Pour la sortie au cinéma mercredi 16 octobre du film Sauvages, GoodPlanet Mag’ a rencontré le réalisateur Claude Barras, auteur de Ma vie de courgette, et l’actrice Laetitia Dosch. Elle prête sa voix au personnage de Jeanne, une scientifique et activiste. Ils sont revenus pour nous sur les messages écologistes, politiques et sociaux du long métrage d’animation, tourné en étroite collaboration avec les peuples Penan de Bornéo en Indonésie où se déroule l’histoire. Le film s’adresse autant aux enfants qu’aux adultes. Il raconte l’histoire de Kéria, une adolescente qui recueille un bébé orang-outan victime de la déforestation à la lisière de la forêt où elle vit. En suivant son cousin Selaï au coeur de la forêt, elle apprendra à connaître le peuple autochtone Penan qui, accompagné de la biologiste Jeanne, se bat au quotidien contre les multinationales qui transforment la jungle en plantation de palmiers à huile.
GoodPlanet Mag’ : Après Ma vie de Courgette (2016), Sauvages porte sur un sujet très différent. D’où vous est venue l’idée de ce nouveau film d’animation ?
Claude Barras : À l’époque où je faisais la promo de Ma vie de courgette, j’ai pas mal voyagé, j’avais alors le temps de lire les journaux. J’ai lu une nouvelle qui disait qu’en 1900 il y avait à peu près un million d’orang-outans. En l’an 2000 il en restait 100 000, et en 2016, c’est à l’époque, il en restait environ 15 000. L’extinction programmée de l’espèce sauvage était prévue pour 2030. Ça m’a beaucoup attristé. C’est pour cela que j’ai eu envie de réaliser un film avec un bébé orang-outan au centre. J’ai d’abord commencé à le dessiner, avant de me documenter sur Bornéo.
J’ai aussi été inspiré par le militant suisse Bruno Manser, qui avait beaucoup défendu les Penan, peuples autochtones et nomades de la forêt. Sa tête avait été mise à prix et lui a disparu dans la forêt en 2000. J’ai contacté le fonds Bruno Manser qui poursuit son combat grâce auquel j’ai pu faire un voyage d’immersion pour commencer à réfléchir au film.
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Sauvages, un film aux nombreux messages
GP. Mag’ : Que voulez-vous raconter avec cette histoire qui aborde de nombreux thèmes comme la préservation de l’environnement, les droits humains, mais aussi les réseaux sociaux, grandir, être à cheval entre deux mondes et deux cultures ?
« Il y a un message politique, environnemental, écologique »
Laetitia Dosch : Il y a un message politique, environnemental, écologique. C’est un film pour les enfants qui montre la déforestation aujourd’hui, à quel point elle abîme la nature, pour faire de l’huile de palme. Dans le même temps, il y a aussi toute la beauté de l’île de Bornéo, de la vie des indigènes, des animaux, des oiseaux, qui est transmise aux enfants par la beauté des dessins et des images. Elle passe aussi par tout un travail sur l’ambiance sonore réalisé par Charles de Ville, au montage son, qui a enregistré plein d’oiseaux et de sons là-bas. On emmène ainsi vraiment les enfants dans ce monde-là.
GP. Mag’ : En effet, l’animation du film et le son sont saisissants de réalisme. Quel travail le tournage a-t-il représenté pour l’équipe du film ? Etes-vous allés à Bornéo pour vous imprégner du contexte ?
« Il faut toujours que les personnages puissent avoir leur autonomie, qu’ils ne soient pas juste le porte-parole de nos préoccupations »
CLAUDE BARRAS : J’y suis allé en 2018, en repérage. Je vais certainement y retourner l’année prochaine pour montrer le film aux communautés penanes.
C’est surtout le scénario qui représente un long travail, pour trouver les personnages et pour, traiter des thématiques sans qu’elles ne dévorent le film. Parce ces thématiques nous travaillent en profondeur, mais il faut toujours que les personnages puissent avoir leur autonomie, qu’ils ne soient pas juste le porte-parole de nos préoccupations.
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LAETITIA DOSCH : La protagoniste principale Kéria, par exemple, est une fille qui ressemble aux petites filles de chez nous. Elle a son portable, elle est sur Instagram, elle a les ongles colorés. Kéria constitue donc l’entrée des enfants dans le film. Comme le spectateur qui suit ses aventures, elle qui va découvrir la forêt et mieux connaitre la vie de ses ancêtres à travers le lien qu’elle va nouer avec son cousin.
CLAUDE BARRAS : Le rôle des personnages est d’emmener les spectateurs dans une histoire qui leur fait découvrir un monde, c’est pourquoi ils ne sont pas juste porteurs d’un message politique. Ce dernier doit se voir décupler grâce à une campagne d’impact qui suit le film avec de l’information et des actions pour les personnes qui aimeraient agir.
GP. Mag’ : C’est vrai que la division entre les citadins et les Penan est aussi un grand sujet de votre film. Comment le reliriez-vous à la déforestation et l’exploitation de la nature ?
