Le procès du lierre semble avoir été rendu il y a bien longtemps. Dès 77 après Jésus-Christ, Pline l’Ancien assurait au livre XVI de son Histoire naturelle « Le lierre tue les arbres ». Dont acte, déplorent aujourd’hui certains acteurs de la protection de la biodiversité par exemple l’office national des forêts qui alertait en octobre 2023 sur le nombre de personnes coupant les tiges de lierres en forêt, privant ainsi les écosystèmes d’une plante jouant plusieurs rôles bénéfiques pour les écosystèmes. Alors, ce lierre, on le coupe ou on le garde ? Faisons le point.
Le lierre tue-t-il les arbres ?
Le lierre n’est pas un parasite. C’est une liane, il n’a donc pas de tronc et, incapable de porter son propre poids, il a besoin d’un support. Il rampe ainsi au sol pendant la première partie de sa vie, puis s’approche de la lumière en grimpant sur un support, arbre ou autre, et seulement alors il fleurit et fructifie. Il s’accroche à son support par de petites racines collantes courtes et brunes, qui n’absorbent ni eau ni nourriture.
Le lierre n’enserre pas non plus les arbres à la manière d’un figuier étrangleur, car ses tiges qui grimpent sur un même tronc sont peu liées les unes aux autres. Les figuiers dits étrangleurs, eux, vivent dans la forêt équatoriale, où la compétition pour la lumière est beaucoup plus intense que dans la forêt tempérée. À la mort de l’arbre porteur, le figuier, qui peut soutenir son propre poids, hérite de sa place au soleil dans la canopée et de l’apport nutritif lié à la décomposition de son tronc.
Le lierre, au contraire, a tout à perdre de la mort de son support, puisqu’il se retrouve alors, sauf exception, précipité à terre et dans l’impossibilité de continuer son cycle de croissance et de reproduction.
Cependant le lierre peut peser très lourd, contraignant l’arbre à produire davantage de bois, ce qui lui coûte des ressources. Et la présence de lierre augmente beaucoup la surface de feuillage sur laquelle le vent appuie, comme sur une voile: cette prise au vent peut devenir importante au point de briser ou déraciner l’arbre.
Compétition pour l’eau et les sels minéraux du sol ?
Le lierre peut-il nuire aux arbres, même s’il ne s’en nourrit pas ? Il puise l’eau et les sels minéraux par les racines de sa partie rampante qui, contrairement aux racines de la partie grimpante, ne sont pas transformées en crampons. Il pourrait donc être en compétition avec les arbres dans le sol pour ces ressources. Mais le lierre garde son feuillage toute l’année, et une étude a montré qu’il utilise l’eau surtout lors des journées douces de fin d’hiver et de printemps, quand les arbres à feuilles caduques n’en ont pas besoin parce qu’ils sont en repos hivernal. De plus, le lierre perd ses feuilles tout au long de l’année, et non pas en une seule fois comme les arbres à feuilles caduques. En se décomposant ces feuilles apportent dans le sol des minéraux qui semblent pouvoir être utilisés rapidement par les arbres voisins et favoriser leur croissance.
Compétition pour la lumière ?
C’est la lumière qui permet la photosynthèse, unique source de matière et d’énergie des plantes. Les feuilles des arbres et celles du lierre sont en compétition pour la lumière dans les parties hautes des arbres. Cependant, le lierre, dont les feuilles sont plutôt situées près du tronc et des grosses branches de l’arbre, supporte en outre très bien l’ombre. Les feuilles de l’arbre sont davantage situées sur les extrémités des rameaux, en pleine lumière. Cette compétition est donc plutôt en faveur de l’arbre, sauf si son feuillage est déjà très clairsemé, comme c’est le cas pour les arbres affaiblis par l’âge ou la maladie.
Bilan des relations entre l’arbre et le lierre
On a du mal à savoir ce qui l’emporte, l’aspect bénéfique ou les dommages, car si le lierre peut être l’objet de beaucoup d’émois et de discussions, évaluer la balance bénéfice-risque de sa présence sur le long terme et dans différents cas de figure serait méthodologiquement long et difficile. Peu de publications scientifiques sont disponibles pour jauger cela.
