud, coll. Mondes sauvages, 2020
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3 commentaires
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Serge Rochain
Encore un qui se fait des illusions
Serge Rochain
Encore un qui se fait des illusions.
L’inerte est le support du vivant et cela commence à la particule subatomique jusqu’aux échelles les plus élevées.
Guy J.J.P. Lafond
Très belle réflexion. Merci.
Je me range derrière les icebergs et marche aussi aux côtés de Madame Gretha Thunberg.
Action!
@Guy J.J.P. Lafond
Un citoyen canadien raisonnable et juste qu’ON a mis en prison en 2019 et qui s’ennuie de sa famille;
Montréal et bientôt Ottawa, de nouveau.
https://mobile.twitter.com/UNBiodiversity/status/1395129126814691329