À l’origine du mouvement moderne de la défense des droits des animaux, le philosophe australien Peter Singer invite à repenser la place accordée aux animaux dans la société. Son ouvrage La libération animale, paru en 1975, a bouleversé la perception des rapports entre humains et animaux et continue aujourd’hui d’influencer les débats liés à ce sujet. Son livre a été réédité en 2023, dans une édition définitive qui vient de paraitre en France. Peter Singer souhaite mettre en avant l’impact global de nos choix alimentaires, à la fois sur le bien-être animal et sur l’environnement. Dans cette interview, Peter Singer partage notamment ses réflexions autour de la condition animale, des obstacles au changement d’alimentation et de l’évolution de sa pensée au cours de ces cinquante dernières années.
Pourquoi, en 2023, avez-vous décidé de publier une édition définitive de votre livre La libération animale publié en 1975 ?
En réalité, seule l’édition française est présentée comme une édition définitive. Aux États-Unis, l’ouvrage est considéré comme un nouveau livre s’intitulant « Animal Liberation Now » [NDLR pouvant se traduire par La libération animale de nos jours]. J’ai décidé d’actualiser le livre puisque de nombreuses informations contenues dans l’édition de 1975 sont obsolètes, étant donné qu’elle a presque 50 ans. On ne peut pas parler de l’élevage industriel ou d’expériences réalisées il y a un demi-siècle. De plus, je voulais profiter de cette nouvelle édition pour parler des progrès accomplis entre-temps et des obstacles à ces progrès.
Je souhaitais également aborder le changement climatique, dont je n’avais pas parlé en 1975, puisqu’on sait désormais que l’alimentation est particulièrement émettrice de gaz à effet de serre. Je dirais qu’au moins la moitié du livre est nouvelle. Je voulais que ce livre puisse être pertinent au 21ème siècle également et qu’il ne soit pas perçu comme un ouvrage dépassé.
Que signifie pour vous l’expression « libération animale » ?
Par le passé, nous avons connu des mouvements de libération des minorités raciales, des mouvements de libération des femmes ou encore des mouvements de libération des personnes homosexuelles. L’expression « libération animale » fait un parallèle avec ces mouvements qui impliquaient une remise en question de nos relations et de nos préjugés à l’égard de certains groupes de personnes. Nous avons dû repenser notre attitude à l’égard de ces groupes, et nous devons aussi repenser notre attitude à l’égard des animaux non-humains.
« Nous devons aussi repenser notre attitude à l’égard des animaux non-humains. »
Comment votre point de vue sur la libération des animaux a-t-il évolué depuis la publication de votre premier livre en 1975 ?
J’ai remarqué que beaucoup de personnes sont réceptives à ce mouvement et le soutiennent. Cependant, malgré des avancées dont je me réjouis, il existe un conservatisme très profond en matière d’alimentation, notamment vis-à-vis de la consommation de viande. La plupart des gens sont très réticents à l’idée de changer leur alimentation donc il est difficile d’obtenir des changements, en particulier dans l’élevage industriel. Les gens continuent de manger de la viande et continueront d’acheter les produits les moins chers au supermarché. L’élevage industriel est pourtant le plus grand de tous les maux que nous infligeons aux animaux.
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« Malgré les améliorations, la situation est encore très mauvaise, même en Europe. »
Quel est votre point de vue sur l’état actuel de la condition animale ?
De manière générale, je pense que la condition animale s’est légèrement améliorée depuis 1975, notamment dans l’Union européenne, où la législation est plus avancée que dans la plupart des pays. Par exemple, les exigences y sont plus strictes quant à l’espace dont doivent disposer les poules qui pondent des œufs. Les veaux doivent avoir de la place pour se tourner et marcher. De même, dans l’industrie porcine, les exigences en matière d’espace y sont un peu plus élevées.