CLAUDE BARRAS : Au départ, j’avais imaginé que c’était un petit Européen en vacances qui se faisait entraîner dans la forêt. Puis, quand j’ai fait mon voyage là-bas, en discutant avec les communautés penanes, je me suis rendu compte qu’au sein de ces communautés, il existe une grande variété de situations.
Une grande partie habitaient désormais en ville. Certaines de ces personnes ont adopté le style européen et ne savent peut-être même plus la langue Penan.
D’autres personnes vivent encore près de la forêt, dans des villages qui parient encore Penan, qui ont encore un rapport avec la forêt assez fort.
Enfin, il reste quelques familles, quelques centaines de personnes, qui sont toujours nomades. Avec leur sarbacane, elles chassent encore de manière traditionnelle. J’ai eu la chance de pouvoir partir en forêt avec eux comme Kéria.
Je me suis dit qu’en fait, il n’y a pas besoin d’un Européen comme personnage principal pour explorer cet univers. Car il y a peut-être plus de différences entre Kéria, élevée en partie à l’occidentale et son cousin Selaï qu’entre l’héroïne et une petite fille européenne. Par conséquent, j’ai resserré le récit autour de la famille
Ce constraste entre ces deux membres de la famille permet d’explorer le rapport entre les campagnes et les villes, où le monde sauvage est une autre civilisation. Cela aide aussi à interroger l’idée du progrès et de la croissance.
LAETITIA DOSCH : Je trouve très beau qu’ils viennent de la même famille et qu’ils soient si différents. J’imagine qu’il y en a beaucoup, des Penan qui étaient dans la forêt, qui maintenant travaillent dans la culture de palmiers à huile. En fait, ils vrillent d’un monde à l’autre. Est-ce qu’ils le vivent bien, est-ce qu’ils le vivent mal ? Ce sont des questions super intéressantes.
GP. Mag’ : La fiction reprend donc beaucoup du vécu des habitants de la forêt, confrontés au bouleversement de leur environnement et de leur mode de vie…
CLAUDE BARRAS : Sailyvia, une personne qui a travaillé sur le film comme interprète et coach a vécu la destruction du mode de vie des peuples de la forêt. Elle a grandi dans la forêt, mais cet endroit a été détruit pour devenir une palmeraie destinée à produire de l’huile de palme. Une partie de sa famille, comme il n’y avait plus de forêt, n’avait plus de ressources pour vivre. Pour gagner de l’argent, ils travaillent, comme le père de Kéria, dans les plantations au service des gens qui ont détruit leur mode de vie.
GP Mag’ : Il y a aussi cette thématique du retour aux origines. Laetitia Dosch, votre personnage, Jeanne, est une scientifique anglaise. Initialement, elle était venue faire des observations dans la forêt de Bornéo et a fini par y rester. Comment la voyez-vous ?
« Elle tombe tellement amoureuse de cet endroit et des Penan qu’elle ne va pas vouloir que ce monde-là disparaisse. Elle va vouloir le défendre. »
LAETITIA DOSCH : Effectivement, comme Jeanne, les Européens qui partent vivre dans des endroits comme ceux-là sont sûrement des gens qui refusent la société, telle qu’on la vit ou telle qu’on la subit. Ils veulent défendre autre chose. Jeanne tombe tellement amoureuse de cet endroit et des Penan qu’elle ne va pas vouloir que ce monde-là disparaisse. Elle va vouloir le défendre.
Je ne vois rien de plus beau pour une chercheuse biologiste que de vivre dans l’endroit qu’elle étudie, qui est si magnifique et plein de surprises. Je connais pas mal de naturalistes, ce sont des personnes passionnées qui travaillent, qui étudient les animaux, les plantes ou insectes, divers et variés. C’est génial, c’est comme si votre bureau était dans la forêt.
« Je ne fais pas de films pour leur dire que tout est foutu »
GP. Mag’ : Le film est aussi un grand appel à l’action, puisqu’il est associé avec la campagne d’action contre la déforestation que vous avez évoquée. Pouvez-vous nous en dire plus ?
« Ce sont les personnages qui donnent leur opinion sur le sujet, mais ce n’est pas le film qui dit aux spectateurs ce qu’ils doivent penser »
CLAUDE BARRAS : La campagne contre la déforestation qui accompagne le film évite de trop charger l’histoire et les personnages et l’histoire tou en répondant à ma propre envie d’action politique. Bien que le personnage de Jeanne, de temps en temps, porte un tee-shirt d’Extinction Rébellion, elle est là pour donner son opinion. Ce sont les personnages qui donnent leur opinion sur le sujet, mais ce n’est pas le film qui dit aux spectateurs ce qu’ils doivent penser.
Si les spectateurs ont envie d’agir, il existe de moyens d’actions et des relais pour interpeler les décideurs. On pense demander aux enfants de réaliser des dessins sur la déforestation. Le studio va les rassembler et essayer de trouver un moment et un endroit où confronter des politiciens au regard des enfants sur la déforestation.
