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Gilles Vernet, réalisateur du documentaire Et si on levait les yeux ? une classe face aux écrans : « les écrans, occupent dorénavant tant de place dans nos vies qu’il est devenu vital d’éduquer à leur utilisation »

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Gilles Vernet face à sa classe de CM2. Il est l’instituteur et réalisateur du film Et si on levait les yeux ? Une classe face aux écrans. Capture extraite du documentaire © Wake Up Production

La question du rapport aux écrans n’échappe à personne. Alors que le gouvernement vient d’annoncer une réflexion afin de réduire le temps que les plus jeunes passent sur leurs smartphones, l’instituteur et réalisateur Gilles Vernet propose un film de 52 minutes sur le sujet diffusé le 17 février 2024 à 21h sur Public Sénat, ensuite disponible en replay.  Titré Et si on levait les yeux ? une classe face aux écrans, ce documentaire atypique et attachant possède la particularité de donner la parole aux premiers concernés, c’est-à-dire les élèves de la classe de CM2 de Gilles Vernet. Ainsi, le temps d’une année scolaire, ils ont enquêté et réfléchi ensemble à l’impact du numérique sur nos vies. Dans cet entretien, le réalisateur de Et si on levait les yeux ? une classe face aux écrans revient sur la démarche et l’impact de l’omniprésence des outils du numérique qu’il faut apprendre à utiliser à bon escient. Bien au-delà du rapport aux écrans et au temps, les réflexions de Gilles Vernet et ses élèves de CM2 rejoignent celles qu’on peut avoir dans la préservation de l’environnement.

La question du rapport aux écrans préoccupe tout le monde. Elle inquiète quand il s’agit des enfants pour qui la société s’alarme. Pourquoi aborder le sujet en donnant la parole à vos élèves de CM2, qui, en tant qu’enfants, sont rarement écoutés sur le sujet ?

Les enfants ont bon dos, ils sont les réceptacles de notre mauvaise conscience civilisationnelle face aux écrans. Nous y passons tous énormément de temps, non seulement pour se divertir, mais aussi pour travailler, s’informer ainsi que pour de nombreuses actions du quotidien comme acheter un billet de train ou bien faire des courses. Tout se passe par le biais du smartphone qui est devenu un médiateur indispensable du quotidien et un objet concentrant de nombreuses possibilités d’addiction. Les écrans sont devenus extrêmement invasifs. De très nombreuses personnes s’affligent du fait que les enfants passent beaucoup de temps devant les écrans alors que c’est le cas d’une grande partie de la société qui se retrouve devant eux plusieurs heures par jour.

« Les écrans sont devenus extrêmement invasifs. »

L’idée du film « Et si on levait les yeux ? Une classe face aux écrans » était de donner la parole aux enfants tout en développant leur esprit critique. Pendant une année scolaire, avec ma classe de CM2, nous nous sommes interrogés sur toutes les questions que posent les écrans. Il s’est avéré qu’ils passent du temps devant les écrans car ils sont seuls. Ils le font car ils ont trop peu de réponses de la part de leurs familles ou de leurs proches. Ils sont donc eux-mêmes, par mimétisme ou par désœuvrement, ramenés vers les écrans. Ce sont, de plus, des évasions irrésistibles par rapport à des quotidiens pas toujours faciles. C’est notamment le cas du jeu vidéo, un élève avoue même jouer à GTA V alors que ce n’est pas un jeu pour son âge. J’enseigne en zone d’éducation prioritaire.  Certains élèves peuvent vivre à 5 dans des logements exigus de quelques dizaines de mètres carrés. Pour eux, l’écran, c’est une évasion.

« Ils sont donc eux-mêmes, par mimétisme ou par désœuvrement, ramenés vers les écrans. »

Qu’est-ce qui vous a le plus surpris en travaillant durant une année sur le documentaire Et si on levait les yeux ? Une classe face aux écrans avec votre classe de CM2 ?

