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La climatologue Valérie Masson-Delmotte : « il y a des représentants de pays qui essaient de rendre le GIEC obsolète en freinant ses évolutions »

valérie masson delmotte

Valérie Masson-Delmotte © AFP / Franck Fife

La paléoclimatologue Valérie Masson-Delmotte a co-présidé un groupe de travail du Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’évolution du Climat (GIEC) pendant 8 ans. Ses recherches portent essentiellement sur l’évolution des climats passés, dans l’objectif d’évaluer les modèles climatiques, d’anticiper au mieux les changements à venir et de mesurer l’influence humaine. Avec son nouvel ouvrage Face au changement climatique publié aux éditions CNRS, Valérie Masson-Delmotte évoque entre autres son expérience au sein du GIEC, ses projets de recherche et ses engagements. Dans cet entretien avec GoodPlanet Mag’, elle revient sur les évolutions du GIEC, les pressions exercées par certains pays pour affaiblir l’organisme, les freins à la diffusion de l’information environnementale et son engagement dans le contexte politique actuel.

En quoi les données de l’étude des variations climatiques passées nous permettent de comprendre l’influence humaine sur le climat ?

Grâce à l’air piégé dans la glace, on peut reconstituer la composition passée de l’atmosphère. Cela permet notamment de situer les changements actuels dans le long terme. On constate que la hausse des gaz à effet de serre depuis la révolution industrielle est inédite à l’échelle de millions d’années. Elle se produit 5 à 10 fois plus rapidement que les variations naturelles les plus rapides à l’échelle géologique, c’est spectaculaire. Cela permet de prendre la mesure de cette rupture où les activités humaines deviennent une force géologique et pilotent l’évolution du climat planétaire, de manière inédite à la fois en ampleur et en vitesse. De même, quand on étudie les périodes chaudes naturelles du passé, on observe qu’à chaque fois qu’il a fait un peu plus chaud que le climat préindustriel, cela a entraîné une déstabilisation du Groenland, de l’Antarctique et une montée du niveau de la mer. L’étude des variations climatiques passées nous permet également de réduire l’incertitude concernant les futures variations climatiques, en testant les modèles de climat basés sur la compréhension physique des processus.

[A lire aussi : Réduction des émissions de gaz à effet de serre en France en 2023, le pays en bonne voie pour ses objectifs climatiques 2030]

« Certains pays au sein du GIEC freinent les innovations et les nouvelles formes que peuvent prendre les évaluations de l’état des connaissances »

Après plus de 35 ans d’existence, comment le GIEC et ses rapports, peuvent évoluer pour s’adapter à cette accélération du réchauffement climatique ?

Le prochain rapport spécial du GIEC va porter sur les villes et le changement climatique. Se focaliser sur l’échelle des villes est une première qui rend ce rapport particulièrement intéressant. Les villes jouent aujourd’hui un rôle important puisqu’elles hébergent la majorité de la population mondiale. En outre, elles disposent de capacités à agir sur l’urbanisme, les bâtiments, les transports, les investissements, etc. De plus, dans un climat qui se réchauffe, les villes ont des vulnérabilités, notamment face aux chaleurs extrêmes, au manque d’eau et aux inondations. Ce travail est le premier qui est engagé pour le 7ème cycle du GIEC, auquel je ne participe pas.

[A lire aussi : Dépasser 1,5°C de réchauffement pourrait déclencher des points de non-retour climatiques]

La difficulté est que certains pays au sein du GIEC freinent les innovations et les nouvelles formes que peuvent prendre les évaluations de l’état des connaissances. Par conséquent, le 7ème cycle va beaucoup ressembler au précédent. Les rapports complets des groupes de travail seront rendus en 2027-2028. À l’avenir il faudra réfléchir à avoir des rapports plus réactifs, peut-être plus ciblés et qui répondent mieux aux besoins d’information sur les questions des décideurs. Les rapports pourraient aussi être raccourcis parce que 3000 pages c’est un énorme frein pour beaucoup de personnes. Il y a aussi l’enjeu de l’utilisation des technologies modernes comme ChatGPT pour pouvoir accéder plus facilement à l’information donc il faudra également envisager les rapports pour qu’ils soient interrogés avec ce type d’outils.

Comment l’organisation du GIEC pourrait être repensée pour simplifier les évaluations de l’état des connaissances ?

Le nombre de publications scientifiques augmente quasi exponentiellement. Or, ces dernières constituent la matière première des rapports du GIEC donc les évaluations sont de plus en plus difficiles. On peut alors, par exemple, imaginer des groupes régionaux d’experts climat dans les différentes régions du monde, transverses à différents pays, qui feraient des premières synthèses de l’état des connaissances et faciliteraient les rapports du GIEC. Il serait judicieux qu’il y ait une meilleure articulation à l’échelle régionale et à l’échelle globale.

« 70% des émissions de gaz à effet de serre dans le monde sont liées au secteur fossile »

Dans votre ouvrage, vous révélez que lors des sessions d’approbation du GIEC « certains États exercent une influence extrêmement forte pour affaiblir la formulation des rapports scientifiques eux-mêmes et pour affaiblir l’institution du GIEC ». Pouvez-vous développer ce point pour nos lecteurs ?