Cependant, malgré les améliorations, la situation demeure encore très mauvaise, même en Europe. Je pense qu’il reste encore beaucoup de chemin à parcourir avant que les intérêts des animaux soient réellement pris en compte. Par exemple, on peut encore avoir 20 000 poulets entassés dans un seul hangar. Les poulets sont élevés pour grandir très vite, ce qui leur cause toutes sortes de problèmes, comme le fait que les os de leurs pattes ne sont pas assez solides pour supporter leur poids parce qu’ils sont encore très jeunes.
« J’aimerais voir une situation dans laquelle nous accorderions autant d’importance aux intérêts des animaux qu’aux intérêts des humains. »
Comment voyez-vous l’avenir de la relation entre les humains et les animaux ?
J’espère que nous continuerons à l’améliorer, mais il est impossible de le prédire. J’aimerais voir une situation dans laquelle nous accorderions autant d’importance aux intérêts des animaux qu’aux intérêts des humains. J’aimerais voir une situation dans laquelle nous n’exploiterions pas les animaux et ne les utiliserions pas comme un simple moyen de parvenir à nos fins, que ce soit pour se nourrir ou pour rechercher de nouveaux médicaments, ou quoi que ce soit d’autre. J’aimerais qu’on se donne beaucoup de mal pour éviter de leur faire du mal et pour faire en sorte que leur vie soit belle.
Pensez-vous que cela puisse arriver ?
C’est possible, j’en suis sûr, toutefois la question est de savoir si les humains sont assez bons pour que cela se produise. Est-il dans notre nature de nous préoccuper suffisamment des autres êtres, pour ne pas les exploiter de la manière qui nous convienne le mieux ?
Est-ce l’obstacle principal ?
Oui, je pense que le principal obstacle est simplement que nous traitons les animaux comme des êtres différents. Sur le fond, il s’agit d’une relation similaire à celle des propriétaires d’esclaves avec leurs esclaves. Si nous pensions vraiment à ce que vivent les animaux, nous verrions que nous n’agissons pas de la bonne manière. Ce n’est pas parce que ce ne sont pas des humains que leur faire vivre et subir de telles choses apparait comme normal.
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« Le fait que nous traitions très mal certains êtres nous fournit une sorte de norme, et nous nous habituons à la cruauté. »
Dans quelle mesure pensez-vous que la cause animale et la justice sociale sont liées ?
C’est difficile à dire. Il est néanmoins raisonnable de penser que, si nous nous préoccupons de tous les êtres sensibles, il nous sera plus difficile de ne pas nous préoccuper des autres humains également. Le fait que nous traitions très mal certains êtres nous fournit une sorte de norme, et nous nous habituons à la cruauté. Cela se répercute éventuellement sur notre attitude à l’égard d’autres êtres humains.
« Vous pouvez essayer de ne pas soutenir l’élevage industriel des animaux en n’achetant pas ces produits »
Quels conseils donneriez-vous aux lecteurs qui souhaitent s’engager davantage pour la cause animale ?
On peut faire beaucoup de choses à l’échelle individuelle. Vous pouvez essayer de ne pas soutenir l’élevage industriel des animaux en n’achetant pas ces produits. Vous pouvez soutenir diverses organisations qui défendent les animaux, via des dons ou en leur donnant de votre temps bénévolement. En France, il existe des organisations très efficaces, comme L214 avec qui j’ai déjà travaillé. Il est aussi possible de soutenir un parti politique qui défend les droits des animaux. Ces partis ont connu du succès dans certains pays, notamment aux Pays-Bas, mais aussi en Australie. Cela dépend du mode de scrutin, de son utilité et des chances qu’il offre. Quand il y a une représentation proportionnelle, je pense qu’il est raisonnable de voter pour eux.
« Je pense qu’il n’est pas facile d’être strictement végétalien »
Trouvez-vous qu’il est facile d’être végétalien dans notre société ?