J’ai été étonné de voir qu’ils étaient moins à l’aise et plus conscients de la dimension addictive de ces outils que je le pensais. Les enfants ont plus conscience qu’on ne le croit et sont moins satisfaits qu’on ne le pense de cette omniprésence des écrans dans leurs vies. Je pensais que les élèves allaient plus défendre les écrans, je leur en ai laissé la possibilité, mais, finalement, au fond d’eux-mêmes ils savent. C’est comme toute addiction, on sait qu’elle n’est pas bonne cependant elle prend le dessus sur notre volonté.

« Les enfants ont plus conscience qu’on ne le croit et sont moins satisfaits qu’on ne le pense de cette omniprésence des écrans dans leurs vies. »

Ont-ils conscience de l’empreinte écologique du numérique ?

Oui car j’en ai parlé avec eux. Toutefois, dans le film, la dimension écologique porte plutôt sur le contact avec la nature. À un moment, ils découvrent le bonheur d’être en forêt, à coté d’un lac, de côtoyer les arbres, de se baigner dans l’eau…

« Comme toute addiction, on sait qu’elle n’est pas bonne cependant elle prend le dessus sur notre volonté. »

On a aussi abordé l’aspect pollution du numérique par le biais de l’hypertrophie mémorielle, qui est à l’origine d’un nœud de problèmes écologiques . Les enfants adorent se mettre scène, notamment au travers des selfies et des vidéos. Si ce sont les contenus numériques les plus faciles à produire, ce sont également les plus lourds, donc avec le plus grand impact écologique. Le fait de se photographier plusieurs fois par jour et de partager sur les réseaux sociaux n’est donc pas anodin. C’est ce qu’on peut faire de plus facilement avec ces outils-là, ce qui génère une pléthore de contenus et des giga-octets et des téraoctets de données.  Cela nécessite d’importantes quantités d’énergie et d’infrastructures.

« L’hypertrophie mémorielle, qui est à l’origine d’un nœud de problèmes écologiques. »

[À lire aussi Alain Damasio : « aujourd’hui, on est dans l’orgie numérique »]

En visionnant le film et en écoutant la parole des uns et des autres, j’ai eu l’impression que le rapport aux écrans reflétait les inégalités sociales, tant dans les ressources économiques ou culturelles que dans le temps à consacrer aux enfants dont les familles disposent. Partagez-vous cette analyse ? Et comment faire en sorte que les temps libres ne deviennent pas des temps d’écran subis faute de mieux à proposer aux enfants, surtout moins favorisés ?

Je suis 100 % d’accord avec cette analyse que je partage. Je voudrais ajouter qu’il y a aujourd’hui dans l’Éducation Nationale des injonctions à ne pas donner de devoirs sous forme d’exercices écrits, seulement sous forme de leçons ou de lectures. Cela est fait dans un souci d’égalité considérant que toutes les familles ne pourront pas faire ou aider les enfants dans leurs devoirs. Dans les faits, ce processus aboutit à ce que l’inégalité entre les élèves soit décuplée puisque les enfants désœuvrés rentrent chez eux avec juste une leçon à apprendre. Or, pour apprendre, il faut l’aide des parents, plus que pour effectuer un exercice. Par conséquent, ces enfants se retrouvent davantage sur les écrans.

« Les personnes les moins favorisées n’ont ni l’information ni la conscience de ces problèmes-là. »

Depuis plusieurs années, je distribue lors des réunions parents-enseignant une fiche intitulée « vos enfants et les écrans ». Je passe une vingtaine de minutes à expliquer l’importance de juguler les écrans. Des mères de tous les horizons m’ont remercié car les personnes les moins favorisées n’ont ni l’information ni la conscience de ces problèmes-là. Dans ces familles-là, il peut arriver qu’on travaille la nuit, qu’on ne puisse pas être présent en journée, sans compter le côté exténuant du travail. Il y a le sentiment qu’offrir l’accès aux écrans se révèle un beau cadeau et une marque de reconnaissance sociale et d’accès au monde. Il y a un travail à accomplir auprès des familles pour expliquer comment faire un bon usage des écrans.