GP. Mag’ : Selon vous, quel rôle joue l’imaginaire et la spiritualité dans ce récit ancré dans la réalité ?
« Quand on raconte une histoire, on engage les gens dans la réalité »
LAETITIA DOSCH : Il y a quelque chose qui m’a beaucoup plu quand je me suis intéressé à un autre peuple autochtone, les Kogis. Cette tribu vit dans les montagnes en Colombie. Chez eux, étudie les étoiles permet de comprendre les autres espèces et de devenir des sages. Les Kogis parlent avec toutes les autres espèces avant de prendre des décisions. Je trouve à la fois beau et intéressant la manière dont ils se placent dans l’écosystème et le respect sont ils font preuve pour les autres espèces.
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Pour moi, la spiritualité qu’on retrouve aussi dans le film, est aussi un rapport à l’écosystème. La spiritualité qu’il y a dans ces tribus indigènes qui sont toutes différentes, se caractérise par un lien particulier aux autres espèces. Aucune n’est centrale et toutes font partie d’une chaine.
CLAUDE BARRAS : La spiritualité est un lien sensible et émotionnel, pas un lien théorique ou abstrait. Souvent, par exemple, quand Sailyvia accompagne des projections scolaires, elle explique qu’elle a grandi dans la forêt, comme Selaï. Quand les enfants lui demandent ce qu’elle avait comme jouets, elle dit « j’avais une tortue, j’avais un singe, j’avais un calao ». Ils avaient des noms et ils faisaient partie de la famille. Les enfants, ça les fait rêver. On se dit en l’écoutant qu’on a perdu beaucoup dans notre rapport à la nature et au monde.
Les Penan croient aux rapports qu’ils peuvent avoir avec la nature. Pour eux, ils sont enfants du crocodile et de la panthère. C’est pour cela que la panthère dans le film a cette importance.
De plus, pour les Penan, et c’est très important, quand on raconte une histoire, on engage les gens dans la réalité. Il n’est donc ni possible ni envisageable de raconter n’importe quelle histoire n’importe comment. Quand on commence à raconter une histoire et qu’on parle de quelqu’un, on a un certain respect. Ce qu’on va dire va attirer plus ou moins des bonnes choses sur lui. C’est pour ça aussi qu’ils ont accompagné l’écriture du scénario. Pas seulement pour les dialogues, mais aussi pour ce qu’on raconte. En cela, leur intérêt a rejoint le mien.
Pour moi, même s’il y a peu d’espoir car l’industrie agroalimentaire est vraiment une force obscure qui détruit tout, la résistance sur place, elle, est belle et poétique. Ils font des murs en bambou pour arrêter des forces colossales. En Occident, il y a des gens qui les aident, qui font attention à ce qu’ils consomment. Mais c’est quand même très petit. Malgré tout, il faut y croire. Je ne fais pas de films pour leur dire que tout est foutu. Je rejoins les Penan quand ils estiment que donner de l’espoir est vital. Sinon, on attire le malheur sur nous.
GP. Mag’ : Il s’agit donc d’un film optimiste ?
CLAUDE BARRAS : Ce film est plus optimiste que moi, je pense. Il cherche de l’espoir et à donner de la force, c’est une forme d’optimisme.
LAETITIA DOSCH : Pour moi, ce n’est pas une « happy end » ou son absence qui fait un film optimiste ou pessimiste. Cela se trouve dans ce que le film donne à voir, dans les valeurs qu’il défend. Sauves porte et défend de nombreuses valeurs que je trouve formidable pour les enfants, comme l’engagement, le respect du vivant et des peuples autochtones.
Propos recueillis par Audrey Bonn
Article édité le 30 octobre à 16h pour y intégrer la version vidéo de l’entretien
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Pour aller plus loin
La bande annonce du film Sauvages
Le site Internet du film Sauvages
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2 commentaires
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Guy J.J.P. Lafond
Très bonne entrevue. Merci!
En vous lisant, cela m’a rappelé un peu le film avant-gardiste « Avatar » de James Cameron (2009).
Continuez votre bon travail de sensibilisation!
@Guy J.J.P. Lafond (VELO) – in
Montréal (Québec) CAN
Bénévole pour l’ONU-Biodiversité en attendant de gagner un arbitrage à la CRTESPF à Ottawa, CAN.
Quidamus
Il y a un combat en ce moment pour rendre l’étiquetage Nutriscore obligatoire dans tous les pays d’Europe. L’industrie Agro-alimentaire s’y oppose fermement, mais il faut à tout pris que cela passe. Par exemple énormément de produit Ferrero comme le Nutella utilisent de l’huile de Palme issu de ces pays, issu de la déforestation. Avec le Nutriscore obligatoire cela les obligeraient à revoir leur position.
Nous citadins avons perdu notre lien avec la nature. C’est quelque chose que les peuples autochtones ont encore et c’est un réservoir de savoir infiniment précieux. Ces peuples sont très importants et leurs savoirs pourraient un jour sauver l’humanité toute entière. Mais seulement s’ils sont encore là, avec leurs forêts.