Ce n’est pas si facile mais je pense que cela dépend de la pureté que l’on veut atteindre. Ce n’est pas une religion pour moi donc si je mange quelque chose qui contient des produits laitiers, des œufs ou autre chose, ce n’est pas un péché. J’essaie de minimiser mon soutien à l’agriculture animale. S’il y a une petite quantité d’un produit d’origine animale dans ce que je mange, je ne m’en inquiète pas et je pense que c’est plus facile comme ça. Je n’investigue pas chaque part de gâteau qu’on m’offre par exemple. Je pense qu’il n’est pas facile d’être strictement végétalien car cela dépend de l’endroit où l’on vit, où l’on fait ses courses, si l’on voyage beaucoup, si les gens que l’on côtoie sont également végétaliens ou non, etc.
« Je pense que je suis un peu moins radical maintenant parce que je réalise mieux à quel point il est difficile de persuader les gens de changer leur alimentation. »
Pensez-vous que votre opinion était plus radicale lors de la publication de la première édition de votre livre ?
Je pense que je suis un peu moins radical maintenant parce que je réalise mieux à quel point il est difficile de persuader les gens de changer leur alimentation. Je suis plus ouvert à l’idée que des personnes puissent encore consommer certains produits d’origine animale. Je pense que s’ils évitent les produits issus d’élevages industriels et qu’ils cherchent les producteurs issus des animaux élevés en plein-air qui sont traités comme des êtres sensibles, c’est peut-être le mieux que l’on puisse espérer. Pour ceux qui trouvent cela difficile, je ne pousse pas à être complètement végétariens ou végétaliens, je m’oppose davantage à l’élevage industriel.
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On peut maintenant acheter des saucisses végétariennes, des steaks végétaliens, etc. Que pensez-vous de ces produits qui imitent la viande ?
Il s’agit probablement une bonne chose pour les personnes très attachées à ces produits. En effet, créer des produits à base de plantes, ou peut-être un jour des produits à base de viande cultivée au niveau cellulaire, sans nuire aux animaux, est une bonne chose.
« Personnellement, je parle de lait de coco depuis que je suis enfant et personne ne s’y est jamais trompé »
En France, un décret devait viser à interdire l’utilisation de dénominations couramment associées à des produits à base de viande, comme les steaks végétaux par exemple. Que pensez-vous de ce type de mesures ?
Je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas utiliser les mots, tant qu’il est clair que les produits ne proviennent pas d’animaux. Il suffit d’étiqueter les mentions « végétal » ou « végétalien » par exemple. Je ne pense pas que quiconque tente d’induire les consommateurs en erreur donc, à mon avis, il n’est pas utile de légiférer pour empêcher l’utilisation de ces termes. À ce sujet, j’ai entendu dire que certaines personnes souhaitent restreindre l’utilisation du mot « lait » mais, personnellement, je parle de lait de coco depuis que je suis enfant et personne ne s’y est jamais trompé. Je ne comprends pas pour quelles raisons on ne pourrait pas utiliser le mot « lait » de cette manière. De plus, concernant la viande, si on remonte quelques centaines d’années en arrière, le mot « viande » ne désignait pas seulement les animaux, mais tout type d’aliment substantiel.
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« L’impact de l’industrie de la viande sur l’environnement est vraiment considérable »
Voulez-vous ajouter quelque chose ?
J’espère que les gens liront l’édition définitive de « La libération animale » afin de s’informer de la condition actuelle des animaux. Je pense que c’est un sujet très important, à la fois pour le bien-être des animaux et pour l’environnement. L’impact de l’industrie de la viande sur l’environnement est vraiment considérable, à cause des émissions de gaz à effet de serre causées par cette industrie. À mesure que nous abandonnons les combustibles fossiles au profit d’énergies propres, les émissions provenant des animaux d’élevage vont représenter une part plus importante de la contribution au changement climatique. Or, le changement climatique engendre des conséquences dramatiques, comme la multiplication des phénomènes météorologiques extrêmes. Il est donc primordial de s’en préoccuper et je pense que ceux qui ne s’en inquiètent pas, ne regardent simplement pas le problème en face.
Propos recueillis par Marion Lamure
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