Une étude conduite en Turquie indique cependant que les arbres qui portent du lierre ont une croissance moindre que ceux qui n’en portent pas. Les auteurs interprètent cette corrélation en concluant que le lierre est nuisible aux arbres. Mais comme pour toute corrélation, on peut envisager la causalité inverse (le lierre s’installerait de préférence sur les arbres qui poussent moins vite), ou l’absence de causalité, ce que les auteurs n’ont pas fait. Notons aussi que les conditions climatiques de la Turquie ne sont pas les mêmes que celles de la France, et on ne sait pas si ces résultats seraient transposables avec des rythmes de croissance et un effet de l’éclairement susceptibles d’être différents.
Une étude rapportée dans l’excellente revue La Hulotte, qui consacre ses numéros 106 et 107 au lierre, porte quant à elle sur la qualité du bois : un propriétaire forestier avait fait éliminer systématiquement le lierre sur une de ses parcelles pendant 75 ans, et était arrivé à la conclusion que la qualité de bois n’était pas différente entre les parcelles avec lierre et les parcelles sans lierre. Ce qui ne nous renseigne pas sur les différences de mortalité entre les arbres, mais donne pour indication que les forestiers n’ont pas d’intérêt à arracher le lierre pour favoriser la vente du bois.
Alors le lierre tue-t-il les arbres ? Ça arrive, mais pas systématiquement, et, en tous cas, il ne les parasite pas. Parfois le lierre favorise son arbre support. Lierre et arbre entretiennent des interactions complexes, comme le sont les interactions dans les écosystèmes, pas entièrement nuisibles, pas entièrement bénéfiques… Avant donc de détruire le lierre voyons un peu s’il est utile à d’autres espèces de l’écosystème.
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D’autres arguments pour défendre le lierre ?
Oui ! Il suffit d’observer un lierre en fleur en octobre-novembre pour constater la présence abondante d’abeilles, nourries par le nectar de la plante. Dernière plante à fleurir avant l’hiver dans bien des endroits, le lierre favorise la survie hivernale de très nombreux insectes pollinisateurs, dont une visiteuse spécialisée, l’abeille du lierre. Pierre Deom dans La Hulotte n°106 « Les trois vies du Lierre » rapporte qu’au moins 200 espèces d’insectes se nourrissent du nectar des fleurs du lierre. En automne, le lierre peut constituer jusqu’à 90 % des ressources alimentaires des abeilles.
Après la floraison vient la fructification, toujours à contre-saison par rapport aux plantes dominantes : les fruits sont à maturité en décembre-janvier. Ils sont comestibles pour les oiseaux, bien que pas très recherchés. Mais quand l’hiver est rude et que les autres sources de nourriture sont épuisées, les merles, grives et autres passereaux y trouvent de quoi survivre. Attention cependant, les fruits du lierre sont toxiques pour les humains !
Et même quand il n’offre rien à manger, le lierre offre l’abri de son feuillage toujours vert et de ses branches enchevêtrées, un bon endroit pour se cacher, faire son nid pour des dizaines d’espèces d’oiseaux et d’insectes.
Les lianes jouent d’autres rôles importants dans les écosystèmes forestiers. Comme suggéré pour le lierre, il a été montré en forêt subtropicale que la chute des feuilles des lianes fournissait proportionnellement plus de litière, et une litière de meilleure qualité que celle des arbres. La litière est le tapis de feuilles mortes et autres débris qui tombent au sol et y sont décomposés. Cette décomposition permet de séparer les éléments minéraux des molécules organiques, et de les recycler lors de la nutrition minérale des plantes. De plus, en raison de leur croissance à l’horizontale, les lianes prélèvent les éléments minéraux loin des troncs, et la chute des feuilles relocalise ces minéraux au pied des arbres.
Qu’elles aident à nourrir les arbres ou qu’elles en fassent tomber certains, ouvrant ainsi la place pour d’autres, les lianes ont une influence considérable sur l’écologie forestière, et les spécialistes estiment que leur action est globalement favorable à la biodiversité forestière. On peut vouloir éliminer le lierre sur des arbres de parc, pour mieux les admirer, c’est une question de goût… Mais en dehors de ces considérations esthétiques, respecter le lierre c’est favoriser des centaines d’espèces qui en vivent ou s’y abritent, et, sauf cas particuliers, sans nuire aux arbres.
Le lierre « tueur d’arbre » : entre préjugés, ignorance et réalité
par Agnès Schermann Legionnet, Maîtresse de conférences
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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