Oui, il y a des représentants de pays qui essaient de rendre le GIEC obsolète en freinant ses évolutions. Concernant la formulation des conclusions, lors du 6ème cycle, un certain nombre de pays ont exercé des pressions très fortes pour qu’elles soient moins claires. Par exemple, pour la partie atténuation, c’est-à-dire réduction des émissions de gaz à effet de serre, la sortie des énergies fossiles a été un point sensible. Or, c’est une condition clé pour limiter le réchauffement climatique car 70% des émissions de gaz à effet de serre dans le monde sont liées au secteur fossile. L’Arabie saoudite et d’autres pays exportateurs de fossiles ont fait pression pour que l’on mentionne « sortie sans abattement », c’est-à-dire une réduction des énergies fossiles dont on n’intercepterait pas les émissions de CO2 pour les enfouir à long-terme. Dans la pratique, ces technologies de captage et de stockage de carbone ne se développent absolument pas à la hauteur des enjeux. La formulation est donc factuellement correcte mais elle ne reflète pas le décalage entre la mention de ces technologies et les limites qu’elles présentent.

[A lire aussi : A la COP28, suspense autour du blocage de l’Arabie saoudite et de ses alliés]

« C’est la consommation de protéines animales qui a le plus gros impact, notamment la viande et les produits laitiers »

Également, concernant le système alimentaire, nous avions montré que des régimes alimentaires comportant une part plus importante de protéines végétales jouaient un rôle clé, avec des bénéfices pour la santé, l’environnement et le climat. En effet, beaucoup de personnes pensent que c’est le transport de l’alimentation qui compte le plus mais il représente entre 5 et 15% des émissions. En réalité, c’est la consommation de protéines animales qui a le plus gros impact, notamment la viande et les produits laitiers, à cause des émissions de méthane qui est un gaz à effet de serre très puissant et de la déforestation causée par l’alimentation de l’élevage. Une conclusion de l’évaluation de l’état des connaissances portait alors sur l’ « alimentation plus végétale », cependant certains pays exportateurs de viande d’Amérique du Sud ont fermement refusé cette formulation qui a finalement été modifiée par « alimentation saine, équilibrée et durable ». Même si cela veut au fond dire la même chose et qu’on a une note de bas de page qui le précise, la formulation retenue s’avère malgré tout beaucoup moins explicite.

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Pendant ces sessions d’approbation, lorsque des pays montrent des résistances à l’égard de formulations, comment cela se passe-t-il ?

La plupart des pays sont dans une approche constructive et cherchent à aider les scientifiques à exprimer de manière claire et transparente leurs conclusions. Il y a parfois des obstructions et, dans ce cas, il est parfois possible de trouver une formulation qui puisse être compatible avec les lignes rouges diplomatiques des uns et des autres, sans dénaturer le fond. En cas de résistance, les scientifiques étayent les conclusions et passent en revue les éléments probants mais les délégués de pays peuvent maintenir leur volonté de retirer des éléments, de les reformuler pour les affaiblir. Quand il s’agit d’un blocage plutôt géopolitique, on ajoute une note de bas de page précisant que tel pays ou tel groupe de pays conteste cette partie des conclusions. Suite à l’aggravation des impacts du changement climatique, on a remarqué lors de la rédaction du 6ème rapport que de plus en plus de pays ne souhaitaient pas être mentionnés dans les notes de bas de page, induisant la prise au sérieux des conclusions des scientifiques.

« C’est intéressant car on voit que même les pays exportateurs d’énergies fossiles cherchent à diversifier leur économie »

Le rapport le plus dur à approuver était celui sur le réchauffement planétaire de 1,5°C en 2018. Dans le 2ème volet du rapport, on avait souligné qu’à l’époque les promesses des pays à horizon 2025-2030 conduiraient à elles seules à une légère hausse des émissions et étaient absolument incompatibles avec une limitation du réchauffement à 1,5°C et même à 2°C. Une vingtaine de publications indépendantes montraient cela de manière très claire. Pourtant, les Saoudiens le refusaient et ont mené une bataille terrible sur ce point. Au dernier moment, ils se sont retrouvés seuls et pour eux ce n’était pas acceptable d’être marginalisés en disant « nous on n’endosse pas ce constat scientifique ». C’est intéressant car on voit que même les pays exportateurs d’énergies fossiles cherchent à diversifier leur économie et veulent sembler crédibles pour les investisseurs donc leur posture change complètement. Au 5ème rapport d’évaluation, ils avaient quasiment une posture de déni et là ce n’est plus le cas. Ils cherchent davantage à défendre leurs intérêts dans une approche de décarbonation mais ne sont plus dans le rejet du constat scientifique.

Dans votre livre, vous reconnaissez qu’il reste parfois difficile pour le grand public de s’approprier les enjeux environnementaux. Selon vous, quels sont les principaux freins à la diffusion de l’information concernant les sujets environnementaux ?