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L’un des moments forts du film est le séjour en classe verte de découverte. Est-ce que ce moment de connexion ou de reconnexion entre la nature et les élèves a été difficile ?

Non, pas du tout car la classe était homogène. Ils ont rapidement investi les lieux, fait des cabanes dans les bois, joué au foot ou au frisbee. Le sport et la nature, l’un et l’autre, l’un avec l’autre, ont aspiré les élèves. Ils ont donné leurs portables, et une fois ceci fait, je n’en ai plus entendu parler. L’absence du smartphone n’a pas suscité de manque. On était certes dans un contexte particulier, mais il a permis aux enfants de se rapprocher. Ça a renforcé et crée des amitiés. Les enfants ont pu véritablement se parler. Les écrans tendent à couper les relations.

« Le sport et la nature, l’un et l’autre, l’un avec l’autre, ont aspiré les élèves. »

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Finalement, le documentaire aborde la question démocratique de la manière d’encadrer, voire de réguler, ce qu’on identifie comme étant nuisible en raison d’excès. Il s’agit, en résumé, de la capacité à se limiter tant individuellement que collectivement. Cette nécessité de pondération vaut aussi lorsqu’on parle d’écologie pour l’énergie, la consommation ou bien l’alimentation. Quelles leçons en retenez-vous pour la préservation de la planète ? Et d’un point de vue démocratique ?

Assez paradoxalement, se modérer sur l’usage des écrans est moins difficile qu’on ne le pense grâce à l’aide de la machine. On peut mettre un minuteur. Mettre un timer sur Facebook ou WhatsApp, c’est ce qui m’a sauvé. Je programme ainsi la dose que je tolère, 20 minutes de réseaux sociaux comme Facebook, 1 heure de messagerie instantanée type WhatsApp ou bien 10 minutes de jeux vidéo. Il faut bien comprendre comment fonctionne la machine pour procurer l’effet addictif par le biais de la dopamine. Ce fonctionnement va bien au-delà des écrans.

« Se modérer sur l’usage des écrans est moins difficile qu’on ne le pense grâce à l’aide de la machine »

Que voulez-vous dire par là ?

L’utilisation de la dopamine par la publicité est quasi-constitutive de notre société, elle s’accompagne d’une recherche du toujours plus. Le problème de l’addiction est la tolérance, on finit par s’habituer. On ne se rend alors plus compte qu’on dépasse les bornes de ce qui est bon pour notre santé physique, psychique, individuellement et collectivement ainsi que pour celle de la planète quand il s’agit d’un système économique marchandisé.

« La société de la croissance soumise à l’impératif financier est intrinsèquement une société de l’addiction. »

La société de la croissance soumise à l’impératif financier est intrinsèquement une société de l’addiction puisqu’elle réclame, année après année d’augmenter la dose. Augmenter la dose de production, de consommation, de divertissement, la dose de médicaments, comme si nous étions hantés par ce manque lointain hérité de temps immémoriaux et encodé dans nos gènes. Il s’agit de la dopamine qui nous pousse à nous nourrir et nous reproduire. Cette angoisse de carences ne semble pouvoir se combler que par la perspective de satisfactions sans fin. Aujourd’hui, nous sommes soumis à des incitations qui cherchent sans cesse à détourner notre circuit de la récompense. Nous vivons dans un environnement toujours changeant saturé de stimulis addictifs : des visuels qui attirent notre attention, des publicités nous promettant moultes récompenses, des affiches, des émissions aguichantes, des clips hyper sexués, des slogans prometteurs, des notifications incessantes, des mises à jour, des films, des jeux…etc. qui regorgent d’émotions fortes, et avec au milieu de tout ça des propositions d’achat.

« Cette angoisse de carences ne semble pouvoir se combler que par la perspective de satisfactions sans fin. »

[À lire aussi L’économiste Christian Arnsperger : « Il faut une prise de conscience de la peur cachée de la mort qui nous travaille tous afin de détrôner l’idée de croissance »]

Que faire ?

