De la rencontre en 2021 entre le collapsologue Pablo Servigne et l’instructeur en self-défense Nathan Obadia est né un ouvrage écrit à 4 mains dans lequel ils abordent la question des peurs et de de la manière de s’y confronter. En tissant la métaphore d’un suricate, petit mammifère vivant en Afrique presque toujours aux aguets, les deux auteurs entament une réflexion qui va de l’intime au collectif. Dans cette interview avec GoodPlanet Mag’, Pablo Servigne et Nathan Obadia explorent les thèmes de leur livre Le pouvoir du suricate qui vient de sortir aux éditions du Seuil. Ils donnent des clefs de réflexion sur l’inaction et l’action tant sur le plan personnel qu’écologique.
Pablo Servigne, après avoir passé des années à alerter sur l’effondrement de l’environnement et de la société, ce qui a suscité de l’inquiétude chez de nombreuses personnes. Pourquoi, avec Nathan Obadia, avez-vous décidez de consacrer un livre aux peurs et aux manières d’y faire face ?
Pablo Servigne : J’ai constaté que la peur soulevait un paradoxe. Les travaux sur la collapsologie, dont le livre « Comment tout peut s’effondrer : Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes », co-écrit avec Raphaël Stevens, ont poussé beaucoup de monde à agir. Certaines personnes ont changé de vie et trouvé du sens. Cependant, d’autres personnes nous demandaient d’arrêter de susciter des inquiétudes car elles inhibent en créant du désespoir et du renoncement.
J’ai voulu résoudre le paradoxe autour de la peur qui est à la fois un moteur d’action et d’inaction. Ces deux réactions à la peur sont vraies. La question devient alors de savoir puis de comprendre dans quelles conditions la peur met en action et quand elle inhibe.
« La peur est à la fois un moteur d’action et d’inaction. »
De fait, on retrouve la peur au cœur de toutes nos questions de société. Cette émotion se retrouve derrière le passage à l’action, le vote sécuritaire, le développement d’une société du contrôle, la question de la destruction de la nature et celle des migrants… La société occidentale moderne se montre bizarrement contradictoire. D’un côté, nous avons trop peur, ce qui nous pousse à désirer tout contrôler tandis que, de l’autre, nous avons insuffisamment peur face aux chocs systémiques globaux et aux questions existentielles. Ces derniers devraient pourtant nous inciter à changer, or malgré tout nous continuons à vivre comme si de rien n’était.
Nathan Obadia, que vous ont inspiré les travaux et alertes de Pablo sur la collapsologie ?
Nathan Obadia : Rencontrer Pablo m’a permis de mettre ma pensée et mes réflexions dans un contexte politique et écologique. Je me suis mis à la self-défense par peur du conflit et de la violence. Je me suis, plus tard, rendu compte qu’en dépit du gain de confiance en soi acquis grâce à l’entrainement, cette approche de la gestion de mes insécurités m’épuisait. Je me suis alors tourné vers d’autres pratiques. J’ai donc pu comprendre, en rencontrant Pablo, qu’apprivoiser sa peur nous concerne tous : notre entourage proche et la société. Travailler sur soi devient ainsi un acte politique, c’est d’ailleurs pour ça que le livre est affublé d’un bandeau Développement personnel où ce terme est rayé avec en dessous le mot collectif écrit.
« Apprivoiser sa peur nous concerne tous. […] Travailler sur soi est un acte politique »
De quelle manière mieux connaitre nos peurs peut-il aider à faire face aux crises écologiques ?
Pablo Servigne : En fait, la peur est un mécanisme qui sert à résoudre les problèmes en donnant de l’énergie pour agir. Si on parvient à apprivoiser nos peurs, on peut les convertir en actions justes et ajustées.
Nathan Obadia : J’ajouterai qu’apprivoiser nos peurs permet de remettre du lien. Cela va dans les deux sens puisque quand on se rapproche des autres on a moins peur et quand on a trop peur on se met en lien afin de diminuer l’angoisse. Ainsi, diminuer l’intensité de la peur la transforme en une énergie d’action, et non pas en une énergie de panique désorganisée, voire de sidération qui empêche d’agir.
