Turquie (AFP) – Escortée par son œnologue italien dans ses vignes de Thrace, dans le nord-ouest de la Turquie, Zeynep Arca Salliel pressent qu’il est temps de vendanger.
La quinquagénaire est devenue viticultrice dans les années 2000, après l’abandon du monopole d’Etat sur les ventes d’alcool qui favorisait les grands producteurs.
Aujourd’hui, son domaine d’Arcadia sort 120 à 150.000 bouteilles par an, à partir de cépages locaux et étrangers. Mais cette passion est semée d’obstacles.
« Le climat qui change, la crise économique, les équipements importés – payés en euros – et le manque de visibilité des vins turcs… », énumère-t-elle.
« On produit des vins de qualité mais on a du mal à les vendre ici et à exporter ».
Comme tous les autres vignerons rencontrés, elle cite encore les taxes, la bureaucratie tatillonne et des lois parfois ubuesques qui sont en train de tuer leur production.
Comme Zeynep Arca Salliel, toute une génération de nouveaux venus, dont de nombreuses femmes, souvent formés à l’étranger et attachés à la qualité, a suscité une renaissance du vin en Turquie, explique la sommelière et consultante Göknur Gündogan.
La Turquie compte environ 250 domaines « dont la moitié de qualité », estime-t-elle.
A côté des cépages « internationaux », cabernet, sauvignon, merlot, les viticulteurs turcs expérimentent des variétés locales, narince, kolorko, papaskarasi… Même les plus anciennes et les plus grosses maisons du secteur s’y sont mises.
Héritage anatolien
Sur le millier de cépages autochtones identifiés par le célèbre ampélographe français Pierre Galet, une quinzaine environ sont cultivés pour le vin, estime Mme Gündogan. Avec succès.
« Quand les critiques internationaux venaient en 2009, sur une cinquantaine de crus on avait six cépages locaux à leur présenter: aujourd’hui on propsoe 85 vins, tous de cépages autochtones », relève fièrement l’architecte Umay Çeviker, fondateur du Yaban Kolektif dédié à la préservation de l’héritage viticole d’Anatolie.
« Entre 2002 et 2013 c’était le bonheur! », résume Göknur Gündogan mais à cette date est tombée l’interdiction de toute publicité, promotion, dégustation et même des festivals des vendanges.
La Turquie, berceau multimillénaire de la vigne et du vin, dirigée par le président islamo-conservateur Recep Tayyip Erdogan « ne souhaite pas que les Turcs en consomment », résume l’experte.
« On ne peut faire aucune promotion. On a même peur de poster une photo sur Instagram », avoue Metin Harbalioglu qui, à 50 ans, démarre malgré tout une nouvelle cave en Thrace, Prius.
En plus d’une inflation officielle à 50% sur l’année,une TVA de 20% alourdit la facture et détourne les consommateurs qui en boivent en moyenne un litre par personne par an (40 l en France), soit 6% de la consommation d’alcool du pays, loin derrière la bière ou le raki, l’anisette locale.
Pire, depuis 2023 une loi impose aux producteurs une caution en banque pour anticiper d’éventuelles amendes à venir lors de contrôles mensuels particulièrement tatillons.
Selon Zeynep Arca Salliel, le barème des cautions établi selon les volumes produits varie de 500.000 à 15 millions de livres turques (13.120 euros à 394.000 euros), des sommes qui excèdent le revenu de nombreux petits domaines.
Secret bien gardé
Fondateur de Pasaeli, Seyit Karagözoglu, 58 ans, fut l’un des pionniers à investir dans une dizaine de cépages locaux entre la Thrace et les Dardanelles, dont le kolorko, tout juste sauvé de l’exinction. « Il y a assez de sauvignon ou de chardonnay dans le monde », sourit-il.
Importateur de vins et spiritueux, il bénéficie du réseau pour exporter aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et aux Emirats: ainsi ses bouteilles sont dispensées de la TVA turque.
Mais il regrette l’attitude des autorités: « C’est trop difficile pour la nouvelle génération. On entend déjà parler de caves qui ferment », assure-t-il en égrenant quelques noms.
« Tout se résume aux taxes et aux régulations avec de grosses amendes à la clé. Mais la qualité ne les intéresse pas », reprend Umay Çeviker. « Vous pouvez inscrire n’importe quoi sur vos étiquettes, personne ne viendra contrôler ».
Pourtant la qualité est là, jure l’oenologue italien d’Arcadia, Andrea Paoletti, arrivé il y a vingt ans en Turquie pour travailler chez Pasaeli: pour lui, « l’avenir des vins turcs se trouve sur le marché international. Ils doivent se faire connaître ».
« Hélas, nous restons un secret bien gardé », se désole Zeynep Arca Salliel.
Sur 78 millions de litres produits en 2021, 1,8 million ont été exportés, selon les statistiques officielles. Cinquième producteur mondial de raisins, le pays est le 51e exportateur de vin.
Mais Göknur Gündogan reste confiante: « Même sous les Ottomans, malgré la prohibition, la Turquie n’a jamais tourné le dos au vin. On peut changer de système, pas de mentalité », croit-elle.
© AFP
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