C’est souvent perçu comme un sujet un peu hors sol parce que ce n’est pas forcément à l’échelle du territoire de vie des personnes. Rendre l’information accessible à l’échelle des lieux de vie est primordial, pour que chacun puisse se l’approprier dans sa vie personnelle et professionnelle. Le manque de formation se fait également ressentir, à la fois au niveau des formations initiales dans les écoles et les collèges par exemple, et dans les formations continues. Les formations aident à avoir une image d’ensemble et donnent sens à chaque actualité. Or, c’est souvent quelque chose qui manque et alimente la confusion des personnes face aux actualités. Également, même si ça s’améliore, les journalistes ont parfois eu des difficultés à aider leur public à situer une information dans un contexte plus solide et global. De plus, le discours politique manque parfois de fil conducteur sur ces enjeux. J’ai l’impression de beaucoup d’occasions ratées lors des débats électoraux, à avoir au moins un constat partagé sur l’état des lieux et un rapport à la réalité sur les propositions qui sont faites.

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« Je suis très inquiète devant la montée de l’extrême droite parce que, partout dans le monde, elle n’a jamais porté l’action pour l’environnement, elle a toujours essayé de saper la liberté d’expression des scientifiques »

Durant ces derniers mois, vous avez publiquement pris position sur certains sujets comme le projet d’autoroute A69 et la menace de dissolution des Soulèvements de la terre. Dans le contexte politique actuel, prévoyez-vous de continuer à vous exprimer publiquement lors d’occasions ?

Déjà, je tiens à dire que je ne candidate pas à des fonctions politiques. En tout cas, je pense qu’on a besoin d’avoir la construction de projets enthousiasmants et collectifs, pour faire bouger les choses. Personnellement, je veux continuer à exercer ma voix de scientifique sur les enjeux de la vie publique, avec mon regard, mon indépendance et mes compétences scientifiques. Je le fais au sein du Haut conseil pour le climat grâce à des analyses factuelles. Notre rapport 2024 est publié cette semaine pour évaluer l’évolution des émissions de gaz à effet de serre, leur impact, l’évolution des politiques publiques, avec un ensemble de recommandations. Bien que ce n’était pas prévu, je pense que la sortie de ce rapport tombe à un moment opportun dans cette campagne électorale express. En effet, le rapport du Haut conseil pour le climat permet d’avoir un rappel à la réalité des enjeux sur les politiques publiques portant sur le climat. Également, au sein du comité consultatif d’éthique, je travaille sur les enjeux de santé et climat qui sont interconnectés et qui pourraient être une motivation à agir si on les mettait plus en avant.

Personnellement je suis très inquiète devant la montée de l’extrême droite parce que, partout dans le monde, elle n’a jamais porté l’action pour l’environnement, elle a toujours essayé de saper la liberté d’expression des scientifiques et la contestation environnementale qui est pourtant clé pour la protection de l’environnement. Ce qu’on voit aussi c’est qu’il y a une vraie difficulté à mettre en cohérence les grands projets structurants d’aménagement du territoire et les enjeux de décarbonation.

« On voit que ce qui est très long à construire ce sont des inflexions qui permettent de protéger l’environnement dans toutes ces dimensions, et c’est facile à détruire. »

Souhaitez-vous ajouter quelque chose ?

Merci de l’accent mis sur les enjeux climatiques et il y en a bien d’autres : les enjeux liés aux écosystèmes, la biodiversité et l’eau. Ma grande inquiétude réside dans le fait que toute la communauté scientifique qui travaille sur l’ensemble de ces enjeux a été peu entendue au cours des derniers mois. On voit que ce qui est très long à construire ce sont des inflexions qui permettent de protéger l’environnement dans toutes ces dimensions, et c’est facile à détruire.

Propos recueillis par Marion Lamure

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A voir aussi :

Face au changement climatique – Valérie Masson-Delmotte – éditions CNRS

Synthèse vulgarisée du 6ème rapport du GIEC par le think tank The Shift Project

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2 commentaires

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    • Serge Rochain

    On peut retenir que les variations de températures sont 5 à 10 fois moins rapides lorsqu’elles sont naturelles que l’orsqu’elles résultent de l’action humaine et que les adaptations à ces variations sont impossibles lorsqu’elles sont trop rapide.
    On retient aussi que malgré une apparence de bonne volonté, les états producteurs de fossiles restent viscéralement attachés à leurs pratiques historiques en ne changeant que les mots qui les caractérisent.
    Enfin, on retient aussi que la droite politique n’est pas favorable aux mesures visant à ralentir le changement climatique contrairement à la gauche politique qui place cet objectif dans les plus importants.

    • Patrice DESCLAUD

    Oui, la situation et les tendances poilitiques associées à ce sujet de l’environnement sont très inquiétantes. Les lobbies ont des vues trop court terme et méconnaissent la réalité des enjeux. Hélas tout s’achète chez ces acteurs. Tricher sur la réalité des faits et leurs conséquences a toujours dirigé les décisions de ces gens là. Oui, c’est triste et inquiétant mais bien réel et nos actions à nos petits niveaux restent infimes mais il faut poursuivre et s’accrocher. Bravo pour votre pugnacité et merci.
    Pat-22