« La peur est un mécanisme qui sert à résoudre les problèmes »
En choisissant de parler des peurs par le biais du suricate, diriez-vous que vous avez opté pour une forme d’approche biomimétique de la psychologie humaine en pensant autrement notre rapport aux peurs, au corps et aux autres, au-delà de nos caractéristiques culturelles, sociales et psychologiques qui nous empêchent de voir et comprendre comment nous fonctionnons vraiment ?
Pablo Servigne : Ce n’est pas une approche biomimétique. Nous nous basons plutôt sur les dernières découvertes en neurosciences, en partie sur l’approche polyvagale. Le suricate est à comprendre avant tout comme une métaphore de notre système de détection des dangers. Quelle que soit notre culture, nous possédons tous des peurs. Notre cerveau de survie qui est primitif, émotionnel et en grande partie connecté au corps, les traite. Ce mécanisme échappe en grande partie au cerveau cognitif. S’intéresser aux peurs oblige à aller voir du côté de la biologie car les approches cognitives et philosophiques du phénomène ne suffisent pas.
Nathan Obadia : Pour revenir sur la métaphore du suricate, c’est un mammifère mignon qui permet d’entamer une réflexion sur la manière d’apprivoiser sa peur viscérale. Le problème n’est pas la peur, mais la peur de la peur. Le cerveau cognitif empêche en effet le cerveau de survie de donner les informations et donc de faire circuler les énergies. Or, il faut chercher à concilier notre part animale et notre part humaine dotée de conscience, capable d’élaborer des stratégies et d’anticiper l’avenir, de créer des scénarios et de les partager avec d’autres. L’objectif est de ne plus craindre la peur afin de pouvoir agir sur ce qui va mal chez nous et dans le monde.
« Ne plus craindre la peur afin de pouvoir agir sur qui va mal chez nous et dans le monde. »
Dans l’ouvrage, vous insistez sur la complexité et les ambivalences de la peur, à fois comme nécessité de survie et comme cause de notre inaction face à certains dangers. Bien qu’une inquiétude puisse être collective et partagée, la peur reste une émotion propre à chacun. S’intéresser à l’intime n’est-ce pas risquer d’éclipser le collectif ?
Pablo Servigne : On sait depuis des décennies que l’intime est politique. Le politique s’immisce dans l’intime. Un des buts de ce livre est de refuser de séparer les deux. Edgar Morin explique que pour la peur, cela va au-delà car elle est « autosocioécologique », c’est-à-dire que tous les problèmes sont liés à l’individu (auto), au collectif (socio) et au monde (écologique). Enlever un des trois paramètres revient donc à commettre une erreur.
« L’intime est politique. »
Dans le livre Le pouvoir du suricate, vous revenez sur le fait que les sociétés européennes modernes se sont fondées sur le libéralisme après les guerres de religions et qu’elles reposent désormais sur l’égoïsme individuel et le marché comme plus petit dénominateur commun. Face aux craintes suscitées par les crises écologiques et sociales, est-il possible que les peurs de la fin de nos civilisations nous conduisent à trouver un nouveau dénominateur commun ? Comment trouver un nouveau dénominateur commun ?
Nathan Obadia : La peur indique ce qui est non seulement dangereux mais aussi important pour nous. Par conséquent, comprendre le message de la peur permet d’aller dans une nouvelle direction en se disant qu’il est temps de créer de nouveaux récits et de nouvelles manières de vivre-ensemble. La peur est une émotion de l’action qui se combine avec 3 autres qui sont la colère, la tristesse et la joie. Ces 4 émotions nous relient les uns aux autres, ce qui favorise l’émergence de collectifs puissants.