Il y a un vrai questionnement à avoir, mais il est difficile parce que toute cette logique obéit au pouvoir de l’argent. De plus, le numérique fait aussi écho à notre crainte du manque grâce à la dimension illimitée d’Internet. Il propose, à portée de main, plus de jeux, de vidéos, de connaissances qu’une vie ne suffira pas à effleurer ou explorer. Cet illimité du virtuel nous fait perdre de vue le limité du réel et donc des limites planétaires. Selon moi, il y a une fuite de la réalité car elle est trop difficile à voir ou à assumer.

« Cet illimité du virtuel nous fait perdre de vue le limité du réel et donc des limites planétaires. »

Pour revenir aux enfants, savez-vous quels conseils les élèves du film, vos anciens élèves de CM2, donneraient justement aux adultes, pour être moins happés par les écrans ?

Après le film, une des élèves a dit qu’arrivée au collège, elle avait vu chez ses camarades un tel niveau d’addiction aux écrans qu’elle avait pris du recul. Cela l’a marquée et poussée à prendre ses distances avec les écrans.

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Ce n’est pas facile de ne pas voir son attention aspirée par le smartphone, il concentre de nombreuses possibilités d’addictions. D’après moi, tout passe par l’éducation qu’il s’agisse des maths ou de la langue bien sûr, ainsi que la morale. Les écrans, occupent dorénavant tant de place dans nos vies qu’il est devenu vital d’éduquer à leur utilisation. Il est courant qu’ils prennent 5 heures voire plus de notre temps par jour. C’est pourquoi il est important d’éduquer, mais aussi de réguler. Je suis plutôt en faveur de l’éducation, de la responsabilisation des individus et du jugement critique que d’une interdiction. Mais la question mérite d’être posée pour se limiter, étant donné que c’est une forme de drogue. Par exemple, statutairement, un enfant qui se voit offrir un smartphone pourrait l’utiliser uniquement comme téléphone au bout de deux heures de connexion.

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Enfin, avez-vous un dernier mot ?

En tant qu’enseignant, j’observe des enfants de tous les horizons depuis 20 ans. Je peux dire que les enfants rayonnants, ceux dont on a l’impression qu’ils ont une bonne étoile et pour lesquels one ne se fait pas de soucis, partagent un trait commun : celui d’avoir des parents présents pour eux, et aimants. Quel que soit le niveau social, si les parents sont absents, ce n’est pas facile pour les enfants de grandir. Les écrans ont pris une telle place qu’ils nous coupent de moment de tendresse. Ils privent d’échanges verbaux dans lesquels passent les valeurs morales, le vocabulaire, le langage et l’amour. Tout ce qui fait l’éducation qu’une famille transmet à ses enfants. L’air de rien, les écrans piratent ces moments-là. À la base, j’avais démarré le projet de film en constatant l’effondrement du langage et du vocabulaire chez les élèves. Ce n’est pas seulement parce que les enfants ne lisent plus, c’est surtout parce qu’il y a moins de discussions au sein de la famille. La communication se perd. Un écran ou un smartphone ne prendra jamais une personne dans ses bras pour la réconforter. C’est froid, ça ne remplacera jamais le contact humain.

« Les écrans ont pris une telle place qu’ils nous coupent de moment de tendresse. »

Propos recueillis par Julien Leprovost

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Article édité le 15 février à 8h pour corriger des coquilles dans le texte et mettre une version de meilleure qualité de la photo d’illustration

Pour aller plus loin

La page du documentaire Et si on levait les yeux ? Une classe face aux écrans sur Public Sénat pour (re)voir le documentaire en replay. Diffusion à la télévision samedi 17 février 2024 à 21h.

Le site Internet du documentaire Et si on levait les yeux ?

Le film e intégralité

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Un commentaire

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    • Collinet

    Une prise de conscience réaliste grâce à un professeur des écoles et des élèves de CM2 qui s’éveillent à une évidence qui échappe à beaucoup de nos contemporains, d’où une baisse de niveau et un moindre fonctionnement cérébral. À voir et à revoir. Formidable !
    Comment obtenir les programmes de la chaîne 13 qui diffuse très souvent des sujets extra ordinaires ? Passer du lait