« Une société basée sur l’égoïsme qui se révèle finalement dangereuse socialement, et écologiquement, en plus d’être usante pour l’individu »
Pablo Servigne : La coupure entre la nature et la culture fonde également la modernité occidentale. Cette dissociation trouve ses origines dans une crainte de la nature, du mystère et de l’inconscient. Les Lumières sont nées de ce refus, ce qui a abouti à créer une société basée sur l’égoïsme qui se révèle finalement dangereuse socialement et écologiquement, en plus d’être usante pour l’individu. Ne pas se rendre compte de la nature de cette société est dangereux. Pour revenir aux enjeux écologiques et d’accès aux ressources, le danger n’est pas de se retrouver confronté à des pénuries mais d’y faire face avec une culture de l’égoïsme et de la peur de tout, du voisin à la nature. Se couper de tout en raison de ses peurs constitue une des marques de l’individualisme. On entre alors dans un cercle vicieux qui se nourrit de l’inquiétude et de l’isolement.
Il faut ajouter que les sociétés modernes ont choisi, au nom de la raison, de repousser les émotions. Selon moi, c’est un tort majeur car je pense qu’il faut remettre de l’intelligence émotionnelle au cœur des décisions. Combattre les émotions nous revient toujours dans la figure. Cela s’observe par les votes aujourd’hui, pour le RN ou non, qui se fondent avant tout sur les peurs. Créer une démocratie, gouverner et décider ne peut pas reposer uniquement dessus. Il y a un besoin d’alphabétisation émotionnelle afin de remettre au centre de nos vies le mental, le cœur et le corps. L’alignement des trois permet d’agir justement.
Nathan Obadia : La peur ne doit pas être la seule émotion au centre des décisions, sinon ce n’est qu’une réaction. Il faut mêler la complexité des émotions afin de faire des choix qui prennent en considération le vivant et permettent d’agir ensemble.
Le suricate apaisé, au sens métaphorique, se connecte aux autres et à la nature. Les idées émergent alors, se montrant connectées au monde et aux émotions. Ne pas ressentir d’émotions fait courir le risque de dériver vers des idéologies qui excluent et conduisent à commettre des horreurs en raison de l’absence de ressenti.
Qu’est-ce que l’écriture de ce livre vous a appris ?
Pablo Servigne : L’écriture de ce livre m’a reconnecté avec mon corps et mes émotions en me montrant leur dimension fondamentale. Jusque-là, j’étais dans ma tête et dans le monde des idées. Je m’aperçois maintenant que le message sur la nécessité de laisser vivre les émotions a du mal à passer chez les personnes qui ne se rendent pas compte de leur importance et n’ont pas accès à leur intériorité.
« Le suricate est à comprendre avant tout comme une métaphore de notre système de détection des dangers. »
Nathan Obadia : Par les premiers retours sur le livre, je me rends compte qu’au-delà des idées qu’il brasse, il vient chercher du vécu. Il draine de l’inconfort. Cependant, avec du temps, il est possible de se remettre en question. Même s’il constitue une barrière à la prise de conscience, cet inconfort-là est un passage obligé.
Au moment de réaliser cet entretien, les élections récentes et à venir en France semblent marquées par les craintes. La société française est confrontée à des inquiétudes sur son avenir. Auriez-vous un message pour les Français ?
Pablo Servigne : Cette question est compliquée. J’ai envie de dire aux Français de voir ce qui peut les reconnecter avec une forme de joie dans un projet de société. Cela peut provenir d’un parti politique ou non, mais il faut chercher dans la politique autre chose que la peur et la colère.
Nathan Obadia : Quand la peur débarque, le corps et l’esprit se crispent, nous avons alors tendance à nous isoler pour finir par voir le monde à travers ce filtre. Plutôt que de laisser la peur nous embarquer et nous isoler, il est préférable de trouver des alliés, de se regrouper pour recréer du sens.
Avez-vous un dernier mot ?
Nathan Obadia : Il faut remercier le suricate d’envoyer autant d’informations et d’énergies même si elles prennent la forme de colère, de tristesse et de peur. Connectées avec la joie, permises par le lien et le sens, ces émotions permettent d’agir.
Propos recueillis par Julien Leprovost
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Le Pouvoir du Suricate Apprivoiser nos peurs pour traverser ce siècle par Pablo Servigne et Nathan Obadia,
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